(Factory Benelux/import)
De 1979 à 1981, A Certain Ratio, l’une des premières signatures du label naissant Factory, se produit dans toutes les grandes villes du Royaume-Uni – la plupart du temps en première partie de Joy Division – et se taille vite une solide réputation. Il faut dire que le contraste entre la quasi-impassibilité du groupe mancunien (souvent vêtu de shorts et chemisettes à manches courtes de style colonial) et l’avatar de funk vicieux, glacial, lardé de cuivres étranglés qu’il distille est fascinant et surtout inédit.
Moins politisé et violent que Gang Of Four ou torturé que The Pop Group, ACR ne cache pas ses envies de faire chauffer les dancefloors, comme l’annonça son tout premier single All Night Party en 1979. De retour d’une mini-tournée américaine, vient l’heure de donner suite à l’inaugural et imparfait To Each… (1981). Fortement impressionnés par le nuyorican sound – un mélange chicano-cubain très percussif – qui anime les parcs de la Grosse Pomme, ainsi que par les clubs de jazz, l’envie de mêler tout cela à leur matière se fait sentir.
“Quels que soient les nouveaux instruments sur lesquels on tombait, on les essayait. On ne savait peut-être pas bien en jouer tout de suite, mais on s’amusait avec. A Certain Ratio a toujours été une affaire d’expérimentations”, se souvient (sur le site de Factory Benelux) Simon Topping, qui avait également à l’époque “perdu le goût de chanter”. Ce qui tombait plutôt bien car le bassiste Jeremy Kerr avait justement rencontré à New York la chanteuse Martha Tilson, ravie de se joindre au projet et d’inspirer en quelque sorte le titre de ce deuxième effort, Sextet (1982). Seconde avancée concernant l’enregistrement : A Certain Ratio décide de se dispenser des services de Martin Hannett – qui jusqu’ici a tout produit –, souhaitant que le son soit le plus proche possible de celui de la scène.Propulsée par une basse “slappée” digne d’un Jaco Pastorius qui aurait décidé de virer disco, la phénoménale Lucinda en ouverture de Sextet démontre que le groupe est arrivé à ses fins. Voilà le support idéal pour les vocalises éthérées (ou au débit monocorde) de Tilson, faisant penser pêle-mêle à The Slits, ESG et aux space whispers de Gilli Smyth au début de Gong.
Sans altérer la nature de compositions qui squattent un no man’s land atmosphérique entre rêve et cauchemar post-apocalyptique – une impression rehaussée par les effets électroniques de Peter Terrell –, l’instillation des influences latines ne se traduit pas par un apport de chaleur mais par une intensité frisant le maniaque (Knife Slits Water, Skipscada). Et quand à l’ensemble viennent se greffer les arrangements de trompette signés Martin Moscrop, on est au bord de l’effrayant et du terriblement moderne (Day One, Rub Down).
Seule Neneh Cherry au sein de Rip Rig & Panic est à l’époque capable de se hisser à ce niveau de folie. Les ambiances sépulcrales typiques de Rialto et Below The Canal ferment un LP parfait de bout en bout, qui va impressionner et faire des émules. Les premiers bonus offerts par cette réédition sont les maxis de 1981 Waterline/Funaezekea et Abracadubra/Sommadub, ce dernier étant une escapade dub enregistrée sous l’alias Sir Horatio. Les seconds bonus sont d’un autre calibre : deux Peel Sessions qui donnent envie de remercier chaleureusement les preneurs de son de la BBC tant la qualité des prises est au rendez-vous.Alors au sommet de son art et de sa cohésion, à l’été 1981, A Certain Ratio attaque latino (Skipscada) puis sort une version pugnace de Day One ou obsédante de Knife Slits Water – autant de titres que Red Hot Chili Peppers, Primus et Bill Laswell ont sûrement entendus. Au mois de novembre 1982, Simon Topping a repris le micro et la formation a de nouveau muté. Surprise ! Who’s To Say et Piu Lento ont des faux airs d’easy listening. La basse ronronne, les cuivres restent dans les clous et les claviers ne dévissent point. Les membres jubilent dans leur barbe.
Car dix minutes plus tard, ils dégainent l’imbécile (par les paroles) mais absolument imparable Touch, livrant un aperçu des délices de la prochaine œuvre en gestation, I’d Like To See You Again (1982). Touch est peut-être au post-punk ce que U Can’t Touch This de MC Hammer est au hip hop ou ce que Rockit d’Herbie Hancock au jazz rock, n’empêche qu’il faut être sérieusement coincé de l’arrière-train – en restant poli – pour y résister ! ACR vient de prendre une direction carrément dancefloor qui s’avère particulièrement dévastatrice sur scène.
Les parquets ondulent, on sent son corps transpirer et son cœur battre. Avec son successeur, Sextet exprime la quintessence du travail des Anglais, du post-punk et du funk blanc réunis ; une œuvre tournée vers une forme recherchée d’hédonisme typique du nord de l’Angleterre, où l’on reste rarement sérieux trop longtemps. Quatre ans plus tard – après le passage d’une grande et belle comète, The Smiths –, la jeunesse mancunienne puis britannique, titillée par une nouvelle molécule, eut envie de se dégourdir les jambes. Dire que la musique d’A Certain Ratio a joué un rôle primordial dans l’éclosion de la vague Madchester est une évidence.