Retour sur un grand disque jamais réédité avec le premier album éponyme de Nord Express paru en 1996 sur le label emblématique Slumberland Records. Toute une époque.
Ce n’est pas l’année de la retraite monacale en toute tranquillité. À Tibéhirine, en Algérie, sept moines se font exécuter. Du côté d’Atlanta, durant les Jeux Olympiques, on fait également des victimes avec un violent attentat. En Belgique, c’est le début de l’affaire Dutroux. Sordide. La France dit adieu à François Mitterrand. Les forces de l’esprit ne pourront rien à la station RER Port-Royal, là où quatre personnes perdent la vie. Une bonbonne de gaz ne leur laissera aucune chance. Tristesse et violence. Folie et saccage. Voilà une année assez terrible, bordée par l’intensité. Il y a quand même des bonnes nouvelles : la France procède à son dernier essai nucléaire. C’est déjà pas si mal. Et la musique ? A-t-elle rejoint la nef des fous ? Luke Haines acquiesce. En compagnie de Steve Albini, il publie un album énervé et flippant de The Auteurs. David Berman se prend pour Lou Reed sur le meilleur album de Silver Jews. Même donne pour Will Oldham qui signe son chef-d’œuvre avec Palace. Plus discret mais tout aussi magnifique, The For Carnation oscille entre violence et silence comme pour reproduire le tempo infernal de l’actualité. Une année aux mille éblouissements, partagée entre les sommets et les crevasses.
LE GROUPE
Baltimore. Ron Harrity est un étudiant plutôt dilettante. Il travaille peu mais fout un bordel monstre avec sa batterie et son groupe The Deathmutes. Les musiciens gagnent un peu d’argent durant les concerts malgré les litres d’alcool consommés et s’achètent du matériel pour enregistrer décemment leurs chansons. Harrity rencontre deux personnes qui vont pas mal chambouler sa vie de traîne-savates : Archie Moore et Robert Goldrick. Le premier fait partie d’un groupe baptisé Velocity Girl. Il a comme potes Yo La Tengo et Bob Weston. Le second est un type à la voix lourde et puissante, un équivalent de Calvin Johnson. Il a joué dans un groupe nommé Big Jesus Trash Can avant que celui-ci n’opère sa mue et se transforme en Whorl. Whorl était une superbe synthèse de The Velvet Underground, des premiers Sonic Youth et de Beat Happening. Les musiciens se lient d’amitié et répètent souvent. Le but du jeu consiste à faire d’immenses improvisations. Peu à peu, ils prennent de plus en plus de plaisir à jouer sur scène des reprises fleuves de Galaxie 500. Une batterie et une guitare suffisent pour créer des atmosphères orageuses comme savent les reproduire à la même période les frères Kadane de Bedhead. Moore finit donc par proposer à Harrity et Goldrick d’enregistrer un peu de ces trésors enfouis. Il s’essaie à l’enregistrement puis passe la main à Pierre Sprey, un maboule du matériel analogique. En un week-end, en compagnie de la délicieuse Pam Berry échappée de Black Tambourine, Nord Express enfante sa première œuvre. Le résultat est ce premier court album. Bref mais intense.
L’ALBUM
Un peu comme chez The Halo Benders, Nord Express fonctionne avec deux voix diamétralement opposées. Le grave de Goldrick enveloppe à merveille l’aigüe d’Harrity. Quand débute Around The World avec la guitare à la fois malingre et poétique de Robert Goldrick, on croirait entendre un fascinant mélange des Tindersticks première mouture et de Beat Happening. Le crescendo magique de cette chanson est une ouverture idéale. Partagée entre lumière et mélancolie, la composition nous offre la première dose émotionnelle de l’œuvre. Un Stuart Staples lo-fi s’essayant à reprendre les compositions d’On Fire (1989) de Galaxie 500. Suit The Calm dont la rythmique rappelle les premiers travaux de David Pajo au sein d’Aerial M. Lente montée en puissance comme les orchestrent si bien Slint et Bedhead, rengaine à rallonge s’étirant magnifiquement avec une mélodie paresseuse et solaire frappée à grands coups d’accords. Un lent basculement de la douceur à la tension. The Letter est presque comme un écho. On retrouve les silences savamment agencés, les irruptions sauvages et électriques comme chez les mystérieux et séminaux The For Carnation. Ce qu’il y a de fascinant sur Nord Express, c’est l’impression de parfaite synthèse de tous les groupes qui ont révolutionné dans une religieuse discrétion les années 90. The Natural offre une ritournelle pop radieuse et troublée à la fois comme sait les composer Peter Milton Walsh de The Apartments. Courte et charmante estocade qui ressemble à une journée printanière perdue en plein hiver. Can’t Believe Your Smile se dresse telle une longue prière martelée par une rythmique à la Swell. Le chant de Goldrick ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de Calvin Johnson. Une sucrerie toute sombre. The Walk est une ascension portée par d’incroyables arpèges qui nous tiennent en haleine tout le long. Splendide. On croirait de nouveau entendre Stuart A. Staples, mais privé d’orchestration savante, seulement confronté à une guitare sèche et aux battements secs d’une batterie. Pour conclure, un instrumental émouvant à souhait, Home Of The Brave, rend hommage à Slint. Les accords mineurs font mouche et donnent à cette cavalcade une impression très belle de mélancolie. La brièveté de cette composition finale nous donne l’irrépressible envie de réentendre encore et encore ces fondations secrètes.
LA SUITE
Le premier album restera un trésor oublié. Aucune vente, peu de retours critiques hormis ceux effectués par un cercle restreint d’initiés. Mais Harrity et Goldrick s’en fichent pas mal et travaillent plus qu’il ne faut à un second effort. L’une des premières lueurs sera Madeline. Ce single sort en 1996, un titre franchement influencé par la bande d’Ira Kaplan, Yo La Tengo. Le deuxième LP Central sort en 1997. C’est un disque abouti où New Order fait la noce avec Codeine. King est un titre pop qui ne jurerait pas aujourd’hui dans la discographie de Windsor For The Derby, ces autres passeurs de musique géniaux. Plus hétérogène que son prédécesseur, plus réfléchi également, Central est un grand album. Il offre des ballades bucoliques comme il impose des instants de tension froide et ciselée. Une collection peut-être trop imposante et libre formellement qui ne rencontrera aucun succès, pas même un écho critique digne de ce nom. Pourtant, lorsque l’on écoute M. Row, Cover ou Central, l’incompréhension nous saisit. Après ce deuxième redoutable échec, on perd de vue complètement nos deux compagnons. On les retrouvera grâce à Peapod Recordings. Ce label de Portland va faire un sacré boulot d’archiviste, récoltant toutes les compositions allant de 1993 à 2005. Une période où Nord Express enchaînait les premières parties pour The Mountain Goats et The Magnetic Fields, où le groupe vivait à droite à gauche, dormant une heure ou deux dans une pauvre chambre d’hôtel avec quelques dollars en poche. Une époque bourrée de rêves et de désillusions. Ces différents états, on les retrouve en 2007 sur la merveilleuse anthologie qu’est Loveland 1995-2005. Une incroyable rétrospective qui suit pas à pas les avancées et les atermoiements de deux créateurs intransigeants et passionnés. Presque un documentaire, un carnet de route où les belles surprises demeurent – l’évidente beauté de Crazy qui ressemble à un Dinosaur Jr débranché et impeccablement sentimental ou la comptine pop Fingerlakes que n’aurait pas reniée Roger Quigley. Voilà ce qui vous reste à faire à présent : remonter à la surface tous ces trésors engloutis, les écouter et les chérir afin de leur offrir une renaissance amplement méritée.