Homme de l’ombre bien connu des habitués des salles obscures, Brian Reitzell a construit l’essentiel de sa carrière dans l’anonymat et la discrétion, souvent dissimulé derrière la notoriété imposante des figures auxquelles il a dédié ses services : batteur pour Redd Kross, Beck ou Air, puis coordinateur musical et compositeur pour Sofia Coppola ou Gus Van Sant. Responsable aussi de résurrections musicales inespérées – Kevin Shields, Mark Hollis –, cet amoureux des textures sonores audacieuses sort enfin de sa réserve à l’occasion de la publication d’un premier album solo, Auto Music, entre shoegazing, krautrock et néo-classicisme. Il accepte de commenter huit épisodes d’une discographie qui condense près de vingt années d’évolutions des industries culturelles. [Interview Matthieu Grundfeld].
REDD KROSS –Phaseshifter (1993)
Brian Reitzell : Le premier album important sur lequel j’ai joué. Quand j’ai rencontré Steve et Jeff McDonald (ndlr. fondateurs et leaders de Redd Kross) en 1991, j’habitais encore à San Francisco et j’étais batteur dans trois groupes en même temps : l’un plutôt jazz, le deuxième dans un style expérimental et le troisième clairement punk rock. J’étais ami avec le batteur de Jellyfish, Andy Sturmer, parce que je travaillais dans un magasin de disques avec sa copine de l’époque. C’est lui qui m’a dit que Redd Kross recherchait un nouveau batteur et que je devrais aller à Los Angeles pour auditionner. J’étais jeune et je ne savais pas précisément dans quoi je me lançais, mais j’avais déjà vu plusieurs fois Redd Kross en concert et j’avais trouvé les musiciens fantastiques. Ils avaient les cheveux longs, une énergie incroyable et un véritable sens du spectacle. J’ai été pris et, trois jours après, j’ouvrais en première partie pour Sonic Youth ! Redd Kross, Jellyfish et The Posies incarnaient à l’époque une forme de renouveau de la pop américaine.
Nous nous fréquentions souvent et sommes d’ailleurs restés assez proches depuis vingt ans. Peu de temps après, nous avons eu le plaisir et l’honneur d’être invités par Teenage Fanclub sur de nombreuses dates européennes de la tournée de Bandwagonesque (1991), autant dire que j’étais fou de joie de pouvoir observer quotidiennement des songwriters de cette classe. C’est vrai que toutes ces formations étaient essentiellement tournées vers l’écriture de chansons au sens classique du terme alors que mon œuvre personnelle est davantage consacrée à l’exploration de textures sonores plus abstraites, mais cela fait intégralement partie de ma culture musicale – j’adore les chansons pop, je suis fan des Beatles et de Dusty Springfield. J’ai toujours été extrêmement éclectique dans mes goûts et j’ai donc été très heureux pendant cette première partie de ma carrière. Mais au bout de six ou sept années à jouer encore et toujours les mêmes titres, j’ai commencé à m’ennuyer. J’ai croisé Jeff McDonald récemment en récupérant des bonbons pour Halloween avec ma fille et il m’a demandé de les dépanner avec Redd Kross pour deux semaines de tournée en Australie. Malheureusement, j’étais pris à ce moment-là, mais j’aurais bien aimé repartir avec eux pour une durée limitée.
ROGER JOSEPH MANNING JR. & BRIAN REITZELL – Logan’s Sanctuary (2000)
Au départ, ce n’était pas mon idée. Je venais tout juste de superviser la bande originale de The Virgin Suicides (2000) pour le label Emperor Norton. J’avais notamment aidé Sofia Coppola à sélectionner tous les titres que l’on entend dans le film et qui ne sont pas composés par Air. À l’époque, Steve Pross, le patron d’Emperor Norton, voulait publier trois fausses bandes-son de films imaginaires, la première étant un pastiche de la blaxploitation intitulé Soul Ecstasy (1999). C’est dans ce cadre qu’il m’a demandé d’inventer cette suite fictive d’un film de science-fiction des années 70, Logan’s Run (1976) de Michael Anderson (ndlr. en français L’Âge De Cristal). J’ai donc inventé de toutes pièces un scénario qui figure dans les notes de pochette et j’ai demandé à Roger Joseph Manning Jr. de m’aider à composer la musique. J’ai grandi en écoutant énormément de musiques de films d’Ennio Morricone ou Francis Lai, et plus tard, quand je suis venu travailler avec Air à Paris, j’ai passé beaucoup de temps à développer ma collection, notamment grâce à Nicolas Saada (ndlr. scénariste et réalisateur français) qui m’a emmené faire du shopping chez tous les disquaires de la capitale française. Initialement, nous ne voulions pas que nos noms apparaissent sur Logan’s Sanctuary parce que nous aurions préféré pousser la supercherie jusqu’au bout pour que les gens croient vraiment qu’il s’agissait d’une réédition d’un vrai score de série B. Nous n’avons malheureusement pas pu le faire. J’ai demandé à Jason Falkner d’interpréter les morceaux chantés parce que j’étais à la recherche d’une voix de crooner, un peu à la Scott Walker. Mike Mills a accepté de dessiner la pochette où figurent les portraits de Jason et de ma belle-sœur. C’est dire à quel point je me suis impliqué personnellement ! (Rires.)
AIR – 10 000 Hz Legend (2001)
J’adore cet album. J’ai rencontré Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel au moment où ils cherchaient un groupe de scène pour la tournée de Moon Safari (1998). Ils venaient tout juste d’embaucher Roger Joseph Manning Jr. et Brian Kehew pour jouer des claviers (parce qu’ils étaient fans de The Moog Cookbook) ainsi que Justin Meldal-Johnsen à la basse. Je les ai croisés à une soirée organisée par Mike Mills et j’ai entendu qu’ils recherchaient un batteur. Je me suis donc précipité pour proposer mes services et ils ont accepté. De surcroît, Roger, Justin et moi avions déjà accompagné Beck sur scène et nous avions donc l’habitude de travailler ensemble. Nous nous sommes ensuite retrouvés pour enregistrer leur deuxième album en studio à Paris, 10 000 Hz Legend, avant d’enchaîner avec la tournée. J’ai énormément apprécié tout ce temps passé avec Air, mais j’en suis sorti totalement épuisé. Nous avons enchaîné les dates et, au même moment, je devais trouver un peu de temps pour entamer les ébauches de Lost In Translation (2003). Je descendais tout juste de scène, je montais directement dans le bus, et quelques minutes plus tard, il fallait que je me remette au travail sur mes propres compositions. C’est dire si je n’ai pas énormément profité du côté festif de la tournée – je crois que je n’ai jamais été aussi sobre de toute ma vie ! (Rires.) C’est à ce moment précis que j’ai réalisé que j’étais devenu trop vieux pour passer autant de temps sur les routes, et j’ai décidé de me consacrer exclusivement au travail en studio.
V/A BOF – Lost In Translation (2003)
Pendant toute la tournée qui a suivi la sortie de l’album 10 000 Hz Legend, j’ai donc commencé à travailler sur la bande originale du film Lost In Translation de Sofia Coppola. Une grande partie des morceaux ont ainsi été composés à l’arrière d’un bus, entre deux villes ou deux festivals. Je pense que cela m’a beaucoup aidé à transposer les impressions de flottement, le jetlag émotionnel permanent du personnage de Bill Murray. De surcroît, Cornelius a joué en première partie de Air sur de nombreuses dates. Or je ne connaissais pas bien la pop japonaise et j’étais à la recherche de nouvelles pistes pour intégrer cet élément local dans les ambiances sonores du film. J’ai passé beaucoup de temps avec Keigo (ndlr. Oyamada, alias Cornelius), qui m’a donné énormément de conseils précieux et m’a fait découvrir tous ces groupes bizarres et mystérieux, notamment Happy End qui figure sur la BO. J’ai aussi rencontré Kevin Shields de My Bloody Valentine dans un festival au Japon où Air était programmé en même temps que Primal Scream (que Kevin accompagnait alors sur scène). J’ai passé une tête dans leur loge pour les saluer et nous avons vite sympathisé. Nous avons fini par discuter toute la nuit, et en regardant le soleil se lever sur Osaka, j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai demandé s’il serait tenté de travailler pour le cinéma. Il a accepté. Tout le monde m’a dit : “Tu es complètement fou, il est incapable d’enregistrer quoi que ce soit depuis des années, il est beaucoup trop perfectionniste.”
Et pourtant, ça a marché. Bon, c’est sûr que je devais être présent à ses côtés en studio tous les jours pour que quelque chose se passe. (Rires.) Il ne voulait travailler que la nuit parce qu’il a des oreilles extrêmement sensibles, et même à l’intérieur du studio, le bruit du métro le dérangeait pendant la journée. Mais nous sommes parvenus à un si bon résultat que j’ai décidé de faire encore appel à lui pour Marie-Antoinette (2006) de Sofia. Malheureusement, je crois qu’il a dépensé tout l’argent gagné sur ces films en matériel d’enregistrement. Je ne lui reproche pas, j’ai tendance à faire pareil. Du coup, il est resté fauché et a été obligé de continuer à tourner avec Primal Scream, ce qui a encore retardé la sortie du disque de My Bloody Valentine, paru finalement l’an dernier. Ça reste l’une de mes rencontres artistiques les plus fortes. Tout au long de ces années, j’ai également pris énormément de plaisir à accompagner le développement artistique de la réalisatrice Sofia Coppola. Quand nous avons commencé à collaborer sur The Virgin Suicides, nous n’avions aucune idée précise de ce que nous étions en train de faire. J’ai appris mon métier à ses côtés, ou plutôt nous l’avons inventé ensemble. Mon travail actuel est à la fois créatif et juridique puisque j’aide le réalisateur à obtenir les droits des morceaux que nous choisissons ensemble pour illustrer son œuvre. Sur Lost In Translation, je suis pour la première fois crédité en tant que producteur et concepteur musical. C’est un statut qui n’existait pas dans l’industrie cinématographique auparavant. Sofia a même dû appeler des responsables syndicaux à Hollywood pour obtenir l’autorisation d’utiliser cette expression. (Rires.)
TV EYES – TV Eyes (2006)
Un vrai projet démocratique que nous avons réalisé avec Roger Joseph Manning Jr. et Jason Falkner presque deux ans avant sa sortie officielle. Nous avions dans l’idée d’enregistrer une sorte d’hommage à Tubeway Army (1978) de Gary Numan avec de très vieux synthés et une vraie batterie. À l’époque, l’idée était assez originale, il n’y avait pas encore d’electroclash ou de revival pour la pop synthétique et tout ce genre de musique du début des années 80 dont nous étions très fans. Nous avons tout composé et enregistré en deux ou trois jours à peine et nous avons laissé le tout moisir sur une étagère. Et deux ans après, voilà que l’electroclash débarque ! Pas de chance. L’album n’est malheureusement sorti qu’au Japon dans une version remaniée et très inférieure à mon avis, même si l’original doit être enfin réédité cette année. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours ressenti une profonde affinité avec le Japon. Je ne sais pas si c’est la proximité géographique relative des deux côtés du Pacifique, mais entre la nourriture, l’engouement pour la culture pop et le cinéma, j’adore littéralement ce pays, et cela semble être réciproque. Je me souviens de la première tournée japonaise avec Redd Kross : c’était la “beatlemania” pure et simple ! (Rires.) Des centaines de filles qui nous poursuivaient jusqu’à l’hôtel, les limousines prises d’assaut… Je n’avais jamais vu une chose pareille.
MALIBU – Robo-Sapiens (2007)
À vrai dire, il s’agit essentiellement d’un projet de Roger Joseph Manning Jr., même si j’y ai un peu contribué et que l’on y retrouve également un morceau qui date des sessions réalisées avec TV Eyes. Roger et moi, nous sommes à la fois très proches et très opposés en un sens. Il a une fibre mélodique beaucoup plus poussée que la mienne et c’est un véritable synthétiseur humain qui excelle dans tout ce qui est outré, spectaculaire. Roger, tout comme Jason d’ailleurs, sont de vrais aficionados de la pop. J’apprécie les choses plus discrètes, plus ton sur ton. J’adore les textures musicales nuancées, les mélodies fantômes. Je préfère les harmoniques aux notes de la gamme chromatique. Quand nous avons travaillé ensemble sur Lost In Translation, c’était moi le chef, en quelque sorte. Roger s’est donc adapté à la commande. Mais quand nous collaborons sur d’autres projets, nous arrivons souvent à trouver un point d’équilibre entre nos deux personnalités, un peu comme Nicolas et Jean-Benoît dans Air.
BRIAN REITZELL – Hannibal (2014)
J’ai récemment eu l’occasion de travailler à deux reprises avec la télévision. Il y a eu Boss, qui est une série réalisée par Gus Van Sant et pour laquelle j’ai eu la chance de collaborer avec Mark Hollis. Et puis il y a Hannibal, qui est une série d’horreur. C’est devenu un univers presque plus intéressant pour moi que le cinéma. Franchement, le système de production de ces séries ressemble de plus en plus à ce que pouvait être le cinéma indépendant il y a une vingtaine d’années : on me laisse une liberté totale, des moyens suffisants, et personne ne vient se mêler de mon travail. En sus, c’est diffusé dans soixante-dix pays ! J’ai donc enregistré presque vingt-cinq heures de musique au total pour Hannibal et je suis en train d’essayer d’en extraire quelques fragments pour les publier sous forme d’album. Je me suis largement inspiré de l’univers des films d’horreur des années 70, notamment des séries B italiennes et de tous les films de Dario Argento. Chaque projet a sa spécificité et pour celui-ci, j’ai été obligé de réfléchir à l’impact psychologique de la musique et des effets sonores sur le spectateur. L’enjeu n’est pas seulement esthétique, il faut surligner des intrigues narratives et parvenir à être le plus effrayant possible. Ce n’est pas facile, mais c’est passionnant. J’ai essayé de ne pas adopter la solution la plus facile et la plus stéréotypée qui consiste à avoir recours à des effets sonores comme des portes qui claquent ou des bruits de hachoir. Plus de 90% des sons que j’ai utilisés pour la série sont créés par des instruments de musique, sans échantillonnage. J’ai essayé de composer une partition qui reste la plus proche possible de ce qu’un orchestre classique pourrait jouer.
BRIAN REITZELL – Auto Music (2014)
Au début, je n’avais pas dans l’idée de publier un effort solo. Simplement, quand j’ai terminé de travailler sur un projet, j’aime bien tenter de nouvelles expériences dans mon laboratoire pour continuer d’apprendre. (Sourire.) La plupart des morceaux d’Auto Music sont donc nés de ces expérimentations plus ou moins hasardeuses. Last Summer est l’une des plus anciennes. On y retrouve Kevin Shields, mais aux claviers pour une fois. En réalité, c’est une expérience que nous avons élaborée ensemble à partir d’une première recherche qui date des sessions de Loveless (1991) de My Bloody Valentine. Il m’avait fait écouter il y a très longtemps une séquence d’accords qu’il avait enregistrée à l’époque sur une guitare acoustique et je l’ai transposée aux claviers. Il a trouvé ça tellement cool qu’il a voulu continuer et c’est ainsi que le titre est né, quasiment dix ans après que nous ayons commencé à l’imaginer ensemble. J’ai pris l’habitude d’emporter ces ébauches dans ma voiture pour les réécouter sur le chemin d’une dizaine de kilomètres qui mène du studio à chez moi. Petit à petit, je me suis rendu compte que certaines d’entre elles, avec leur côté un peu métronomique, constituaient un accompagnement parfait pour ces trajets en voiture. D’où l’intitulé Auto Music – j’ai toujours trouvé que les voitures étaient des endroits formidables pour écouter de la musique. J’ai donc essayé de finaliser cette sorte de krautrock californien tout en conservant l’aspect expérimental des maquettes initiales. Le lien avec le cinéma reste présent puisque nous avons achevé ces morceaux de manière largement improvisée en nous inspirant d’images projetées sur l’écran géant de mon studio, même si elles étaient souvent plus abstraites que d’habitude. J’adore par exemple le film sur Gaudí réalisé par Hiroshi Teshigahara en 1984. Je ne peux plus me passer des images, je n’y peux rien. (Sourire.)
PS. Intenable, Brian Reitzell a aussi dépoté cette année la bande originale du jeu vidéo événement Watch Dogs, dont la parution physique est assurée par Invada Records, le label de Geoff Barrow (Portishead). Des extraits :