And Also The Trees a publié une réédition luxueuse de son premier album, produit par Lol Tolhurst de The Cure en 1984. Voici l'histoire des premiers pas d'un grand groupe.
C’est un beau double LP gatefold, qui contient son lot de singles (dont l’adorable Shantell), de B-sides et de démos. And Also the Trees a réédité, sur son propre label, son premier album éponyme paru en 1984, lors du Disquaire Day du 29 août. Cette réédition permet de remettre un peu en perspective la trajectoire un groupe condamné injustement à jouer les seconds couteaux de la cold wave, car grandi dans l’ombre bienveillante d’un aîné brillant, The Cure, dont l’influence sur toute une génération a fini par ternir les mérites. Question de timing aussi, on va le voir.
En 1980, au fin fond du Worcestershire, dans un petit hameau d’une quinzaine d’âmes, And Also The Trees naît du désœuvrement de quatre ados, qui partagent un intérêt pour le psychédélisme des Who, de Love, des Doors, du Velvet Underground, les bandes-son de Morricone, la démesure des chansons de Jacques Brel ou de Scott Walker, et qui reçoivent, de la campagne et avec les moyens du bord, la déferlante punk (Suicide, Siouxsie, ATV, Clash) et son éthique du DIY. Le groupe des frères Jones et des frères Havas se fait notamment remarquer par l’énorme ampli aux allures de totem qu’ils traînent derrière eux et qu’ils ont fabriqué de toute pièce, utilisant toutes sortes de composants électroniques trouvés dans des magasins d’occasion, et des grillages de poulaillers.
Le guitariste en culotte courte égrène ses arpèges métalliques sur une Hofner rouge de premier prix . Le jeu de scène est statique et raide, la musique anormalement lente pour l’époque, et hypnotique. Manchester, Liverpool ou Londres sont loin. La ville la plus proche est Birmingham. Peaky Blinders n’avait pas encore donné les couleurs du cool à la cité industrielle et à son accent inimitable. Birmingham est alors la ville de UB40 et de Duran Duran. Il est difficile de s’y faire une place quand on a pour ambition de jouer dans un groupe underground et qu’on rêve de Factory ou de 4AD.
And Also The Trees commence sa carrière en se produisant dans des MJC locales, des pubs ou à l’occasion des barbecues organisés par les fermiers du coin, quand son destin semble basculer en 1980. Le groupe The Cure, à la réputation déjà établie (leur titre A Forest est un mini hit de cette année-là) invite de tous jeunes groupes à assurer leur première partie. And Also The Trees envoie à cette occasion une première cassette démo qui tombe entre les mains de Robert Smith.
Le chanteur de The Cure s’enthousiasme pour leur musique au point de les inviter sur les tournées anglaises suivantes, et de leur ouvrir les studios de leur producteur Mike Hedges à Londres, en décembre 1981, pour enregistrer et produire leur seconde cassette, From Under the Hill.
Ce que cette réédition raconte d’abord, c’est l’histoire d’un piétinement et d’un entêtement qui dit quelque chose de la foi incroyable que ces garçons ont dans leurs chansons. And Also the Trees ne décroche un contrat qu’en 1983 avec un petit label provincial. Pendant ses quatre premières années d’existence, la formation promène ses tourments existentiels, seule, et joue inlassablement des titres qui ont quasiment trouvé leur forme définitive dès le premier enregistrement : Wallpaper Dying, Talk Without Words, qui dépeint la fébrilité des premiers émois, la relation spéculaire entre deux amants et la peur du geste ou du mot qui viendrait tout gâcher. There Were No Bounds, ces quelques pages arrachées d’un chapitre de l’Eternité retrouvée d’Aldous Huxley lues et traversées d’un effet de feedback circulaire évoquant les cris stridents des mouettes, qui furent comme l’acte de naissance du groupe. Il y a enfin ce morceau exutoire, So This Is Silence, qu’Hedges et Smith ré-enregistrent pendant la session de 1981 (présente dans la réédition) et que And Also the Trees joue de manière de plus en plus frénétique sur scène.
Ce titre en dit un peu plus sur ce que Smith est le seul à voir chez eux, et qui aura pu jouer de façon souterraine, comme par imprégnation, dans la fabrication de la grande œuvre en rouge et noir du trio de Crawley : l’album Pornography paru à l’été 1982. On y entend quelque chose de la boucle rythmique du refrain d’A Strange day. Une même manière, menaçante, de tenir les notes de la basse que sur One Hundred Years et de jouer de la parcimonie (Graham Havas travaille sa basse à l’identique sur Midnight Garden).
Si de nombreux morceaux de Pornography partent de considérations sur la perte irrémédiable d’une forme d’innocence, le sentiment d’être usé et sali par l’existence, et in fine de son rejet violent, So This Is Silence, se trouve à l’autre extrémité du spectre, avant la flétrissure : le sentiment d’écartèlement propre à la fin de l’adolescence, entre les aspirations, les exigences de la vie adulte et les compromis de la vie sociale, entre l’ange et la bête, et l’angoisse de se retrouver face à soi-même, seul. Le face à face avec le vide ne conduit à aucune forme de paix ou de réconciliation mais convoque, dans un final chaotique, des images de violence physique, d’humiliations, de destruction et de folie… Jusqu’à l’étranglement. Cette réédition raconte aussi l’histoire d’un compagnonnage entre deux groupes. Elle permet de comprendre de quelle manière les idées se diffusent, se communiquent et se décantent dans les univers de chacun. Elle éclaire d’une autre manière le rôle d’And Also The Trees dans cette affaire-là. Lui restitue un morceau de son originalité.
C’est Laurence Tolhurst, l’autre moitié de Cure en cette curieuse année 1983, qui supervise l’enregistrement d’And Also the Trees et en assure la production. Quelques démarches auprès de Robin Guthrie des Cocteau Twins se sont avérées infructueuses. C’est peut être parce qu’il est peu expérimenté et qu’il n’a pas la tentation d’appliquer des recettes toutes faites que Tolhurst s’avère être un bon choix. Energique et tendu, contenu mais traversé de poussées d’électricité bruitistes et rageuses, And Also the Trees est un disque de post-punk qui franchit extrêmement bien l’épreuve du temps.
Toutefois, c’est peut-être avec Shrine et Twilights Pool, ces titres de facture plus expérimentale – l’une narrative et brumeuse, l’autre toute en ruptures et collages -, écrits avec Steven Burrows, le nouveau bassiste fraîchement embarqué après une bagarre qui finit mal dans un club de Nottingham, que l’album intrigue le plus, et annonce quelque chose des explorations plus obliques et rêveuses à venir.
« We seek a different view, a world that’s fresh and new ». Simon Huw Jones regarde autour de lui et trouve dans cet environnement rural, autrefois synonyme de limitation et d’isolement, les sources d’une inspiration nouvelle qu’il croise avec ses lectures, celles de Dylan Thomas, de Thomas Hardy et de Hermann Hesse, tandis qu’il passe de plus en plus souvent par les salles vides consacrées aux Préraphaélites du musée des Beaux-Arts de Birmingham. Justin Jones intègre quant à lui des éléments hispanisants dans son jeu de guitare et commence à s’intéresser aux effets de delay et de résonance qui feront sa pâte, l’étrange « son de mandoline » qui fera feu de tout bois sur leur premier classique, Virus Meadow (1986).
Nick Cave après Birthday Party se réinvente avec les Bad Seeds en investissant la mythologie blues sudiste. A la même époque, And Also The Trees se plonge progressivement dans un aspect de la culture anglaise négligé par l’imaginaire rock. Il en investit la mythologie pastorale en peuplant son Arcadie de figures obsédantes et d’images troublantes, s’arrêtant sur ce que l’on préfère oublier et qui ressurgit, là, au détour d’un chemin, un peu comme le retour du refoulé.
Est-ce à cela que pense John Peel, qui leur offre une session sur BBC Radio 1 et passe volontiers Midnight Garden et Impulse of Man dans son émission, lorsqu’il dit qu’And Also The Trees est trop anglais pour les Anglais ? C’est difficile à dire. Il voit juste quoi qu’il en soit. C’est sur le continent que le quartette rencontre une certaine notoriété à la fin des années 1980 et un public fidèle. Les années suivantes gagneront en théâtralité et en extravagance. Puis la démarche, dans son mélange de sincérité et de geste d’esthète s’affine. Les références musicales et littéraires s’estompent dans les années 2000, laissant l’auditeur aux prises avec une expérience sensorielle en apparence plus brute, en réalité plus subtile, frayant avec les sphères de l’intime, du désir et du sacré.
Robert Smith continuera de croiser la route d’And Also The Trees, à l’occasion d’un remix dispensable, et de plusieurs invitations, notamment au festival Meltdown à Londres, en 2018. C’est qu’And Also The Trees est probablement l’un des rares groupes de cette génération à livrer aujourd’hui les œuvres les plus passionnantes et les plus abouties de son répertoire. Cette réédition du premier album qui intervient à l’occasion des quarante ans du groupe est très certainement aussi une invitation à aller écouter les grands disques que sont : (Listen for) the Rag and Bone Man (2007), Hunter Not The Hunted (2012) et le dernier, Born Into the Waves (2016) dont le single Your Guess devrait suffire à vous donner la chair de poule.
AND ALSO THE TREES
And Also The Trees
(AATT / DIFFER-ANT) – 29/08/2020
2 X LP
L’album est en écoute intégrale sur Bandcamp