Impressionnant d'amplitude, le cinquième album du rappeur superstar fait vœu de vérité. Et date la fin d'un chapitre dans la mythologie Kendrick Lamar.
Commençons par la fin. Mirror, ses synthés liquides et ses cordes tourbillonnantes. 1h15 de musique se retire ici, sur ces quatre minutes siphonnées dans des glouglous soul-funk. Et le rappeur de jeter avec elles ce qui pouvait encore nous rester d’illusions : “I choose me, I’m sorry (…) Maybe it’s time to break it off / Run away from the culture to follow my heart”. On y est. Kendrick Lamar laisse à d’autres sa place à l’avant-poste. Il y avait eu plusieurs alertes… L’annonce, l’été dernier, que le cinquième album du petit gars de Compton serait son dernier pour TDE, son label de toujours. Un autre indice, le lundi qui précéda sa sortie, quand le rituel préliminaire The Heart Part 5 (grand clip, encore plus grande chanson) faisait moins les présentations avec le disque qu’il ne semblait déjà nous dire au revoir. Et puis, fatalement, la matière même de tout Mr. Morale & the Big Steppers, qui livre sans ménagement traumas, complexes et addictions. Des messages de Kendrick à Kendrick, et éventuellement à celles et ceux qui l’écoutent.
Car depuis sa mise en ligne le 13 mai dernier, c’est bien le problème que semble poser cette œuvre de résolution (fin de cycle ou de carrière, on verra) : si Kendrick Lamar choisit de se regarder dans une glace, n’est-il pas forcé de nous tourner le dos ? Pochette à l’appui, un certain nombre de fans soutiennent que oui. Moins concerné par la force de frappe de la musique qu’obsédé par ses douloureuses vérités et son besoin d’exfiltration, l’artiste récompensé d’un Pulitzer aurait égaré un peu de son génie sous la pile de ses sujets : l’infidélité (confessée dans le ventre motorique de Worldwide Steppers), la haine (celle des femmes fait irruption dans l’étourdissant déraillage conjugal de We Cry Together en duo avec l’actrice Taylour Paige, racisme et transphobie se croisent dans les hauteurs finales d’Auntie Diaries), les violences sexuelles intrafamiliales (Mother I Sober, effleuré par le survol de Beth Gibbons), le poids du père (Father Time, tout en chute de dominos) et le sacrifice du héros (Savior et ses deux longueurs d’onde).
Il est possible que Mr. Morale & the Big Steppers n’ait pas la force d’un grand film d’apprentissage à la good kid, m.A.A.d city (2012). Déjà certain, au fond, qu’il ne peut nous refaire le coup du Buisson ardent comme l’insurpassable To Pimp a Butterfly il y a sept ans. Quant à DAMN. (2017), qui reste une marche beaucoup trop haute pour 95 % de ses contemporains, on ne pense pas à mal en disant qu’il était déjà, sous ses airs groggy et ombrageux, le disque du retour sur Terre pour le prodige Lamar. Une astuce, donc : mesurer MM&TBS sur l’échelle de ses seules et remarquables ambitions. Et se réjouir que ces quelques semaines d’écoutes avec les oreilles tout écarquillées en appellent beaucoup d’autres pour glisser sous sa surface.
SORTIE DOUBLE CD LE 27/05/2022 | DISPONIBLE EN NUMÉRIQUE DEPUIS LE 13/05/2022