Sur 7, son nouveau disque, Beach House ne nie pas avoir été chamboulé par l’époque et notamment les mouvements féministes. Mais le duo continue de défendre une musique qui prend aux tripes plutôt qu’à la tête.
Beach House a toujours été ce groupe opaque, mystérieux, conjuguant l’obscurité et la lumière, le noir et blanc et les couleurs. Un groupe sans storytelling, mais avec une musique qui touche au coeur, libérée des pesanteurs de l’actualité. Pour présenter son bien nommé 7, le septième disque du duo, les mots employés ont créé la surprise. “La folie qui s’est emparée de la société en 2016 et 2017 nous a profondément influencés”…. L’élection de Trump ? “On était là. On a voté. On a ressenti ça comme tous les autres : what the fuck”, lâche le guitariste et claviériste Alex Scally. Me Too ? “Ça renvoie ce que les femmes ont déjà subi par le passé… ou à ce qu’elles subissent dans les films”, avance la chanteuse Victoria Legrand, toute de noir vêtue.
Le duo l’admet : impossible de ne pas être touché, en tant qu’artiste, par ces événements qui font s’affronter progressisme et conservatisme. Trump. Me Too. Le Brexit. Les anti-armes… “Il y a ce mouvement vers le progrès… et cet autre mouvement, qui va dans le sens inverse”, tranche Alex. Mais voilà : Beach House n’est pas intéressé par les événements en eux-mêmes, mais par le climat qui s’en dégage. “Ces champs d’énergie, ces forces opposées”, selon Victoria, qu’ils sont incapables d’exprimer mais qui les ont, ils en sont convaincus, traversés lorsqu’ils ont écrit 7. Preuve que c’est toujours le feeling qui compte chez Beach House, pas les mots pour l’expliciter.
“Tout reste très métaphysique pour nous”
Dans ses propos, dans sa musique, Beach House reste égal à lui-même : des couleurs, des sensations, des instants, à la manière des peintres impressionnistes. “Tout reste très métaphysique pour nous”, note Victoria Legrand. “On ne va pas au cinéma pour revivre ce qu’on a vécu dans la journée, mais pour être transporté ailleurs. Même si cet ailleurs est un reflet du monde extérieur. Pour nous, un disque, c’est pareil”, compare Victoria Legrand. “Certaines paroles vont faire référence à la réalité, sans qu’il n’y ait besoin qu’elles soient explicite.”
La place des femmes dans la société, notamment, a été source d’inspiration et de questionnement pour le duo. Sans que ces débats ne prennent une place trop littérale dans la musique de Beach House. “Croire qu’un artiste a envie d’écrire une chanson sur une injustice parce qu’il en a été le témoin me semble à côté de la plaque”, juge Alex. “ Ce serait comme dire : “ah, ce mouvement Me Too ? On va écrire des chansons là dessus”. Non, ce n’est pas comme cela que ça marche pour nous.”
Plutôt que d’intellectualiser ses paroles, de raconter une histoire, avec un début, un milieu, une fin, Victoria Legrand joue plutôt sur des couleurs, des sensations, des émotions. Sur Dark Spring, le point de départ du disque à l’urgence rarement atteinte chez Beach House – tempo soutenu, break de batterie introductif, le groupe dresse un état glaçant de la planète : “The worlds colliding / Unreal dividing” (VF : “Le monde entre en collision / Division irréelle”). Du général, le duo se tourne vers le particulier. Les paroles semblent évoquer dans la majorité des chansons de l’album, une figure féminine, personnifiée par Victoria Legrand, perdue dans les affres de la modernité, sous le soleil californien. Une héroïne tantôt dépressive, tantôt joyeuse, en lutte pour conserver ses apparences.
Au coeur de ces tableaux impressionnistes, des images surgissent parfois. Celles, très esthétiques, de la série The Handmaid’s Tale, la dystopie qui voit les femmes réduites à l’état de servantes en robe rouge, en écoutant L’Inconnue. Il s’agit de l’un des rares titres ou la Franco-Américaine chante dans sa langue maternelle. L’introduction pastorale, les paroles, où elle évoque “Sept Filles / Au crépuscule du jour / L’une qui chante / L’une qui prie”, parle de leur coeur, d’église, de Sainte, de pute et d’ingénue, beaucoup de sensations rappellent la série – même si la chanson laisse entrer plus de lumière que le show télévisé, très pessimiste.
“Peut-être que nous n’aurions pas percé si nous avions commencé il y a 3 ou 4 ans”
Pour laisser leurs auditeurs se laisser happer par leur musique, le duo s’applique à rester aussi mystérieux que possible, notamment en ne laissant rien filtrer sur les réseaux sociaux. Malgré leurs centaines de milliers d’abonnés Twitter et Facebook, leurs posts restent parcimonieux, cantonnés à des annonces sur leurs sorties de disque et des dates de concerts. Victoria : “On garde notre vie privée et on laisse la musique parler pour nous… C’est comme ça que les gens peuvent se connecter à nous. Peu importe si on est drôle, si on est intelligent, si on a couché avec beaucoup de gens, tout ça, je ne pense pas que ça soit intéressant pour les autres. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on fait : de la musique.”
Ils le savent, ce pouvoir de ne rien laisser filtrer de leur vie privée est aussi un luxe. “Aujourd’hui, ce qui fait que quelqu’un te suit en tant qu’artiste peut tenir en partie au fait de paraître cool sur les réseaux sociaux, de montrer que tu as un bon esprit…, analyse Alex. Comme nous ne sommes pas vraiment dans cette idée de partager notre vie privée, peut-être que nous n’aurions pas percé si nous avions commencé il y a trois ou quatre ans. Notre musique a fait l’objet de nombreux partages sur Internet à nos débuts, juste avant que cet Internet ne se referme progressivement.” Fermeture opérée par la mainmise des plateformes de streaming, pressées par les majors de mettre en avant des musiques de plus en plus commerciales. Un circuit qui fait peu de place aux artistes indépendants.
Et pourtant, le duo reste étonnamment positif sur l’époque, à rebours des discours alarmistes. “La période est superbe pour l’exercice de leur liberté des artistes, constate Victoria. Ils peuvent agir plus rapidement que les grosses entreprises, arriver avec des idées que n’auraient pas eu des boîtes qui paient 500 personnes pour avoir des idées. Finalement, est-ce que c’est pas ça, la vraie créativité ? Celle qui ne peut pas être achetée…”
Cette propension à se projeter et à rêver perce à travers plusieurs chansons du disque, parmi les plus pop, positives et accessibles du catalogue de Beach House : Pay No Mind et Woo. Et le groupe n’a pas fini de rêver. “Sur le plan créatif, on aimerait beaucoup faire une musique de film”, admet Victoria. Elle évoque Wong Kar Wai… et Blade Runner. “C’est un autre monde qui nous conviendrait bien, ce royaume science-fictionnel et post apocalyptique.” Rien d’impossible. Car 7 ne marque pas du tout la fin d’une époque pour Beach House. Victoria conclut malicieusement : “Pour moi, c’est plutôt un début”.
Nicholas Angle
Photo : Shawn Brackbill