Deuxième album de la Néerlandaise sous ce nom, European Heartbreak traite des relations amoureuses à l’ère post-Brexit. Au menu, repli sur soi et individualisme. Un constat amer qui l’encourage néanmoins à redoubler d’optimisme.
Annelotte de Graaf aka Amber Arcades, 29 ans, a dévoilé plusieurs extraits de son nouvel album, à paraître fin septembre, dans un court-métrage en trois parties réalisé par Elliott Arndt (1). Dans la première, l’atmosphère est étouffante. Alors qu’elle recouvre frénétiquement les murs de son appartement de feuilles blanches, son petit ami (dans le film) constate que son voisin est en train d’ériger un mur entre leurs deux maisons. “Il construit une clôture, maintenant il construit un mur, la clôture est toujours là, il s’avère qu’il a été piégé dans sa propre forteresse”, lui décrit-il à l’autre bout du fil. La gorge serrée à mesure que la situation se tend, les deux protagonistes fuient la réalité. Il refuse de lire les nouvelles, laissant les journaux s’entasser sur le pas de sa porte. Elle recouvre un globe terrestre sous une épaisse couche de peinture bleue azur pour dissimuler les images d’un monde avec lequel elle n’est plus en phase. “Je dois sortir d’ici”, lui lance-t-elle avant que les premières notes de Goodnight, Europe ne retentissent.
“Europe, I’m sorry / They boarded all your windows and your doors / Now it smells like / Death is coming up through the floors” (“Europe, je suis désolée, ils ont condamné toutes les fenêtres et les portes, maintenant ça sent la mort qui approche par le sol”), chante-t-elle. Annelotte réagit au Brexit. Le 23 juin 2016, un référendum organisé par l’ancien Premier ministre britannique David Cameron votait la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne. Mi-septembre, elle quittait son job d’un an et demi au bureau de l’immigration aux Pays-Bas, où elle arbitrait les demandes de migrants pour les regroupements familiaux. « J’étais drôlement choquée, se souvient-elle. Je regrette qu’on en soit arrivé là et que le monde ferme ses portes ! » L’artiste est pro-européenne. Faire des études de droit et travailler pour une agence gouvernementale l’ont « complètement endoctrinée », dit-elle. « On vous apprend à quel point l’Europe est grande, précise-t-elle. Je vois bien les problèmes que ça pose pour certains pays d’abandonner leur intégrité nationale à Bruxelles, mais je suis pour qu’on s’améliore plutôt que de quitter l’Union Européenne. »
Celle qui avait laissé entrer la magie sur son premier album Fading Lines, sorti en 2016, a le blues. Devenue exclusivement musicienne, elle a eu tout le temps de ruminer et trouve traumatisant le spectacle qui continue de se jouer sous ses yeux sur le théâtre du monde. « Cet album témoigne d’un moment particulier dans ma propre vie, révèle-t-elle. J’avais des problèmes personnels à gérer. Là-dessus il y a eu le Brexit, puis l’élection de Trump, ça faisait beaucoup ! » Elle a écrit tous les textes de son deuxième album l’été dernier. Une première pour cette workaholic qui a sur son ordinateur matière à plusieurs disques. « J’aimerais dire que ces chansons sont thérapeutiques, mais je n’y crois pas beaucoup », regrette-t-elle. Sa consommation schizophrénique de l’actualité a fini par devenir chronophage. « Je ne lisais que des articles qui disait que le monde court à sa perte, que l’Europe court à sa perte, que l’Amérique court à sa perte, que l’Occident court à sa perte, sans parler de la sixième extinction de masse. Ça n’a pas fait de moi une personne meilleure, juste une personne plus triste. » Là-dessus, elle décèle une tendance au protectionnisme, à l’isolationnisme, au nationalisme, qui ne touche pas seulement l’Europe mais le monde entier. On se souvient du discours d’investiture de Trump qui martelait « l’Amérique d’abord » ou le slogan du Brexit « reprendre le pouvoir ». « Après-guerre, on privilégiait la coopération, et maintenant on ne se fait plus confiance », résume-t-elle.
Métaphore de l’amour comme valeur politique
La portée de ses textes est plus holistique que politique. De Graaf dépeint une histoire (d’amour) européenne moderne. Le couple qu’elle incarne à l’écran avec Edwin Louis est dans la tourmente, en prise avec son époque. Le discours politique s’invite peu à peu au cœur de leurs rapports amoureux. « Amour et politique participent du même processus, explique-t-elle. L’Occident est en train de perdre sa position de leader face à l’Asie, le Brésil, l’Inde ou la Chine dont les marchés sont en plein essor. Ce n’est pas irréaliste que les cartes soient rebattues dans quelques années. A force d’être trop sûrs de vous, vous stagnez et d’autres prennent votre place. En amour, c’est pareil. Vous rencontrez quelqu’un, vous tombez amoureux et au bout de 10-15 ans, la routine s’installe mais ce n’est pas une mauvaise chose. Je suis en couple depuis 10 ans, et c’est agréable de se sentir en sécurité avec quelqu’un. » Annelotte file la métaphore de l’amour comme valeur politique. Alors que l’état du monde sème le doute dans son esprit et ses sentiments, elle se demande tout à coup quelle est sa place. Un sentiment qu’elle transpose à l’expérience d’une relation longue-distance.
Étouffés par les frontières qui les séparent, les amoureux de circonstance partent en road trip dans l’espoir de trouver un but à leur existence, trop étriquée. « Au début, ils sont heureux d’être ensemble, ils célèbrent leur amour, mais la romance va lentement s’estomper », prévient-elle. Elle nous donne à comprendre les tourments politiques qui les habitent, et fustige un paysage anxiogène et insensible. Un désert personnel dépourvu de toute interaction humaine. Un trip chaotique où l’avenir est incertain. « Je voulais dépeindre une romance statique, hasardeuse, en mal du pays », explique le réalisateur via le label d’Amber Arcades. Et Annelotte d’ajouter : « Pour finir, ils partent en forêt et choisissent de s’en remettre au destin, il tire une fléchette sur une carte pour désigner l’endroit où ils passeront le reste de leur vie. C’est le geste le plus romantique qui soit, sauf que la flèche ne se plante pas et tombe par terre. Ils se demandent ce que ça veut dire. Ils se bandent les yeux, se perdent dans la forêt et se réveillent. C’était juste un rêve enfiévré. »
La chute est cocasse. De Graaf s’amuse de son besoin de trouver une raison à toute chose, et insiste sur l’importance de la narration dans la compréhension de nos vies. « C’est très humain, ce besoin de se raconter des histoires, assume-t-elle. Un climatologue est convaincu qu’on est complètement foutus, pourtant, il ne peut pas y croire. Il pense que quelqu’un trouvera une solution ou inventera quelque chose pour qu’on puisse survivre. » Elle a ça en elle, cet optimisme naïf hérité de ses parents hippies ou plutôt des films hollywoodiens qui se terminent toujours en happy end.
Alexandra Dumont
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Elliott Arndt a grandi à Paris avant de s’installer à Londres pour étudier le cinéma au London College of Communication. Il est aussi percussionniste et flûtiste au sein de Vanishing Twin.