Plus qu’une compilation posthume, Black Velvet rend justice à la discographie trop courte de Charles Bradley, disparu en septembre 2017.
Ses grands yeux noirs humides témoignaient une gentillesse et une sincérité absolues. L’une et l’autre sont encore perceptibles à l’écoute de la musique posthume de Charles Bradley, publiée dans Black Velvet. Les dix morceaux qui composent ce disque posthume prolongent et magnifient une discographie qui restera trop courte. Elle va s’achever le 9 novembre, à quelques jours de ce qui aurait été son soixante-dixième anniversaire, avec ce qu’il faut considérer comme un dernier album après No Time For Dreaming (2011), Victim Of Love (2013) et Changes (2016). Composé de reprises et de morceaux uniquement sortis en 45-tours ainsi que d’inédits enregistrés en studio à différentes périodes de sa carrière, il offre une cohérence très étrange, celle d’un personnage qui aura dû attendre la soixantaine pour s’offrir au public.
La disparition de Charles Bradley, le 23 septembre 2017 à l’âge de soixante-huit ans, des suites d’un cancer de l’estomac, a conclu une vie romanesque à l’issue magnifique, une existence meurtrie par des années d’adversité – l’abandon de sa mère, une jeunesse passée dans la rue, le meurtre de son frère auquel il assista, impuissant. Celui qui imitait James Brown dès l’adolescence sous ce nom de Black Velvet n’aura quitté l’ombre de son idole qu’à l’âge de soixante-deux ans. Gabriel Roth, créateur de Daptone Records, le découvre en concert au Tarheel Lounge de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn en 2001 alors qu’il interprète une énième fois les classiques du “parrain de la soul”. Sous l’aile du label new yorkais, Charles Bradley entame une discographie dans laquelle il conte toute sa vie – de ses peines d’amour aux douleurs de son enfance dans le ghetto de Brooklyn –, électrise les foules avec son coffre puissant autant qu’il les transporte à l’époque où Stax vivait ses belles années.
Six morceaux émergent parmi cette collection qui n’a rien d’un fourre-tout opportuniste. Can’t Fight the Feeling, premier titre entêtant et instinctif, annonce la teneur soul de ce qui va suivre : de l’écorchure de sa voix aux saxophones francs, la recette Bradley transperce le coeur. I Feel a Change repose sur un riff qui enveloppe un texte suppliant et magnifié par la douceur de l’accompagnement. Le Menahan Street Band (back band qui lui aura été fidèle et dévoué) n’a jamais voulu voler la vedette à son soliste. Il le prouve avec Black Velvet, un instrumental qui trouve sans difficulté sa place dans le recueil. Charles Bradley n’apposera jamais sa voix sur cette composition créée pour lui, mais le groupe reproduit seul la chaleur et la rondeur de son chant.
Deux reprises suivent, aussi personnelles l’une que l’autre. Le chanteur s’empare d’abord de Stay Away de Nirvana extrait de Nervermind (1991), en faisant traîner les batteries, en cassant la dynamique, laissant de côté l’acidité du grunge au profit de la densité d’arrangements cuivrés et veloutés. Puis il s’attaque à Heart of Gold de Neil Young extrait de Harvest (1972), pour lui offrir une nouvelle identité plus libérée, plus charnelle, sans dépouiller ce classique de son intemporalité. Charles Bradley savait aussi napper d’amour et de générosité ce qui ne lui appartenait pas. La version électrique de sa chanson Victim of Love, moins délicate que l’acoustique, conclut l’album. Si les choeurs originels s’accompagnent de guitares timides et d’une rythmique feutrée, la fougue habituelle des cuivres vient en ébranler la solennité et la vapeur initiale.
À l’issue de cet hommage sincèrement voulu par ses amis et sa famille, Charles Bradley se sera fait entendre sous toutes ses facettes, du crooner jovial au lover transi. Alliant groove, sensualité et complaintes, il se dévoile en confidences autour de l’amour, de la lutte et de la perte. Charles Bradley était grand et digne. Cet album en témoigne une dernière fois.Chayma Mehenna