Ennio Morricone, le plus célèbre des compositeurs italiens contemporains, est décédé ce lundi 6 juillet à l’âge de 91 ans. En 2018, à l'occasion de ses 60 ans de carrière, nous lui avions consacré le guide d'écoute du numéro 212.
Un article initialement paru dans le numéro 212 de Magic,
écrit par Cédric Rouquette avec Jean-Marie Pottier et Marie Moussié
Célébré à Bercy et à la Cinémathèque pour ses soixante ans de carrière, le compositeur italien Ennio Morricone a marqué l’histoire de la musique de films avec un génie qui a beaucoup influencé le monde de la pop. Ce monde n’était pas le sien, mais il savait jouer avec ses codes – comme avec ceux du jazz, de la musique sacrée et de toutes les autres.
Ce jour-là, le 27 septembre 2018, l’Académie nationale Santa Cecilia de Rome affiche les portraits du meilleur élève de son histoire. Ennio Morricone, le Maestro – il adore ce surnom – dirige un concert à guichet fermé dans la plus grande salle de l’auditorium Parco della Musica imaginé par l’architecte Renzo Piano. Parmi les 3000 convives, le président de la République italienne, Sergio Mattarella. Ennio Morricone a été diplômé d’études de musique classique par l’Académie en 1946. Le jeune timide de dix-huit ans était alors un disciple du compositeur de musique contemporaine Goffredo Petrassi, le seul dont Morricone revendique ouvertement l’héritage à quelques jours de son quatre-vingt dixième anniversaire, qui aura été célébré ce 10 novembre. La date justifie une monumentale tournée d’adieu et une rétrospective à la Cinémathèque française où il sera traité comme il se doit pour ses qualités de compositeur : un monstre du cinéma et, au-delà (ou à travers lui), de la culture pop. L’Italien répète souvent qu’il aurait préféré s’illustrer dans la musique classique, pour laquelle il a composé plus de 120 pièces. Il aime la décrire comme la «musique absolue», c’est-à-dire écrite pour les concerts, en opposition aux «musiques appliquées», dans lesquelles il range la musique de films. C’est pourtant elle qui aura fait de lui une star du siècle, avec plus de 500 compositions. Elle lui a permis de piocher en temps réel parmi les références les plus populaires de son temps et d’emprunter des techniques d’enregistrement éloignées des usages du classique. Ennio Morricone a considérablement influencé la pop des vingt dernières années, de Calexico à Goldfrapp, de Danger Mouse à Daniele Luppi, de Spindrift à Pampa Folks.
Il n’a pourtant qu’une filiation infime avec le monde de la chanson. Rien en dehors de quelques arrangements pour la radio après la Guerre, d’un tube façon yé-yé en 1966, deux chansons co-écrites avec Joan Baez pour la B.O. de Sacco et Vanzetti dont le célébrissime Here’s To You (1971) et… une admiration toute personnelle pour Mireille Mathieu. Malgré tout, il sera resté à l’affût de tous les sons et a par exemple introduit dans sa musique la guitare électrique surf music qui le caractérise après avoir entendu les Beach Boys. Quelque part entre le génial recycleur et le musicien sans limite, son histoire est la rencontre entre un intérêt sincère pour toute la musique qui l’entoure et le goût pour le train de vie confortable que ses succès «faciles» pouvait assurer aux siens. Les premières heures d’Ennio Morricone dans la musique de films auprès du réalisateur Luciano Salce – Il Federale, en 1961, est sa première B.O. – servent humblement les besoins de sa petite famille.
Ce qui n’était pas prévu, c’est que ce travail de subsistance, écrit à la main de la première à la dernière note, puisse le rendre mondialement connu. Ses hymnes populaires pour le grand écran – dont Pour une poignée de dollars, le premier western italien de Sergio Leone – le consacrent vedette du genre dès 1964 et remplissent les salles de concert depuis 1984. Morricone avait pris sa retraite en 2019. En larmes. «J’aime tellement écrire de la musique. C’est tout ce que je sais faire !»
1 – LES SPAGHETTIS ET LA MADELEINE
Pour une Poignée de dollars (1964)
Il était une fois en Amérique (1984)
Au panthéon des grands couples de la musique de film, Leone-Morricone vaut bien Hitchcock-Herrmann, Fellini-Rota ou Truffaut-Delerue. Cette rime très riche, longue de vingt ans et six grands films, a pourtant commencé sur un oubli : quand Morricone ouvre sa porte à Sergio Leone, un jour de la fin 1963, il ne se souvient pas qu’ils se sont déjà côtoyés sur les bancs de l’école primaire, dans le quartier du Trastevere à Rome, deux décennies plus tôt. Leur osmose est en tout cas évidente dès les premières notes de Pour une Poignée de dollars (1964), tirées d’un réarrangement du Pastures of Plenty de Woody Guthrie.
«J’aime tellement écrire de la musique. C’est tout ce que je sais faire !»
Ennio Morricone
Constamment décortiquée, imitée, pastichée (le score de La Folie des Grandeurs par Michel Polnareff !), l’œuvre de Morricone pour Leone constitue une leçon d’inventivité permanente, où les échos de deux chanteurs se rencontrent pour figurer le cri d’un coyote (Le Bon, la Brute et le Truand, 1966), où l’on fait semblant d’étrangler l’harmoniciste Franco De Gemini pour que son instrument produise une plainte lancinante (Il était une fois dans l’Ouest, 1968). Le «western spaghetti», expression détestée du compositeur, est relevé d’une bonne pointe de romantisme : en témoignent ses envolées mahlériennes d’Il était une fois dans l’Ouest, ornées des chœurs de la chanteuse Edda dell’Orso. Ultime, et plus belle, œuvre commune du tandem, Il était une fois en Amérique substituera en 1984 les gangsters aux cowboys et la madeleine aux spaghettis pour une sublime évocation proustienne du New York de la Prohibition, où les souvenirs et les regrets du personnage de Robert De Niro s’évanouissent au son des flûtes de pan.
2 – PAS DE VERNEUIL SANS MORRICONE
Le Clan des Siciliens (1969)
Henri Verneuil est le premier réalisateur qui réussit à mettre Ennio Morricone dans un avion pour quitter Rome. De leur longue collaboration (sept films) naît Le clan des Siciliens qui rassemble le trio en vue Delon-Ventura-Gabin. Ce bon petit polar français fait partie des nombreux films dont la substance est mise en valeur par la musique de l’Italien. Son thème, follement séduisant, se compose de deux parties distinctes qui forment un hommage à Bach. La première mélodie est inspirée de ses préludes pour orgue, la seconde est composée à partir des lettres B A C H, dénominations anglaise et allemande (pour la lettre H) des notes si, la, do et si. Plus étonnant encore, le Thème pour Le Goff, du nom du policier taciturne incarné par Lino Ventura. Les guitares électriques très surf music et la batterie énervée, dans une scène classique de poursuite, pourraient faire rougir les Allemands de Neu! période Hallogallo (1972)!
3 – DANS LA BOÎTE DE PETRI
Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970)
Morricone, ce n’est pas seulement la flamboyance bouffonne du western spaghetti, c’est aussi l’inquiétude grinçante de l’Italie contemporaine. En 1969, le réalisateur Elio Petri choisit d’ouvrir le film Un coin tranquille à la campagne par Musica per undici violini, une composition tout en violons insidieux et obsédants réalisée dix ans plus tôt au retour d’une visite à Darmstadt, le temple allemand du sérialisme. La première de ses cinq collaborations avec son compatriote romain est surtout restée dans les mémoires pour les deux films qui ont suivi, avec Gian Maria Volontè en vedette et deux B.O. tout aussi joliment tordues. En 1970, pour Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Morricone compose une ritournelle inquiète scandée de goguenardes virgules de guimbarde, hommage aux origines siciliennes du personnage principal. L’année suivante, il contamine une marche solennelle d’un chant de machines-outils qui sonne comme une rafale de pistolet-mitrailleur prête à faucher le prolo Lulu. Même si, c’est le titre qui le dit ironiquement, La Classe ouvrière va au paradis.
4 – SON NOM EST PARTOUT
Mon Nom est Personne (1972)
En 1972, Ennio Morricone a quelque chose des Beatles de 1964, du Pink Floyd de 1973 ou de Radiohead de 1997. Il est une star dans son domaine, archi-réclamée, ultra-productive, qui connaît le pic d’activité de sa carrière. Il compose vingt-deux bandes originales pour cette seule année, notamment son sommet avec Verneuil, Le Serpent. Tout à son aisance, l’Italien agrandit l’écran grâce à un sens mélodique vertigineux sur deux morceaux-clefs de Mon Nom est Personne, un western à suspense de Tonino Valerii. Morricone confirme qu’il écoute les sons pop de son époque en citant My Way dans le morceau Bonne chance Jack. Mais il lâche surtout les chevaux – au sens propre, comme à l’écran – sur L’Amas Sauvage, bijou de folk orchestrale d’abord siffloté par son ami d’enfance Alessandro Alessandroni dans les espaces de l’Ouest, puis relayée par flûtes, trompettes, chœurs et ensemble symphonique au galop. Alessandroni et son «timbre» si identifiable, par ailleurs multi-instrumentiste reconnu, aura été le «sifflet attitré» de Morricone sur l’essentiel de ses bandes originales. Sur la piste-titre Mon Nom est Personne, bouffonne et solaire comme le personnage de Terence Hill, le Maestro fait le lit d’une des plus grandes parties de basse jamais enregistrées. Comme s’il avait capturé le McCartney de Sergent Pepper en l’excitant assez pour s’arrêter à la limite du slap. Surréaliste sur le papier, panoramique en stéréo.
5 – JAZZ À PARIS
Peur sur la ville (1975)
Les films à suspense révèlent le Morricone de l’avant-garde, celui qui n’a pas oublié d’écouter la fusion rock-jazz proposée par Miles Davis dans Bitches Brew (1970). La bande sonore de Peur sur la ville est l’aboutissement d’années de giallo, les films policiers italiens – particulièrement ceux de Dario Argento, L’Oiseau au plumage de cristal d’Enzo Casterllari en 1970, ou du thriller hitchcockien Les yeux froids de la peur en 1971 – où le compositeur mélange musique contemporaine et jazz angoissant. Pour créer l’effroi, il s’autorise à travailler avec ces groupes d’improvisation qu’il a lui-même fréquentés – et qu’il encadre avec une direction artistique serrée. La «Peur» du film d’Henri Verneuil est relative pour un spectateur de 2018. Mais les dissonances des cordes et des trompettes bouchées, comme les accords de piano appuyés du thème principal, étouffé dans des mesures impaires, s’accordent avec le charme désuet du mobilier aux couleurs criardes et les tours du Front-de-Seine où se joue la prise d’otages finale. Si sa musique fait ici grincer Bernard Hermann et Charles Mingus en même temps, et même s’il avait pu tester ces sonorités l’année précédente pour le film d’épouvante Spasmo, Ennio Morricone est loin d’être un familier du jazz. Le style lui évoque Rome encore occupée, lorsqu’il accompagnait son père pour de modestes spectacles donnés devant des militaires américains et canadiens.
6 – TOUCHER AU DIVIN
Mission (1986)
Les images de Mission de Roland Joffé impressionnent Morricone, d’abord hésitant. Il faut revoir le frère Gabriel (Jeremy Irons) escalader les chutes d’Iguazu à mains nues. L’histoire finit par toucher le croyant en Morricone. Elle raconte l’échec de la rencontre, au XVIIIe siècle, entre Jésuites espagnols et Indiens Guaranis. Joffé convainc l’Italien, d’abord engagé vers une musique religieuse et baroque, de composer avec des influences sud-américaines (percussions, flûte de pan…). Ces trois piliers, voués à la catastrophe dans le film, sont réunis en un titre miraculeux (On Earth as it is in Heaven) et font d’Ennio Morricone un créateur «d’utopies musicales». Ce travail sacré n’obtient pas l’Oscar de la meilleure musique de film en 1987. «Un vol», dira Morricone au Guardian en 2001. Les bons arrangements d’Herbie Hancock dans Round Midnight de Bertrand Tavernier ne méritaient pas cette distinction à ses yeux.
7 – UN PREMIER OSCAR
Les Huit Salopards (2016)
La sixième nomination aura été la bonne : l’Oscar décerné à Morricone pour Les Huit Salopards en 2016 récompense une bande-son réussie, mais surtout un géant du genre au soir de sa carrière, qui avait commencé à travailler avec des cinéastes américains à cinquante ans passés, avec Les Moissons du ciel de Terrence Malick en 1979. La statuette sonne comme un second Oscar d’honneur, après celui décerné dès 2007 par une Académie qui n’y croyait apparemment déjà plus. La statuette est décrochée, qui plus est, grâce au cinéphage en chef d’Hollywood: il fallait bien un Morricone pour que Quentin Tarantino abandonne son habitude des B.O. jukebox. Il lui avait déjà arraché une composition originale pour Django Unchained et avait parsemé ses films de nombre de ses compositions plus ou moins célèbres, ouvrant même son Pulp Fiction sur le Misirlou de Dick Dale au motif de son bon goût de spaghetti… Le Maestro, lui, garde ses habitudes. Il compose la bande-son des Huit Salopards à partir du script, sans voir une image. Le symbole d’un artiste qui ne se sera pas contenté d’illustrer des films, mais les aura rêvés pour nous.