"Songs of A Lost World" déchaîne les passions depuis sa parution, vendredi 1er novembre, dans le monde entier comme à la rédaction de Magic. Plusieurs plumes se mobilisent pour célébrer ce disque-événement.
Le paradoxe est là : en 30 ans, Magic RPM n’aura eu que très peu d’occasions – et pour cause – de chroniquer des albums de The Cure alors que le groupe de Robert Smith figure au Panthéon de nombre de ses lecteurs.
Une génération entière aura été bibéronnée au punk-pop de Three Imaginary Boys (1979), au charme éthérée de la trilogie Seventeen Seconds / Faith / Pornography (1980-1982), à l’ambiance jazzy de The Love Cats, psyché de The Top (1984) ou funk de Let’s go to bed, ou à la pop finement ouvragée de The Head on the Door (1985). Cette décennie 1979-1989 s’achèvera avec Disintegration que beaucoup considèrent comme le sommet de la carrière d’un groupe qui ne saura ensuite que décevoir. Car si Wish (1992) et Bloodflowers (2000) tiennent encore la route par endroits, The Cure (2004) et surtout 4 :13 Dream (2008) étaient indignes d’un groupe qui nous avait fait tant rêver.
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Nous en avions fini avec The Cure
Nous en avions fini donc avec The Cure, condamnés soit à l’écoute des chefs-d’œuvre anciens, soit à assister à des concerts qui demeuraient impeccables comme celui donné en novembre 2022 à l’Accor Arena de Paris-Bercy.
Mais voilà qu’a débarqué vendredi sur nos platines, après 16 ans de silence discographique, ce Songs of A Lost World composé de (seulement) 8 titres. Et franchement qui pouvait prévoir que la publication de ce disque génèrerait une telle onde de choc, depuis ce 1er novembre, dans la presse, sur les réseaux sociaux, dans les discussions entre amis
Dans The Guardian, Alex Petridis pose un 5/5 à un album qu’il considère comme le meilleur depuis Disintegration. Pour Télérama, Hugo Cassaveti sort un « 4T » et évoque un romantisme extrême et une vertigineuse mélancolie. Aux Inrocks, Frank Vergeade parle déjà de « l’un des meilleurs albums de l’année où personne n’avait prédit le comeback de The Cure ». Dans Uncut, Peter Watts sort un 4,5/5 quand Pitchfork note l’album 7,9.
Le New Musical Express n’a pas, lui, ces hésitations prudes : il colle un 5/5 avec ce commentaire de Andrew Trendell : « La mort est peut-être imminente, mais il y a de la couleur dans le noir et des fleurs sur la tombe ». Et The Guardian de supplier : « Bring on the next two records » puisque se murmure que Robert Smith a encore du matériau.
Huit plages, huit histoires
Pourtant ici ou là – et notamment, à Magic, chez Frédérick Rapilly, peu suspect de Curophobie puisque auteur en 2020 de In Between Years sur la carrière du groupe – des déceptions se sont exprimées. Dont on ne sait jamais trop si elles proviennent des qualités intrinsèques de l’album (un son lourd et brouillon, des lamentations vaines, des compositions faibles, lit-on…) ou de la nostalgie d’une jeunesse passée qu’un disque ne peut faire revenir.
A vous désormais d’être votre propre juge-arbitre en écoutant chacune des 8 plages de cet album qui de toute façon est d’ores et déjà un des évènements de cette année 2024.
Pour notre part, Songs of A Lost World est une œuvre profonde, sombre, puissante, lumineuse.
Alone ouvre majestueusement l’album. Un titre qui doit s’écouter 450 fois pour en apprivoiser la texture, le calme, la noble assurance. Et quand à 3″30 apparaît enfin la voix de Smith le chef-d’œuvre de 1989 Disintegration nous explose de nouveau à la figure. Cette réminiscence fout des frissons tant cette voix semble traverser les décennies sans se soucier des changements que le corps, le visage et la chevelure de Smith ont connu depuis trente ans. Cette cathédrale était déjà sortie en single. C’est dès le deuxième titre qu’on allait donc vraiment pouvoir juger de la nouveauté.
“EndSong” déjà dans l’histoire
Là, les guitares la issent place au piano et aux amples synthés qui ouvrent And Nothing Is Forever pour une longue intro de près de 3 minutes avant que le chant nous ramène vers une ambiance d’une insondable mélancolie. Il demande à celle qu’il aime de bien vouloir l’accompagner jusqu’au bout. “Promets moi de rester avec moi jusqu’à la fin...”. Déchirant.
Un petit riff de piano avant que la basse de Gallup ne vienne tout emporter : A Fragile Thing est un des sommets de cet album. Peut-être le seul “tube”. Déjà un classique.
Les deux titres suivants Warsong et Drone:Nodrone sont des délires soniques où les guitares reprennent le dessus, où la batterie explose et où la voix de Smith redevient surnaturelle. Les titres les plus puissants de The Cure depuis … Depuis toujours ?
Dans I can never say goodbye, Robert dit adieu à son frère aîné Richard décédé en 2017 un soir de novembre. “Something wicked this way comes / To steal away my brother’s life“. Poignant.
All I Ever Am apparaît plus pop et n’aurait pas juré sur un The Cure des années 1990 même s’il pourra apparaître le seul petit point faible d’un album qui va se conclure majestueusement.
Car ce EndSong – bien nommée puisqu’elle pourrait être la toute dernière chanson qu’enregistrera jamais The Cure – est l’acmé de cet album (peut-être) testamentaire. Pendant dix minutes, ce titre se révèle le sommet indépassable de l’album. Robert Smith y chante le temps passé, le monde qui change et la vieillesse. Et si ce titre ne vous tire pas toutes les larmes de votre corps, alors vous ne vivez définitivement pas dans le même monde que Robert Smith.
Bref : on tient là un monstrueux chef-d’œuvre qui nécessite qu’on mobilise plusieurs plumes et avis. Lisez donc ici les points de vue – moins uniformément laudatifs que le mien – de nos journalistes Philippe Mathé (pour), Frédérick Rapilly (contre) et Greg Bod, auteur d’une impossible synthèse et, lui aussi, d’un billet subjectif, honnête, poignant.
LUC BROUSSY
Directeur de Magic RPM