Au nord de Toulouse, dans la campagne lauragaise, Benjamin Glibert et Audrey Ginestet pilotent l’Electric Mami Studio, le repère d’Aquaserge. Le lieu est à l’image du groupe qui hante ses murs : ouvert et lumineux. Au milieu de synthétiseurs analogiques antédiluviens, un 8-pistes à bande enregistre les soubresauts du piano. Là, une guitare Danelectro attend patiemment son tour. Si la version du logiciel Pro Tools date de 2014, l’ambiance que dégage le berceau des créations d’Aquaserge est intemporelle. Y flotte un parfum de communauté artistique, légèrement anarchiste mais avant tout poétique. Julien Barbagallo, Julien Gasc et mister Glibert fricotent ensemble au milieu des années 2000 au sein d’Hyperclean, formation pop fantasque fondée par Frédéric Jean. Le projet avorté d’un album conceptuel d’Hyperclean marque la naissance d’Aquaserge. De disque en disque, les musiciens gagnent le respect de leurs pairs. Stereolab invite Julien Gasc sur la tournée de Chemical Chords (2008) quand Aquaserge se voit proposer par Tim Gane et Lætitia Sadier leurs premières parties. Lors d’un concert, Gasc rencontre April March. De là naîtra la magnifique collaboration April March & Aquaserge (2011), qui ne paraît que trois ans après son enregistrement initial grâce à l’obstination du label belge Freaksville Record.
Cette charmante embardée a certes des accents sixties mais est bien trop maligne pour verser dans le rétropédalage outré. Sur son troisième LP, Ce Très Cher Serge (2010), Aquaserge développe un rock progressif surréaliste et aventureux. Les références pataphysiques à l’école de Canterbury (The Soft Machine, Gong) y côtoient les arrangements exigeants de Frank Zappa, quelque part dans le champ gravitationnel de la planète Zeuhl. Audrey Ginestet rejoint à la basse les trois garçons afin de les aider à donner vie en concert à leur musique complexe et fragmentée. Aquaserge s’épanouit également en dehors de ses propres frontières. Benjamin prête main-forte à Melody’s Echo Chamber aux côtés de Pablo Padovani (futur Moodoïd). Julien Barbagallo, après avoir tenu la batterie dans Tahiti 80 ou avec Bertrand Burgalat, est embarqué dans les tournées internationales de Tame Impala. Le leader australien Kevin Parker a ainsi rencontré l’Albigeois dans un très chouette bar indie pop du XIe arrondissement parisien et a été séduit par le fascinant groove du frenchie. Julien Gasc en profite pour écrire et enregistrer son premier LP solo (avec l’aide d’Audrey et Benjamin chez Mami), le remarquable Cerf, Biche Et Faon (2013), publié par 2000 Records puis réédité par Born Bad Records pour le Disquaire Day.
Comme quoi, Tout Arrive, y compris un nouvel album d’Aquaserge ! Le maxi publié en avril dernier sur le label de Chateau Marmont, Chambre404, annonce ainsi leur retour. L’ouverture du EP surprend par sa ligne de basse synthétique et sautillante. Le deuxième titre TVCQJVD (comme Tu Vois Ce Que Je Veux Dire) confirme pourtant les appétences du groupe pour la chose progressive mais débarrassée de toute virtuosité gratuite. Aquaserge dégomme la pop, la divise, l’étrille pour mieux la faire briller. Ainsi étions-nous prévenus. Alors, qu’allait nous réserver À L’Amitié ? Aquaserge allait-il encore nous filer entre les doigts comme le temps dans un sablier ? Des accords stridents annoncent la chanson éponyme. Plongé dans une ambiance cosmique que ne renierait pas Stereolab, Aquaserge invente l’âge de cristal pop. Le texte esquisse une relation, il est aéré, on y projette son propre imaginaire. Les sept minutes et quelques alternent entre caresses et démence, laissant l’auditeur hébété. Serge Singe est un instrumental abstrait et lyrique. Les arrangements de Benjamin sont espiègles et tortueux, son amour du détail y fait merveille. For Bob est menaçant comme un mauvais trip duquel jaillit la voix angélique de Julien Gasc. La suite (Sillage 1 & 2, Sillage 3) nous emporte dans un tourbillon de folie brutale où Aquaserge dispose des touches de couleurs en dripping. Je Viens est un zénith à l’intitulé idoine.
Sur un motif analogique obsédant, la clarinette de Manon Glibert se glisse dans les méandres d’un texte cru mais élégant. Il émane de cette odyssée une volupté et des parfums de la Lady Rachel chère à Kevin Ayers. Le calme avant la tempête… Travelling gronde et Préparation nous assaille tel l’Éléphant de Célèbes. Abasourdis que nous sommes, Aquaserge apaise notre esprit (Je Viens (Reprise)) avant d’abandonner notre âme dans le calme de paysages désolés à la beauté tourmentée (Ceci). Le sujet sort éreinté d’À L’Amitié, avec cet étrange sentiment de liberté, de possibilités infinies qui lui gonfle les poumons. Aquaserge construit patiemment une œuvre d’envergure en éclatant les formats, en esquintant les mélodies et en triturant les sons. De cet apparent chaos affleure une nouvelle vérité où fantaisie et imagination triomphent de la banalité.