Magic vous propose en avant-première et en exclusivité les bonnes feuilles du livre "The Smiths, Hand in Glove" de Nicolas Sauvage, un des deux premiers volumes de la collection seveninches des Éditions Le Boulon, une série d’ouvrages sur les chansons qui ont changé nos vies.
Extrait de la Face A – Chapitre IV
Joe Moss se range à l’avis général, considérant lui aussi que ses poulains sont cette fois armés d’une création décisive. Pour garantir à celle-ci toutes ses chances, le manager débourse 250 livres sterling sur ses propres deniers afin que la chanson soit enregistrée dans des conditions convenables. À ce stade, la question a cessé de se poser : les Smiths tiennent enfin une évidente face A, une chanson qui fera effectivement basculer la vie des quatre membres du groupe, puis celle de leur auditoire. Hand in Glove est enregistré le 27 février 1983 aux Strawberry Studios de Stockport, une ville située au sud de Manchester. La version dont nous disposons désormais est celle captée ce jour-là. Insatisfait du résultat, Morrissey insistera cependant pour réenregistrer sa partie vocale ultérieurement. Cette décision amènera Marr à constater une première fois un perfectionnisme qui, chez Morrissey, ne sera jamais pris en défaut. De perfection, il peut d’ailleurs en être question avec ce fantastique Hand in Glove tant il donne une parfaite représentation de ce groupe hors-norme. La cassette en mains, Marr et Morrissey se trouvent face à un dernier enjeu, possiblement le plus délicat à traiter. Quel label est le plus adapté à ce groupe déjà détenteur d’un style unique et d’une vision artistique longuement macérée ? Le choix le plus évident aurait sans doute été de faire le tour de leur propre ville et de profiter de l’impulsion apportée par le travail de défricheurs des Buzzcocks ou par les audaces esthétiques de Factory. Mais, entre la parution de Spiral Scratch et celle de Blue Monday, qui précède de deux mois Hand in Glove, le paysage musical mancunien a considérablement évolué. New Hormones a cessé d’exister faute de moyens et nombre de groupes de la ville ont épousé avec enthousiasme l’engagement artistique de Factory Records. De Joy Division à New Order, de A Certain Ratio à The Durutti Column, la ligne esthétique du label semble cependant incompatible avec l’univers en construction des Smiths.
Sur le plan musical, comme sur celui de l’iconographie qui accompagnera la trajectoire du groupe de Marr et Morrissey, rien ne rapprochera jamais les Smiths du label discographique mancunien le plus important de son époque. À cela s’ajoutent divers témoignages confirmant l’absence de tout projet visant à réunir la future figure de proue de l’indie pop au label mené par Tony Wilson. Pourtant, au lendemain du concert que livreront les Smiths sur la scène de l’Haçienda (celui dont est extraite la face B de Hand in Glove) beaucoup imaginent déjà les Smiths comme la prochaine signature de Factory Records. Dans son livre The Smiths – The Visual Documentary, Johnny Rogan affirme pour sa part qu’un enregistrement du groupe aurait été remis à Tony Wilson. Celui-ci aurait alors sondé Rob Gretton pour avis et le manager de New Order aurait eu comme réponse lapidaire : “The tape is shit”. Une traduction de cette sentence paraît tout à fait superflue… Des années plus tard, Johnny Marr maintient que lui, comme les autres membres du groupe, restaient de marbre devant l’image froide et austère véhiculée par Factory. Aussi divergents et complémentaires soient-ils, ces quelques témoignages ont pour principal intérêt de mettre en lumière une évidence : The Smiths et Factory Records évoluent dans des univers dissemblables.
Il existe en revanche une compagnie basée à Londres qui répond à tous les critères recherchés par Marr et Morrissey. Avec un catalogue qui compte The Monochrome Set et The Fall, deux groupes communément admirés par les leaders des Smiths, Rough Trade fait figure de label idéal. Cela étant, impossible d’envisager une prise de contact hasardeuse en envoyant ce précieux Hand in Glove sous la forme d’un vulgaire pli postal à destination de Geoff Travis. La rencontre se doit d’être physique et elle le sera ! Auteurs d’une chanson parfaite et d’une foi inébranlable, Johnny Marr et Morrissey décident de faire le déplacement jusqu’à Londres pour rencontrer Geoff Travis afin de lui présenter leur précieuse trouvaille. Johnny Marr s’est vu confier la lourde responsabilité d’entrer en contact avec le responsable de Rough Trade mais le jeune homme doit rapidement se confronter aux usages en vigueur dans le monde de l’industrie discographique. Arrivé à l’accueil plein d’enthousiasme, le guitariste n’est pas invité à entrer dans le bureau de Travis pour lui remettre sa géniale démo. Pas refroidi pour autant, le compositeur de Hand in Glove se résout à patienter à l’extérieur des locaux et à attendre le moment opportun pour se trouver en présence du label manager. Cette situation illustre toute l’importance accordée à la chanson, une importance qu’on s’autorisera à traduire par : this song is different because it’s us. C’est probablement en ces termes qu’est enfin remise la cassette à l’homme providentiel lorsque celui-ci apparaît hors des locaux le temps de laisser chauffer la bouilloire. La suite sera parfaitement résumée par Travis lui-même lorsque l’homme témoignera en ces termes : «Je l’ai apporté chez moi et j’ai dû l’écouter trente fois pendant le week-end». Le lundi matin, Les Smiths, représentés contractuellement par Johnny Marr et Morrissey uniquement, ont enfin un contrat en poche. Hand in Glove paraîtra chez Rough Trade, tous les disques suivants du groupe seront publiés sur ce même label.
Nicolas Sauvage
The Smiths, Hand in Glove
Parution le 9 mars aux Éditions Le Boulon, collection seveninches, 128 pages | 12 €