Les Américains de Durand Jones & The Indications reviennent avec American Love Call, un album rétro-moderne, entre amour et politique. De passage à Paris en janvier, les chaleureux Aaron Frazier (batterie, chant) et Durand Jones (chant) nous ont raconté la conception de cet “album de rêve”, influencé par la situation politique aux États-Unis.
Est-il vrai que votre premier album devait être un «one-shot» ?
Durand Jones : On pensait que ça allait être le cas.
Aaron Frazer : Oui, on enregistrait nos morceaux parce que ça nous semblait amusant. Puis, on a eu l’occasion de tenir notre vinyle entre les mains, de pouvoir dire “c’est mon album” et de le ranger à côté de tous les disques qu’on aime. C’était le but ultime, de se dire “on l’a fait”. On en était très fiers. Je me souviens de notre premier concert à Bloomington, chez nous dans l’Indiana (le 16 avril 2016, ndlr). Sur l’affiche, il y avait marqué “One Night Only” (Pour une nuit seulement, ndlr). On pensait que ce serait notre seul spectacle mais la réaction de la foule a été tellement folle qu’on s’est dit : “Jouons encore un spectacle”. Et tout le reste s’est enchaîné très vite. Un agent a entendu notre album, on a joué cinq concerts à Los Angeles et on a signé sur un nouveau label (Dead Oceans, ndlr).
Vous avez enregistré votre deuxième album en quelques sessions cet été au Studio G à Brooklyn. Était-ce important pour vous de travailler dans l’urgence ?
Aaron Frazer : La pression amène l’inspiration, c’est certain. C’est comme à l’école : tu attends toujours la veille de rendre un devoir pour trouver l’étincelle pendant la nuit (rires). Mais nous avons fait beaucoup de pré-production avant d’aller au studio. Tout n’a pas été créé et enregistré en trois semaines. L’ensemble du processus a duré entre un an et un an et demi.
Durand Jones : Un ami musicien à New York m’a dit : “Tu as toute une vie pour faire ton premier album mais quand il s’agit du deuxième, tu as environ douze mois“. Il ne mentait pas. On a bien ressenti cette pression.
American Love Call est pour vous l’album rêvé. Pourquoi ?
Durand Jones : Parce qu’on a eu les moyens de faire ce qu’on voulait sur ce disque. Sur le premier, nous ne pensions pas avoir assez de chansons pour faire un ensemble cohérent. Cette fois, on a vraiment décidé de montrer ce qu’on pouvait faire en tant que groupe.
Aaron Frazer : On avait les moyens mais aussi le savoir-faire. Notre premier album, c’était vraiment de l’exploration. On se disait : “On a fait ça, ça a l’air plutôt bizarre mais aussi vraiment cool.” Maintenant, on a une vision claire de ce que l’on veut faire. Donc oui, c’est la raison pour laquelle c’est notre album rêvé.
Quelle est la principale différence entre votre premier disque et celui-ci ?
Durand Jones : Le premier album a été très influencé par la Southern soul et les groupes du label Stax. Et il n’y avait pas beaucoup d’harmonie vocale. C’était moi qui chantait principalement, et Aaron seulement sur une chanson. Cette fois, on voulait vraiment faire un album plus collectif et que tout le groupe pense aux voix.
Aaron Frazer : Sur notre premier album, je pense que nous avions de grandes idées exécutées de manière limitée. Sur American Love Call, ce sont de grandes idées, exécutées de manière ambitieuses ! (rires)
Est-ce que c’est compliqué de faire un album où l’opinion de chacun compte ?
Aaron Frazer : C’est le bordel ! (rires) C’est super frustrant, mais en fin de compte, on ne serait pas un groupe si chacun ne participait pas à l’élaboration des chansons.
Comment définiriez-vous votre musique ?
Durand Jones : Aaron dire de notre musique que c’est de la post-hip-hop soul et je pense vraiment que c’est une excellente façon de décrire ce que nous faisons, car il est difficile d’être en Amérique et de ne pas être influencé par la musique qui t’entoure.
Un peu comme des producteurs de hip hop, vous allez nourrir votre inspiration dans des chansons plus anciennes. Pour vous la création revient à piocher dans ce qui a été fait avant ? La nouveauté vient nécessairement du passé ?
Aaron Frazer : Je le pense. Je veux dire, nous n’utilisons pas de samples dans notre musique, mais oui quand j’écoute des chansons, je me pose des questions comme : «Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui me rend enthousiaste dans cette chanson?”. Parfois c’est un son de batterie, une ligne de basse, juste quelque chose qui rend le titre spécial. Pour nous, une grande partie du processus consiste à synthétiser ce que nous écoutons.
Du coup, qu’est-ce que la modernité musicale pour vous ?
Aaron Frazer : Oh, ça devient existentiel ! (rires) Je pense que c’est faire de la musique dans un paysage musical super fragmenté. Maintenant, des artistes comme Kendrick Lamar ou Migos sont au sommet des charts. Kendrick a tout : la technique, le flow… Aujourd’hui dans la musique, il y a plusieurs sons pop, même plusieurs sons soul. La modernité, c’est aussi de pouvoir atteindre le public par d’autres canaux que la télé ou la radio.
Durand Jones : Et casser ces putains de codes, briser les règles !
Quelques-unes de vos chansons mettent en lumière la face sombre des États-Unis d’aujourd’hui. Comment les événements politiques qui ont lieu dans votre pays influencent votre musique ?
Durand Jones : Une de nos citations préférées est de Nina Simone : “Le devoir de l’artiste est de refléter l’époque. Si vous ne le faites pas, vous ne faites pas votre travail d’artiste”. C’est vraiment cool de chanter des chansons d’amour. Tu sais, avec cet album, nous voulions explorer les différents types d’amour : du genre “je t’aime, tu m’aimes, retrouvons-nous ensemble”, mais aussi des relations d’un amour platonique, de son meilleur ami, ou encore parler d’un amour perdu. Mais c’est aussi très cool de réfléchir à ce qu’il se passe chez nous. Les temps sont sombres. Obama avait donné de l’espoir. Nous n’oublierons jamais le jour où Trump a été élu.
Aaron Frazer : Nous allons devoir réparer les dégâts pendant plusieurs décennies. C’est effrayant. Il y a beaucoup de colère mais aussi beaucoup d’espoir et c’est ce sentiment que l’on a voulu retranscrire dans une chanson comme Morning in America.
Vous pensez que chaque artiste américain devrait s’engager politiquement ou au moins avoir une conscience politique en ce moment ?
Durand Jones : Je pense qu’ils doivent dire quelque chose, surtout qu’on a la possibilité de le faire.
Aaron Frazer : Je ne pense pas que chaque chanson doive être consacrée à la politique, mais je pense que si vous ne vous en mêlez pas, c’est une déclaration en soi.
Durand Jones : Aussi drôle et maniaque que Cardi B puisse être, j’ai vraiment apprécié le fait qu’elle parle du shutdown de l’administration américaine sur son compte Instagram. Elle éclaire des gens qui ne regardent pas les informations ou qui ne se soucient pas de ce qu’il se passe. En quelque sorte, elle les pousse dans le débat. J’adorerais voir davantage d’artistes faire dans ce domaine.
Aaron Frazer : L’art ne doit pas nécessairement être politique. La musique de Cardi B ne l’est pas tellement mais elle utilise sa notoriété.
Maintenant que vous avez sorti votre album rêvé, comment imaginez-vous la suite ?
Aaron Frazer : Ça y est, on est fini ? (rires)
Durand Jones : Je veux vivre dans la partie rurale de la Louisiane, mais je veux aussi continuer à travailler avec ces gars. Vraiment, c’est le début de quelque chose de très spécial et je pense que nous avons encore beaucoup à découvrir et à apprendre.
Aaron Frazer : Nous commençons à peine à être vraiment créatifs et nous nous améliorons chaque jour en termes de composition. Oui, c’est un album rêvé, mais nous avons aussi beaucoup de rêves. Beaucoup d’autres albums et de chansons sont à venir. Tout le monde a des idées incroyables, que ce soit Durand, Kyle (Houpt, basse), Steve (Okonski, clavier), Blake (Rhein, guitare). Quand c’est comme ça, vous savez que vous pouvez continuer à faire des disques pendant des années et des années.
Propos recueillis par Luc Magoutier (avec Jules Vandale)