Alela Diane vient de faire paraître son cinquième album, Cusp, entièrement composé au piano. L'Américaine a dû réinventer sa musique dans l'isolement d'une résidence, après deux maternités qui ont bouleversé sa vie de femme et d'artiste, et qui constituent le fil rouge de ces chansons.
Magic avait quitté Alela Diane sur About Farewell (2013), chronique d’une séparation avec son amoureux de l’époque. Entre temps, la chanteuse folk américaine a retrouvé l’amour et donné naissance à deux petites filles. Cette nouvelle vie laisse peu de place à la création. Alors Alela Diane a choisi de composer Cusp dans l’isolement le plus total, à Caldera, à une demi-journée de voiture de Portland, où elle vit. C’était la seule façon pour elle de digérer les événements récents, qui ont marqué sa vie de jeune trentenaire (elle a 34 ans). Son nouvel album ne fait pas exception et s’impose comme le miroir de sa propre vie. La nouveauté ? Elle délaisse les guitares sèches pour le piano, redécouvrant au passage cet instrument qui l’impressionnait beaucoup. C’est un album doux, personnel et empathique, qui s’invite à notre oreille avec une grâce discrète. Nous l’avons rencontré il y a quelques semaines. L’occasion de remettre en perspective cette nouvelle sortie avec l’ensemble de sa carrière.
Magic : Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de vous isoler loin de Portland, où vous vivez, pour écrire cet album ?
Alela Diane : J’étais tout le temps à la maison avec mes enfants, il n’y avait aucune place pour créer des chansons dans ce contexte. J’ai postulé pour rejoindre une résidence d’artistes et j’ai été acceptée. Je suis allée à Caldera pendant un mois, gratuitement, dans le cadre d’un programme artistique. C’était l’opportunité idéale de prendre le temps de me focaliser sur ma musique et recommencer à écrire. Ça a été une période très prolifique.
Comment cet endroit s’est-il imposé à vous ?
Ce n’est qu’à trois heures de route de Portland. Une amie à moi, la chanteuse Laura Gibson, y était déjà allée et elle avait adoré. C’est vrai que c’est un endroit formidable ! Je n’y ai pas trop réfléchi. Je me suis inscrite sur un coup de tête, et quand j’ai reçu la lettre d’admission quelques semaines plus tard, j’ai saisi ma chance. J’ai aimé être isolée. Ça m’a permis de prendre du recul sur ce que je venais de vivre. Avant d’avoir des enfants, j’écrivais beaucoup pendant les tournées. Me retrouver dans un environnement différent m’inspirait davantage qu’en restant chez moi. A Caldera, j’ai pensé à ma vie à la maison, au passé, à la maternité…
Que vouliez-vous capturer de cet inconfort, loin de votre famille ?
C’est drôle parce que je ne vois pas les choses ainsi. C’était difficile d’être séparée de ma famille, mais ils pouvaient me rendre visite. A côté de ça, j’ai pu avoir tout le temps nécessaire pour écrire cet album. Etre isolée dans une petite cabane s’est avéré vraiment formidable. Il y avait des forêts de sapins et beaucoup de neige qui me rappelaient mon enfance et l’endroit où j’ai grandi, donc cet endroit m’est apparu comme très familier. Il n’y avait rien d’inconfortable dans cet isolement forcé. C’était un endroit très agréable, je me sentais proche de la nature, j’ai eu l’opportunité de prendre soin de moi à nouveau. J’ai fait beaucoup de soupes (rires) parce que j’adore ça ! Je faisais des feux de cheminée. Tout ce que je voulais vraiment (sourire) ! J’ai nourri mon âme, entourée de bonnes ondes. C’était un véritable havre de paix, même si j’y ai abattu beaucoup de travail.
La présence d’un piano à Caldera était-elle une surprise ?
Oui, tout-à-fait, c’était vraiment inattendu. J’ai redécouvert cet instrument. Je m’asseyais au piano pendant plusieurs heures chaque jour et c’était comme une respiration. J’avais composé plusieurs chansons de l’album Alela Diane & Wild Divine (2011) au piano mais je l’utilisais plus comme un outil, pour trouver des accords que je reproduisais ensuite à la guitare. Ça m’a aidé pour appréhender l’écriture de ce nouvel album. J’ai même appris à jouer du piano avec les deux mains pour la première fois et c’est comme ça que j’ai écrit la plupart des chansons. Le piano m’a offert une toile de fond différente, qui a influencé ma manière d’écrire et l’émotion qui s’en dégage. Contre toute attente, j’ai aimé ça alors que cet instrument me mettait mal à l’aise à une époque.
Votre nouvel album est ancré dans la pure tradition folk. Vous ne prendrez plus jamais le risque de vous aventurer au-delà de votre zone de confort, comme vous l’avez fait sur Wild Divine ?
(Surprise) Je ne crois pas m’être éloigné tant que ça de ma zone de confort. Il y a aussi des batteries sur cet album, un son riche, de la basse, c’est naturel de le faire ainsi, sans qu’il soit question de sortir ou non de ma zone de confort. Je suis trop vieille pour ce genre de préoccupations (rires). Je ne me suis jamais considérée comme une puriste. J’ai commencé la musique très jeune avec une guitare acoustique. C’est tout ce que je savais faire. En grandissant, j’ai appris de nouvelles choses, en m’entourant d’artistes talentueux. Est-ce que cet album est choquant en un sens ? Pas pour moi. Peut-être Wild Divine… et encore. Les gens ne s’intéressent plus à la musique folk de toute façon.
Qui vous a donné l’envie de chanter ?
Ma mère a toujours chanté, ça m’a forcément inspirée. Mais pour être honnête, je dirai Jewel que j’écoutais quand j’avais 15 ans, ou Sarah McLachlan quand j’étais vraiment très très jeune (rires). Mais quand j’ai commencé à jouer de la guitare et à écrire des textes, j’étais obsédée par Cat Power. J’avais vingt ans et je l’adorais. Elle avait déjà sorti quelques albums (NDLR six). Elle m’a beaucoup inspirée parce que ce n’est pas une guitariste incroyable ou hyper technique. En écoutant sa musique, je me suis dit que je pouvais jouer de la guitare comme j’en avais envie pour que la musique soit au service de la voix.
De quel autre disque de votre discographie rapprocheriez-vous celui-ci ?
C’est le cinquième et je crois que c’est un album important. Je convoque mes fondamentaux, mes “mentors”. Mes premiers albums avaient des influences country et americana, tandis que celui-ci sonne comme un classique inspiré de Carole King ou des auteurs-compositeurs des années 70. Il est assez unique en son genre. Le style d’écriture se rapproche peut-être de To Be Still (2009), mais il n’est pas aussi rock que Wild Divine et pas aussi épuré que The Pirate’s Gospel (2006) ou About Farewell (2013), donc je le situerais quelque part au milieu. J’ai appris beaucoup de choses sur l’enregistrement d’About Farewell qui ont sans doute influencé la composition de celui-ci. Mais mon objectif est toujours d’essayer de nouvelles choses quand j’enregistre un album, de sorte à aller toujours plus loin. Cusp a été très simple à réaliser. Il est né avec grâce. La maternité est le fil conducteur, mais toutes les chansons peuvent être interprétées sous un prisme différent, selon les personnes. On va sûrement me tomber dessus en disant que je ne parle que de ça, mais ça m’est égal. Pour moi, en tout cas, c’était simplement un point de départ qui a provoqué l’inspiration.
Votre premier album The Pirate’s Gospel (2006) est toujours un disque de référence dans la folk music. Que reste-t-il de la jeune femme qui l’a composé ?
Je l’ai réécouté une seule fois en dix ans, très récemment. Parce que j’en avais peur. Un artiste n’aime pas se réécouter, c’est bien connu. Je l’ai fait pour sélectionner les chansons que je pourrais reprendre sur scène. C’était… intéressant (rires). J’ai peut-être été un peu trop dure avec moi-même à l’époque. Quand je l’ai enregistré, je n’imaginais pas que quelqu’un pourrait entendre ces chansons, et que cet album deviendrait un phénomène. Je sais qu’il y a de bonnes chansons, certaines que j’aime plus que d’autres, mais pour moi, ce n’est pas mon meilleur album. Pourtant on me renvoie souvent à cet album comme s’il définissait qui j’étais. Mais ça fait 14 ans qu’il est sorti, j’ai grandi depuis (rires) ! Il a l’énergie d’un premier album et cette innocence qui donne quelque chose de beau. Ce qu’il reste de la jeune femme qui l’a composé ? Elle vit toujours au fond de moi. Dans la chanson Clickity Clack, par exemple, je parle d’une collection de boutons que j’ai toujours au fond d’un placard, même si elle ne définit plus autant mon identité (sourire). Peu importe ce que je sous-entendais à l’époque, l’énergie avec laquelle je mettais mon cœur à l’ouvrage est surprenante. Mais avec le recul, l’âge et la maturité, je me rends compte que je ne savais pas grand-chose de la vie (rires). Ces chansons étaient thérapeutiques, ça l’est toujours quand j’écris d’ailleurs, au regard des autres chapitres de ma vie que je continue de raconter dans mes textes. Cette jeune fille est la raison pour laquelle j’ai commencé à faire de la musique !
Est-ce difficile de bâtir une carrière sur un tel succès ?
En un sens, oui. Cet album a été un succès surtout en France, tandis qu’aux Etats-Unis, il est passé un peu inaperçu. En France, les gens l’ont apprécié au point de l’associer à leur propre vie. A 22 ans, j’ai fait des tas de plateaux télés qui m’ont offert plein d’opportunités. Le risque de démarrer si haut, c’est d’aller de mal en pis. Heureusement de bonnes choses continuent d’arriver mais ce n’est rien en comparaison au buzz de l’époque. Pour autant, tu ne dois pas pour autant laisser tomber ou le prendre personnellement. Je suis heureuse d’avoir pu vivre de ce métier ces 14 dernières années. Je n’ai pas eu besoin de prendre un autre travail, c’est déjà merveilleux. Je ne suis pas sûre que ce sera toujours le cas, on ne peut jamais prévoir, mais pour l’instant je peux subvenir à mes besoins et ceux ma famille en faisant ce que j’aime, de la musique, et j’en suis très reconnaissante.
Comment s’est passé l’enregistrement de votre nouvel album ?
Très simplement. Je l’ai enregistré au studio Flora (le studio de Tucker Martine à Portland, ndlr). J’ai enregistré les voix, le piano, la guitare, puis nous sommes allés dans un autre studio pour terminer l’album avec les musiciens. Je n’ai travaillé qu’avec des amis. Peter M. Murray, qui a produit l’album, connaît beaucoup de grands musiciens. J’étais enceinte de quatre mois et demi quand j’ai enregistré les voix. Je n’avais plus de nausée, heureusement (rires). Les chansons n’ont pas été enregistrées dans les conditions du live, sauf une ou deux. J’ai toujours eu envie de sauter le pas mais l’occasion ne s’est jamais présentée parce que c’est un processus long et coûteux. Imaginez-vous réunir six personnes dans une même pièce et s’assurer que personne ne se plante !
Votre père joue de la guitare sur une chanson, pour la première fois depuis Wild Divine. Vous n’aviez pas envie qu’il s’implique de trop ?
Ça m’est arrivé plusieurs fois dans ma carrière : chaque fois que j’enregistrais un nouveau disque, j’avais tendance à me reposer sur les bonnes idées des autres plutôt que de suivre mon instinct. En travaillant avec mon père, c’est ce qui se passait la plupart du temps, notamment sur The Pirate’s Gospel et To Be Still, mais aussi sur Wild Divine. Beaucoup des trouvailles de ces disques venaient de lui. Il m’a vraiment apporté beaucoup et c’est génial mais il vient de la scène americana-country dans laquelle je me reconnais moins. Au fil des années, j’ai compris en travaillant avec certaines personnes que leur influence est telle qu’elle éclipse votre propre vision, et c’est clairement ce qui s’est passé sur Wild Divine. Nous avons travaillé avec un grand producteur pour la première fois et il est partout dans ce disque ! La seule chose que j’ai vraiment faite, c’est chanter et ça se ressent. Pour About Farewell, j’ai tout fait seule. C’est dingue à quel point les hommes ont la main mise sur nous les femmes (rires).
Tu invites également les sœurs Söderbergh (First Aid Kit)….
Elles étaient à Portland pour enregistrer leur nouvel album, dans le même studio que moi. J’ai enregistré le mien en octobre. Elles ont fait des chœurs sur le deuxième single Ether & Wood. Je les connais depuis si longtemps. Elles sont venues à l’un de mes concerts à Stockholm quand elles avaient à peine 14 et 16 ans, ce sont des grandes fans de ma musique (sourire).