© Crack Cloud
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Crack Cloud : «Se sentir perdu, c’est ce qui nous fait tous avancer» 

Deux ans après un "Tough Baby" couronné album de la semaine de notre hebdomadaire #28, Crack Cloud poursuit sa quête d'une pop "meta" et plus maximaliste que jamais avec "Red Mile". Petit aperçu d’une rencontre avec Aleem Khan et Bryce Cloghesy dans laquelle on parle retour aux sources, commercialisation du punk et de ce qui rend une musique “cinématographique”.

Même si Red Mile est peut-être l’album qui s’éloigne le plus du son originel de Crack Cloud, il est teinté d’une dimension «retour aux sources» qui ressort particulièrement dans le communiqué de presse, qui parle de vos retrouvailles avec la ville de Calgary. Est-ce de là que vient le nom du disque? 

Aleem Khan (claviers de Crack Cloud) : Je suis né à Urbana, petite ville de l’État de l’Illinois, mais j’ai vécu près de vingt ans dans les environs de Calgary. Et quand on a commencé à travailler sur Crack Cloud, vers 2013-2014, il y avait une scène underground très riche à Calgary, majoritairement répartie sur cette artère qu’était la 17e Avenue. Cette avenue était pavée de petits clubs, de petits bars qui diffusent du sport et accueillent de temps en temps des concerts. Et il faut savoir que Calgary est une ville extrêmement conservatrice, un peu comme une enclave texane au Canada. Disons que si tu veux te faire apprécier de la population, faut pas faire du punk pour hipsters, les gens sont plutôt du genre country.

La 17e Avenue, c’était notre oasis. Dans ce marasme, on était un groupe de potes soudés, et on passait notre temps ensemble. On jouait dans des lieux ou des festivals qui n’existent plus aujourd’hui, on traînait dans la maison de Zach (Choy, leader du groupe ndlr) ou dans son jardin, à faire de la musique, évidemment, mais aussi à parler de tout et de rien, à boire des coups, à fumer, à prendre le soleil… à vivre, quoi. Et même si on a tous dû quitter cette zone, de par notre activité artistique qui nous fait nous trimballer à droite à gauche, tout ce qui fait l’essence de Crack Cloud vient de cette ville, de cette 17e Avenue qu’on appelle justement le “Red Mile”. Comment tu dirais en Français ? “La Route Rouge” ? J’aime bien ça (rires).

Et même si depuis les albums Pain Olympics (2020) et Tough Baby (2022), les choses ont peut-être changé dans leur forme, le fond reste le même. On s’efforce de conserver ce côté storytelling qui nous passionne quand on fait de la musique. Et je pense que grandir ne nous a pas empêché de nous connecter encore davantage avec les thèmes qu’on a toujours défendus et qui sont une part importante de Red Mile. On y parle d’espaces liminaux, des sentiments d’abstraction, d’isolation, de désolation, d’ostracisation, de la vie, de la mort et de tout ce qui se passe au milieu… 


The Medium, deuxième single de Red Mile, diffuse un message que je trouve étonnamment positif vis-à-vis d’un groupe comme vous – ce que j’en comprends, c’est une acceptation du côté commercial du punk, du rock et même de la pop, parce que même si ces genres ont été bouffés jusqu’à la moelle pour satisfaire des intérêts mercantiles, ils sont toujours là pour nous changer les idées. J’ai bon ? 

Bryce Cloghesy (guitariste de Crack Cloud) : Rien n’existe dans le vide, n’est ce pas ? L’art existe par lui-même, mais s’imbrique dans le contexte d’une société, et évidemment l’économie et le business finissent par en devenir une composante importante. Même un anticonformiste comme Andy Warhol, et sa façon de se moquer du consumérisme à outrance des années 1960, n’a pas su échapper au marché de l’art. Dans le clip de The Medium, tu vois ces grosses lettres “POP” roses qui apparaissent suspendues à plusieurs moments du clip ? À mes yeux, elles symbolisent la connexion entre le pop art et le punk rock, mais elles interrogent aussi les théories des médias, et ce que ça signifie de faire de la musique en 2024. En tant que groupe faisant partie de cette industrie médiatisée, c’est quelque chose qu’on a toujours voulu analyser dans nos morceaux. Par exemple, le premier couplet parle de ce vieux narratif de la pop, avec ces accords et ces thématiques qu’on a déjà entendus des millions de fois mais qu’on continue d’entendre partout tout en sonnant paradoxalement revigorantes et uniques à chaque fois – et je trouve ça passionnant. 

Aleem : The Medium peut paraître très cynique, mais comme tu le dis, elle est aussi très bienveillante à mes yeux. Et puis il ne faut pas oublier que même le punk vient de la pop. À la base, le but des punks était de rendre crades les morceaux qu’écoutaient leurs parents, c’était un peu comme des Beatles avec de la distorsion dégoulinante, des enregistrements sur le pouce et des chanteurs qui ne savaient pas chanter. Comme le dit Bryce, la plupart des progressions d’accords n’ont pas évolué depuis les années 1950-60. Quand on chante “Its these four chords that everybody knows” – «ces quatres mêmes accords que tout le monde connaît», ndlr –, on n’exagère pas, mais comme on le dit juste après, “but we listen anyway !” – «on écoute quand même !», ndlr. J’ai travaillé longtemps comme caissier en supermarché à côté de la musique, et je peux te dire que tu écoutes les dix mêmes chansons en boucle toute la journée. Et même si elles ont la même structure, les mêmes thèmes, les mêmes accords, certaines te touchent et d’autres non. Et j’aime énormément cette simplicité, à vrai dire. 


Il y a un autre morceau marquant – même s’ils le sont tous, à leur façon – , c’est Lost On The Red Mile, qui clôt l’album et qui a vraiment ce côté «cinématographique», mot que j’ai toujours détesté quand on l’utilise pour parler de musique  mais qui n’a peut-être jamais été aussi approprié que pour cette chanson. Après avoir vu Paris, Texas de Wim Wenders (1984) récemment, je perçois la même mélancolie… 

Aleem : Lost On The Red Mile peut se voir comme une scène post-crédit, et Zach te dira sans doute la même chose. On pourrait parler de la structure de la chanson, de comment on l’a créé, de pourquoi le choix de cette guitare, mais je pense que le plus intéressant, c’est qu’est ce qu’elle dit de nous et de pourquoi ce choix de terminer l’album avec elle. C’est comme si cette fin n’apportait pas de solution, et n’était pas une fin en soi. Tu voulais quitter le désert, pour reprendre ton analogie avec Paris, Texas, mais tu retournes au désert. Et tu acceptes cette réalité. Parce que ce sentiment d’être perdu est celui qui à mes yeux te permet de te reconnecter à toi-même de la façon la plus profonde possible, par l’introspection qu’il procure. Aujourd’hui, avec les ordinateurs, les réseaux sociaux et tout ça, on dit souvent que l’homme n’arrive plus à se connecter à lui-même. Que la technologie empêche ça. Mais tu sais, le corps humain est aussi une technologie, d’une certaine façon. Les jambes, les bras, la bouche, le cerveau, le cœur… C’est ça qui nous permet de vivre, pas tout le reste. Et il ne faut pas non plus oublier qu’on est une jeune espèce. On a encore le temps de réaliser que se sentir perdu, c’est ce qui nous fait avancer. Ça n’est pas parce que Lost On The Red Mile nous fait revenir, sonné, à notre point de départ, qu’on ne peut plus devenir de meilleures personnes.