De manière presque métronomique, Dominique A revient tous les deux ans avec un nouveau cru, certains d’une radicalité absolue, d’autres plus immédiats. En 2018, ce ne sera pas une mais deux livraisons qu’il nous proposera. Ce qui, selon ses dires, lui permettra d’aborder deux pans de sa couleur musicale, l’un acoustique et l’autre plus électrique.
Toute Latitude, ranime le versant électrique mais surtout électronique de Dominique A. Douze titres assez proches dans leur climat de La Musique/La Matière (2009). Certes, les plus grincheux pouvaient arguer que les deux derniers albums du monsieur étaient plus accessibles, parfois plus prévisibles mais cette Victoire de la musique largement méritée en 2013 n’a finalement permis à Dominique A que d’assumer une nouvelle métamorphose. Celle d’un musicien se cherchant entre classicisme et radicalité. Toute Latitude est exactement dans ce territoire-là, empruntant ici des textes à l’évidence absolue quand ils ne sont pas carrément naturalistes. Car on ne peut pas parler de Dominique A sans évoquer le parolier qui s’assume de plus en plus au fur et à mesure des années, qui construit une autofiction entre symbolisme et crudité, à l’image de Bertrand Belin. On rappellera ici la force d’écriture de ce monsieur, sans doute l’un des plus grands paroliers en activité avec Pascal Bouaziz de Mendelson.
Depuis Vers Les Lueurs (2012), on entend un artiste affranchi et en totale liberté qui refuse le cloisonnement, rejette toute forme de recette et s’autorise surtout bien des choses, avec le sourire de celui qui sait ce qu’il trouvera.
Complexité des formules
Avec Toute Latitude, Dominique A s’accompagne de Sacha Toorop et Etienne Bonhomme qui se partagent ensemble le travail sur la dimension rythmique, clé de voûte du disque. On y retrouve aussi Jeff Hallam à la basse et Thomas Poli aux claviers et guitares. Il faudra sans doute trouver dans cette équipe une volonté de brouiller les pistes. Il est autant question de rythme que de mots. L’essentiel se situe dans cet entre-deux, cette volonté vorace d’assécher les propos par l’atonalité de séquences électroniques. Pourtant, il se dégage une véritable puissance de ces arrangements avec leurs détails à découvrir.
De prime abord, on croit Toute Latitude lorgnant du côté d’un minimalisme électronique. Mais à y regarder de plus près, on prend conscience de la complexité des formules. Jamais Dominique A n’a été aussi lunatique. Les climats semblent antagonistes les uns par rapport aux autres. Il puise alors dans une forme de naïveté presque désuète au bord de l’anecdote (Enfants de la plage).
Dominique A choisit de ne pas choisir entre des formules pop (Aujourd’hui n’existe plus) et des espaces plus mouvants et perturbés (Les deux côtés d’une ombre). Ce qui donne un disque tortueux, presque bancal, en tous les cas dérangeant, qui rappelle combien l’auteur est aussi un immense interprète. Il reconvoque un certain sens de la dérive et même une esthétique de l’austérité comme s’il reprenait goût au cendré et au gris clair. Toute Latitude est comme chacun des disques de Dominique A une œuvre à tiroirs, quelque chose qui semble spontanée et immédiate mais où l’on perçoit un impalpable non-dit.
Etincelle de couleur
Dominique A poursuit les mêmes obsessions stylistiques à travers des compositions parfois nerveuses, parfois langoureuses. Son travail d’écriture, c’est finalement la variation sur un même thème à l’image d’un croquis sur lequel on revient sans cesse. Chez lui, le rapport à la composition semble être un jeu d’équilibre entre la répétition d’une formule et l’exacerbation de sa texture. C’est sans doute ce qui le rend à la fois immédiatement identifiable et familier mais aussi singulier.
Il faudra s’attarder sur le visuel splendide de Sébastien Laudenbach, remarqué avec le superbe La jeune fille sans mains, l’adaptation d’un conte de Grimm. Les couleurs chaudes de la pochette et du clip ramènent à notre mémoire nos lectures de Giono et des fins d’été qui annoncent les automnes. On y croise des mythes et des hommes mi-dieux, mi-animaux.
Longtemps Dominique A a regardé les villes, cherché à saisir l’horizon au harpon à travers les étendues. Les paysages étaient toujours des extensions de lui-même, des juxtapositions de ses interrogations. Pour la première fois, ici, les terres traversées ne sont pas que mentales mais bien géographiques. Il fait des pas de côté entre possible et plausible, entre futur et promesse. Le monde du compositeur n’est ni vraiment le nôtre ni même vraiment le sien, c’est un Endermonde à mi-chemin entre des hallucinations symboliques et des esquisses à peine dessinées.
Dominique A chante les forêts comme des abris, des odyssées dérisoires, les jeunesses lointaines, les renoncements contre lesquels l’on ne peut rien… On se ballade ici dans des lieux déserts de toute trace humaine. Il décrit les retours aux choses : ici, rien n’est comme avant. Il délivre aussi ces minuscules détails qui provoquent l’empathie, la prise de conscience du réel.
Des défauts comme force
Même dans les moments les plus prévisibles, il faudra se méfier du trompe l’œil et de sa ruse. Il travaille l’opacité dans les instants les plus clairs. Il ne faudra d’ailleurs pas trop s’habituer au calme du refuge aperçu la seconde d’avant. Car tout ce qui compte relève du passé, de l’achevé et du disparu. On ne cherche aucune loi morale ni posture ici mais plus des mots qui effleurent la fragilité.
Plus que jamais, Dominique A joue sur l’espace, oscillant entre ouverture et claustrophobie oppressante. Même les oiseaux ont perdu leur courage, ils sont éteints, disparus.
Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est avec ses défauts que ce disque gagne toute sa force. A la première écoute, il se dégage une impression d’incohérence entre les titres mais c’est justement dans cette versatilité qu’il faut aller chercher une forme d’assurance. C’est une douche écossaise à laquelle nous sommes conviés, chaud puis froid, parfois les deux ensembles.
Toute Latitude est un disque aventureux et désarçonnant, ombrageux et modeste, glacé d’une noirceur attirante et fait de questions sans réponses. Mais peu importe…
Grégory Bodenes