Je ne sais pas si c'est tout le monde / Panorama
Vincent Delerm
ROUGE INTERNATIONAL

Avec “Panorama” et “Je ne sais pas si c’est tout le monde”, Vincent Delerm double la mise

Le brillant songwriter français Vincent Delerm a fait un retour en force remarqué au mois d'octobre, en publiant simultanément un excellent album, Panorama, et un documentaire de création, Je ne sais pas si c'est tout le monde. Voilà la chronique que nous avions publiée dans le numéro 217 de septembre 2019.

Une pochette avec un portrait incrusté dans une pellicule de film, un tracklisting où il est question de Fanny Ardant, de Jean-Louis Trintignant… Dès son premier album, en 2002, le cinéma était au cœur de l’univers de Vincent Delerm. Cinématographiques, ses chansons avec piano sautillant et clins d’œil sociologisants l’étaient pourtant assez peu dans la forme. Paradoxalement, c’est quand il s’est décidé à moins pratiquer le name-dropping cinéphile que ses disques ont commencé à ressembler à des films et à être construits comme tels, avec un début, un milieu et une fin (le parfait doublé Les amants parallèles et À présent, en 2013 et 2016).

Cette fois, le Rubicon est franchi avec le passage derrière la caméra pour un documentaire de création. Je ne sais pas si c’est tout le monde porte bien son nom. Avec cette œuvre visuellement très léchée (Delerm est également photographe et ça se voit), l’artiste touche-à-tout réussit le pari de conjuguer le subjectif et l’universel. S’il confie des souvenirs personnels, le plus souvent en voix off (les premières virées à Paris enfant, alors qu’il habitait Évreux, pour rendre visite à sa grand-mère, les matchs de foot regardés en direct mais relus dans L’Équipe le lendemain matin…), il laisse surtout des personnes qu’il apprécie livrer les leurs. Jean Rochefort, à qui le film est dédié, ouvre et clôt cette rêverie d’images et de sons avec l’irrésistible mélange de classe et de légèreté qui le caractérise (on n’ose conjuguer le verbe au passé tant le personnage paraît, plus que jamais sous l’œil de Delerm, éternellement vivant).

Classe et légèreté, ces qualificatifs siéent tout autant à Alain Souchon, également convié et de qui son confrère de chansons fait l’éloge, d’une manière à la fois sincère et pudique, en lui posant un casque sur les oreilles lors d’une jolie séquence mise en scène comme un screen test de Warhol. On croise aussi l’humoriste Vincent Dedienne, l’illustrateur Stéphane Manel, le critique d’art Henri-François Debailleux, l’artiste Aloïse Sauvage, la réalisatrice Alice Rohrwacher… Autant de personnalités de notoriétés diverses mises au même niveau par l’absence de bandeaux de présentation et qu’une association d’idées, un extrait de chanson ou des images volées de jeunes fêtant la Coupe du monde sur le canal Saint-Martin font passer de l’une à l’autre tout naturellement.

Comme une chanson de Nick Drake

Bien entouré, Delerm l’est aussi sur son album Panorama, chaque titre étant réalisé par un musicien invité. Ici encore, il y a des noms connus (Keren Ann, Peter von Poehl, Rufus Wainwright…) et d’autres moins (Voyou, French 79…). Je ne sais pas si c’est tout le monde, chante-t-il cette fois en ouverture, en égrenant des images furtives de souvenirs à jamais gravés dans son cœur mais aussi dans le nôtre, comme une chanson de Nick Drake : «Je sais cette chanson-là / River Man / Les violons à chaque fois / Le cœur qui tombe en panne».

Là encore, tout le disque illustre un talent rare à partager des sentiments et expressions intimes. Celui d’un être qui trouve le monde trop vulgaire et lui préfère une approche poétique, «une vie hors compétition» telle que défendue par une cinéaste récemment disparue (Vie Varda). Celui d’un amoureux qui se demande Ce qui restera des instants passés à deux («La peau qui a nagé / Le sable entre les draps / Les étés»). Celui d’un homme qui se prend une veste et s’excuse d’être trop sensible («Tellement j’ai voulu éviter tellement / Les larmes aux yeux le cœur se décrochant» dans Pardon les sentiments). Celui d’un père qui constate que son enfant n’en sera bientôt plus un (le talk-over de Fernando de Noronha).

Avec ce septième album, Delerm poursuit l’évolution entamée avec Les amants parallèles, diversifiant toujours plus ses arrangements (ou plutôt ceux des autres) jusqu’à intégrer de discrètes touches d’électronique.

Il confirme surtout son statut de parolier hors pair, à l’épure à la fois plus poétique et incarnée que jamais. Évoquant aussi bien le grand tout que les petits riens de la vie, le disque s’écoute comme on regarde un film de François Truffaut, dont la voix émerge justement du morceau Panorama, pour dire cette phrase mystérieuse et magique : «Les films sont des trains dans la nuit». On croit d’ailleurs entendre «Les filles…» quand elle est répétée par le chanteur. Car bien entendu, quel que soit le médium choisi, il est beaucoup question d’amours perdues ou manquées dans les irrésistibles vignettes mélancoliques et nostalgiques du musicien comme du cinéaste Delerm, qui reste avant tout un extraordinaire photographe de nos émotions.

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