Alors que les fêtes se rapprochent et que notre trimestriel de fin d'année suit le même chemin, Magic laisse la parole à ses journalistes pour que ceux-ci vous présentent leur classement des pépites de 2024. Ici, Pierre Lemarchand évoque comment la musique aide à slalomer entre les gouttes d'une année brutale.
Les flots qui lèchent Portishead, ville côtière anglaise que rien pourtant ne prédestinait à la célébrité, ont recraché, en 2024, deux débris magnifiques. Deux laisses de mer parvenues après une longue dérive. D’une part, le quatrième – et on l’apprendrait bientôt, le dernier – album de Beak>, la formation initiée en 2008 par Geoff Barrow. Bande-son pour usine lessivée, hymne à la rouille et à la beauté blafarde des petits matins, où les mélodies sourdent comme se fraierait un chemin ténu la lumière à travers l’indifférence du béton. Telles les basse et batterie, entêtées, rien ne saurait les arrêter, portées par un chant tantôt fiévreux, tantôt affligé, mais toujours aux aguets, toujours vivant. D’autre part, le premier véritable album solo de Beth Gibbons, aux plaines dorées par le soleil couchant et arrosées de sa voix lacrymale, bouleversante, inchangée. Les instrumentations et les chœurs, pastoraux, offrent à Lives Outgrown mille reflets.
Un peu plus au nord, sur la côte toujours, à Liverpool, Hannah Merrick et Craig Whittle rêvent d’Amérique. Ils rêvent tout haut, voix noyée de sommeil, guitares branchées sur le secteur, crachotant leur amour des grands espaces et des hauteurs new-yorkaises, quelque part entre Silver Jews et Sonic Youth. Big Swimmer, leur deuxième album, offre un moment parfait. Quoi de neuf, d’ailleurs, outre-Atlantique ? Du côté canadien de la frontière, à Montréal, a surgi le huitième album studio – en trente ans – du collectif Godspeed You! Black Emperor. Les guitares planent, piquent et mordent, hurlent de vivre sous le même ciel que Gaza et ne pouvoir rien y faire. Comment continuer de jouer quand de petits corps sont fauchés ? Que tirer d’autre de son instrument qu’un cri de douleur, un appel à l’aide ; une note d’espoir peut-être et malgré tout. Dans la même ville, une femme se penche sur sa guitare, en tire les notes élémentaires que d’autres jouaient comme elles des siècles auparavant. Elle tente de cerner cette même souffrance – celle de la perte –, approcher ce même feu : c’est la Québécoise Myriam Gendron, dont la Berceuse, dans laquelle une mère tente d’endormir son enfant quand autour tout gronde et se déchire, résume cette année 2024 et clôt Mayday, le plus bel album de l’année.
Tout près, même si lointain, un autre feu s’avive. Brûlée, deuxième album de cabane, l’artisanat immense du Belge Thomas Jean Henri, a paru aux premiers jours de l’année. L’amour, dans sa grandeur et ses tourments plus intimes, voici ce que ce disque âpre mais si tendre conte. Jamais nous n’oublierons la voix de Kate Stables au creux de Rome, au fil de Melodies of Love ; et nous songerons qu’un monde dans lequel de telles chansons existent ne peut être totalement mauvais. Autre réconfort, autre douce brûlure : celle de la voix de Stuart A. Staples de Tindersticks, qui de la soul révèle la part d’ombre – et jamais, dans quelque chanson, groove n’a semblé tant réglé sur celui, secret, du cœur. L’exploration des mécanismes et infimes dérèglements cardiaques de Soft Tissue aura pris l’automne – et celui-ci n’est pas fini. Autre voix qui nous accompagne depuis si longtemps, autre grave empli de mystère est celle, d’ici, de Rodolphe Burger. En Avalanche, ensevelissement de tous les sens mais comme au ralenti, la musique est un terrain foulé des déplacements perpétuels de l’ex-Kat Onoma, nourri de ses ruminations intérieures ; elle est un astre peuplé d’âmes amies et nimbé d’étoiles évanouies. Ainsi l’hommage, vibrant de vie, à l’ami Pierre Alferi, disparu mais dont la voix est là, s’amusant dans le vif de notre oreille, de la conque à l’hélix, grâce au miracle de la musique enregistrée.
Autres figures sinusoïdales, autres artisans du zigzag : les toboggans aquatiques, « waterslides » en anglais. Memorial Waterslides est le titre du premier album de Memorials, jeune groupe animé par deux artistes plus si jeunes – Verity Susman a fondé les merveilleuses Electrelane ; Matthew Simms a œuvré au sein du mythique Wire. Au long de leur disque, chansons pop menées tambour battant et toutes guitares dehors alternent avec des échappées expérimentales passionnantes, rêves tirés du cerveau d’une Alice qui aurait grandi trop vite, débarquée par erreur dans notre monde impossible.
Enfin, pour dixième disque, Tales of Uncertainty s’impose. Premier album du duo Grive, composé de Paul Régimbeau – a.k.a. Mondkopf – et d’Agnès Gayraud – que l’on aime passionnément sous l’alias La Féline, il impressionne. De l’extrême précision du jeu, de l’attention aux détails naît un sentiment vague, des chansons floues, des tempêtes dans lesquelles on perd tout repère – et l’on aime à se perdre ; on se dit alors qu’il est d’accueillantes tourmentes. Le tonnerre des guitares, la beauté fantomatique et inquiétante des machines, tout ici fascine. La voix d’Agnès, qui plane, fébrile mais obstinée, contredit les stridences des larsens et le pilon des batteries. La grive, silhouette gracile et vol puissant, incarne cette résistance. Cette opiniâtreté à miser sur la grâce quand tout envoie les signaux contraires. Regardons les choses en face : 2024 fut une année brutale. La musique aura contribué à nous faire oublier, quelques temps précieux, quelques minutes vitales, son offense.
Le Top 10 de Pierre :
- MYRIAM GENDRON – Mayday
- CABANE – Brûlée
- BEAK> – >>>>
- BETH GIBBONS – Lives Outgrown
- KING HANNAH – Big Swimmer
- GODSPEED YOU! BLACK EMPEROR – No Title as of 13 February 2024 28,340 Dead
- RODOLPHE BURGER – Avalanche
- MEMORIALS – Memorial Waterslides
- TINDERSTICKS – Soft Tissue
- GRIVE – Tales of Uncertainty