Bob Dylan tel que représenté dans le film Like a Complete Unknownn
Bob Dylan tel que représenté dans le film Like a Complete Unknownn

Dylan : comme une pierre qui roule (dans la gueule des cons)

Presque dix ans après la remise historique du prix Nobel de littérature à son œuvre, Bob Dylan revient dans l’actualité à la faveur du succès de son biopic Complete Unknown. Magic publie cet article inédit de Pierre Evil, vif et passionné, écrit à l’attention des grincheux qui ont nié à l’auteur de Like a Rolling Stone le statut d'artiste classique. Il salue la pertinence de la motivation du Prix par le comité Nobel et, surtout, il célèbre le génie protéiforme de l’un des plus grands auteurs-compositeurs-interprètes de la musique populaire des cent dernières années, dont il est encore aujourd’hui l’un des hérauts les plus éloquents.

Le 13 octobre 2016, à 13 heures (heure de Paris), j’ai reçu le prix Nobel de littérature. Enfin, pas moi exactement, mais le pays que j’habite, celui dont Robert Allen Zimmerman est devenu citoyen en devenant Bob Dylan, le pays de la subculture.

Et tous ceux qui l’habitent avec moi ont tressailli de la même manière ce jour-là, lorsqu’ils ont eux aussi appris la nouvelle : ainsi, un chanteur – qui ne chante même pas bien – ; un poète – qui n’écrit pas de livres de poésie – ; un musicien – aux capacités limitées – ; un acteur – qui n’a jamais sérieusement pensé en devenir un – ; un leader – qui refuse qu’on le suive – ; un faiseur ; un marlou ; un voleur ; un provocateur ; un bouffon ; un cynique ; un Judas ; un escroc ; un poseur ; bref, un héros du rock, peut lui aussi prétendre au prix Nobel de littérature. Comme «Kipling, Shaw, Thomas Mann, Pearl Buck» . Comme Albert Camus, putain. COMME ERNEST HEMINGWAY, BORDEL. WHAT THE _____ ???!!!

Quand l’information est tombée, le temps s’est momentanément figé, juste pour nous laisser méditer sur cette improbable nouvelle : quoi, le juke-box aurait désormais le droit de jouer dans la librairie, le haut-parleur de cracher à fond dans la bibliothèque, le 45 tours aux coins écornés de remplacer la reliure de cuir dorée à l’or fin de la Bibliothèque de La Pléïade ?

«C’est dur à croire», a déclaré Bob Dylan après quinze jours de silence bien dans son genre – tout comme le silence après un morceau de Mozart est encore de Mozart, le silence avant une déclaration de Dylan est déjà de Dylan.

Oui, c’est dur à croire, tellement dur que certains ont préféré y renoncer.

Ils déclarent ne plus accorder le moindre crédit à cette académie du nord de l’Europe qui s’arroge chaque automne le droit de choisir pour le compte du monde entier le «Grantauteur» de l’année. 

Ils s’élèvent contre la tentative pathétique de cette assemblée de professeurs intoxiqués par l’air du temps, qui auraient décidé de jeter à la rivière ce qui leur restait d’intégrité en couronnant un auteur de «ritournelles» des années 1960, du temps où ils étaient encore jeunes et révoltés contre les professeurs, les jurys et toutes les formes d’autorité, dans le désir absurde de séduire les nouvelles générations qui ne lisent plus de livres, qui n’en achètent jamais, qui ne s’intéressent plus – qui, en réalité, ne se sont jamais intéressées – au prix Nobel de littérature. 

Les contempteurs du jury Nobel voient ainsi dans sa décision une nouvelle preuve de l’affaissement de la culture classique, une nouvelle manifestation de ce tout-culturel démagogique qui substitue la «stridence» sans fin du rock au silence que requiert évidemment la lecture des grandes œuvres littéraires. 

Souvent, ils ne contestent même pas à Bob Dylan sa stature d’auteur-compositeur-interprète majeur. Mais à leurs yeux, elle ne vaut rien, car elle n’a rien à voir avec la littérature ; ou plutôt : avec Lalittérature telle qu’ils la conçoivent. Et Bob Dylan, de ce point de vue, n’est à leurs yeux qu’un type qui n’a écrit que deux livres, dont l’un est illisible, et l’autre inachevé ; c’est un flûtiste pour adolescents, tout au plus le souvenir d’un amour de jeunesse auquel on repense avec une tendre nostalgie avant de revenir aux choses sérieuses ; bref, c’est un auteur mineur, un nain littéraire à côté de ces géants des lettres américaines, les Philip Roth ou les Don DeLillo, qui ont produit une œuvre romanesque vaste et diverse, qui patientent depuis des années dans l’antichambre du Nobel, qui avaient déjà dû en 1993 céder leur place à l’avant du bus à la dame noire, Toni Morrison, et qui savent désormais que, à cause de Bob Dylan, et sauf à vivre plus de cent ans, eux ne peuvent plus jamais espérer recevoir le prix Nobel de littérature.

La suite du texte de Pierre Evil est à lire dans le Magic Revue pop Moderne n°234