Magic vous propose en avant-première et en exclusivité les bonnes feuilles du livre "Radiohead" de Matthieu Thibault, la plus grande somme jamais écrite en français sur la carrière du quintette d’Oxford.
Ouverture du chapitre The Bends
En vérité, Radiohead travaille sur le successeur de Pablo Honey dès l’été 1993. Entre deux tournées nord-américaines, le groupe répète une dizaine de chansons dans l’espoir d’enregistrer un album à la fin de l’année. Succès de Creep oblige, Parlophone remet le projet à plus tard. Ce délai présente tout de même un avantage : très productif, Thom (Yorke) peut prendre le temps de sélectionner les meilleures compositions à soumettre au groupe. Outre le texte, il compose seul les mélodies vocales et les suites d’accords à la guitare acoustique avant d’échanger ses idées avec Jonny (Greenwood) dans les loges des concerts ou les chambres d’hôtel. Le plus souvent, Jonny agit sur les structures et les atmosphères avec des riffs et des contrechants. Une fois le duo satisfait, Radiohead poursuit le travail à cinq musiciens à force de répétitions méticuleuses et de démos sur cassette – un processus qui restera le même jusqu’à la rupture de Kid A et Amnesiac.
À partir de The Bends, le groupe apprend à équilibrer ses interventions en s’écoutant les uns les autres. Alors qu’ils superposaient les couches de saturation sur Pablo Honey, les guitaristes laissent davantage de place au silence pour mieux se compléter. Ils retiennent la leçon du live, où percer dans le mix d’un concert ne revient pas toujours à jouer fort et continuellement. Au final, même si une chanson de Radiohead débute sous l’impulsion de Thom, elle n’atteint sa forme définitive qu’avec la contribution de chacun. Dans la tempête promotionnelle de l’automne 1993, le groupe retrouve son enthousiasme lors des balances des concerts qui servent de premières répétitions pour les récentes compositions. Parlophone prévoit l’agenda : annoncé par un single au printemps et une tournée dans la foulée, le successeur de Pablo Honey devrait sortir à l’automne 1994. Pour l’heure, Thom compile vingt-trois démos avant de répéter cinq semaines avec Radiohead à partir de janvier 1994. Le groupe s’installe dans son local près d’Oxford, plus à l’aise chez lui que dans un studio professionnel conseillé par le label. Bien décidés à s’extirper du grunge, les musiciens font preuve d’ambition : Thom convoite l’originalité, quitte à rejeter les chansons trop simples, tandis qu’Ed (O’Brien) cite le modèle seventies de Roxy Music qui parasitait constamment des compositions pop à l’aide de détails inattendus (textures bruitistes, contrechants de hautbois, structures alambiquées, etc.). Alors que les répétitions dénouent les tensions, l’enthousiasme monte d’un cran lorsque John Leckie accepte de produire l’album en devenir. Ce producteur anglais né en 1949 appartient à une autre génération : il assiste Phil Spector en maniant les bandes magnétiques sur Plastic Ono Band (1970) de John Lennon et All Things Must Pass (1970) de George Harrison, puis devient l’ingénieur du son de Meddle (1971) et Wish You Were Here (1975) de Pink Floyd, avant de superviser officiellement des sessions en pleine explosion punk. D’abord employé par EMI dans les studios Abbey Road, il quitte le label en 1978 lorsque celui-ci impose de ne produire que des groupes maison. Ses crédits parcourent des albums de The Fall, XTC et Magazine. Leckie accompagne les évolutions du rock anglais en produisant The Stone Roses (1989), le premier album Madchester du groupe éponyme, et A Storm in Heaven (1993) des shoegazers de The Verve. Thom l’avoue, Radiohead sollicite John Leckie pour son travail avec Magazine sur Real Life qu’il considère comme l’un des plus grands albums jamais réalisés. Chargé d’établir le contact à la fin de l’été 1993, Keith Wozencroft rencontre le producteur et lui transmet une copie de Pablo Honey ainsi qu’une cassette de récentes démos. Quelques semaines passent sans retour, sans doute parce que Leckie n’apprécie pas tellement le premier album de Radiohead, trop bruyant à son goût, mais surtout parce que les sessions du Second Coming des Stone Roses s’éternisent et l’occupent à plein temps. Après examen, l’écoute des démos post-Pablo Honey le satisfait suffisamment pour assister au concert du groupe en première partie de James au Leisure Centre de Gloucester le 8 décembre 1993. Après d’humbles excuses pour son manque de réactivité, Leckie prend rendez-vous avec Radiohead pour des sessions de neuf semaines prévues dès la fin janvier 1994, mais un imprévu l’oblige à les décaler un mois plus tard : alors que Ride enregistre son troisième album Carnival of Light, son producteur George Drakoulias claque la porte ; appelé à la rescousse, Leckie sauve la mise avec l’aide de son jeune assistant, un dénommé Nigel Godrich.
Les sessions The Bends démarrent officiellement fin février 1994 quand Radiohead rejoint John Leckie aux RAK Studios dans le centre de Londres après un concert de chauffe au Royal Berks Social Club de Reading incluant dix chansons inédites. Les locaux, fondés par le producteur Mickie Most en 1976, accueillirent The Smiths pour l’enregistrement de Bigmouth Strikes Again. Soumis au calendrier, Parlophone suggère au groupe de démarrer par l’enregistrement du single prévu pour le printemps, mais cette stratégie s’avère contre-productive. D’un naturel anxieux, les membres de Radiohead se focalisent sur les futures réactions du public : parviendront-ils à convaincre sur la totalité de leur album ou seront-ils de nouveau réduits à une chanson ? Chris Hufford et Bryce Edge n’arrangent rien en glissant qu’un single calibré pour les radios étasuniennes, à l’image de Creep, serait le bienvenu. Le groupe s’attelle aux cinq chansons pressenties, The Bends, (Nice Dream), Sulk, Killer Cars et Just, avant d’écarter cette dernière jugée trop longue et complexe – ironiquement, aucune des quatre premières ne paraîtra en Angleterre, alors que Just rejoindra la longue liste de singles extraits de The Bends.
Matthieu Thibault
Radiohead
Parution le 16 février aux Éditions Le mot et le reste, 448 pages | 29 €