Edith Frost, après 20 ans d’absence, livre un quatrième album magnifique, nourri d’une récente convalescence et de son regard sidéré sur le monde.
Comment vas-tu Edith ? Cet album, In Space, est-il une source de joie pour toi ?
Je vais bien ! Ça a été un étrange et bien long chemin pour en arriver là. Mais aujourd’hui, je suis vraiment enthousiaste à l’idée que cet album voie enfin le jour. Je ne nourris pour lui aucune ambition particulière. J’espère juste qu’il saura trouver son chemin, lui aussi, pour atteindre les bonnes oreilles – celles qui auront besoin de l’entendre.
Tu as réalisé quatre albums en moins de dix ans, entre 1997 et 2005. Et puis ensuite, ça a été le silence total. Qu’as-tu fait toutes ces années ?
C’est une si longue histoire… Mais la version courte, c’est que j’ai vécu toutes ces années avec un TDAH non diagnostiqué [Un TDAH est un trouble neurologique de déficit de l’attention qui entraîne un handicap dans la vie de tous les jours, avec un risque de burn-out, d’accidents, d’addictions, de dépression et de suicide, ndlr]. Je n’en avais aucune idée, je pensais juste que j’étais une catastrophe ambulante. Je n’arrivais plus à me débrouiller avec le business de la musique, ça devenait trop compliqué pour moi, ça me causait une telle anxiété… Ça me faisait disjoncter. Après mon dernier album, It’s a Game, j’ai déménagé en Californie, loin de Chicago, loin de mes compagnons musiciens. Ce n’était pas pour fuir quoi que ce soit, j’ai juste suivi mon instinct. J’ai assuré une autre tournée, puis quelques concerts ici et là, mais je n’éprouvais plus de plaisir. J’ai fini par être complètement déconnectée du milieu de la musique. Je me suis alors sentie coupable d’avoir tout plaqué, d’avoir en quelque sorte abandonné tout le monde. Mais, d’un autre côté, ça a été pour moi un tel soulagement de ne plus avoir à jongler avec toutes ces responsabilités. Je ne me contentais pas de composer et de faire des concerts, j’étais aussi mon propre manager, mon propre tourneur, je m’occupais du merch et de tout ce que mon label Drag City ne pouvait pas faire. Je devais fournir, pour accomplir n’importe quelle tâche, des efforts démesurés. Ces troubles neurologiques m’ont acculée au malheur. Ça a bouleversé ma vie. La seule manière, pour moi, d’être heureuse était de tout réduire au minimum ; je n’ai pu faire face à la vie d’adulte qu’en limitant ce que les autres pouvaient attendre de moi… Toutes ces années, je me suis repliée sur moi-même, ne suis jamais sortie de ma zone de confort – mon bonheur précaire était au prix de la solitude. Et ce n’est qu’il y a environ un an que mes troubles neurologiques ont été diagnostiqués. Ça m’a abasourdie, je n’avais pas songé à une chose pareille. On m’a d’abord prescrit des antidépresseurs qui m’ont aidée à mettre un peu d’ordre dans mon esprit, puis des médicaments adaptés aux TDAH. Rétrospectivement, tout ça m’a semblé évident : j’étais la personne la plus accro du monde au café ! J’avais besoin de boire du café toute la journée pour rester concentrée. Maintenant, avec les médicaments, je suis plus comme une personne normale : un bon café noir le matin et, parfois, un café plus léger le soir. J’adore toujours le café, mais je n’en ai plus sur ma table de nuit au moment de me coucher ! Mais… oh la la. Je crois que je me suis éloignée de ta question !
Non, pas tant que ça ! Et durant ces années, la musique était-elle toujours présente ?
Oui. Ce n’était plus mon métier mais ça demeurait une passion. Il m’a fallu dans un premier temps surmonter les mauvais souvenirs et les ressentiments pour retrouver le simple plaisir de jouer. Puis j’ai commencé à être visitée, une ou deux fois par an, par un sentiment étrange – je réalisais que je n’avais pas écrit de chanson depuis un certain temps, alors je m’y mettais. Mark Greenberg était le dernier musicien rescapé de mes années passées, le seul à n’avoir pas abandonné, toujours prêt à me relancer et me demander si je n’avais pas une chanson en stock. Et il est arrivé un jour où j’en avais suffisamment en stock pour qu’il me dise : «Edith, il faut que tu viennes à Chicago pour enregistrer un disque. Quand viens-tu ? Pourquoi pas cet été ?». Mark travaille au Loft, le studio de Wilco ; c’est là que nous avons toujours travaillé. J’ai fini par m’y rendre et nous avons travaillé sur mes chansons pendant quatre jours puis je suis rentrée à Austin, le jour même où la pandémie a véritablement commencé à Chicago, et du premier confinement [le 17 mars 2020]. J’ai pris mes jambes à mon cou pour me réfugier chez moi et j’y suis restée pendant quelques années. J’ai aussi un petit pied-à-terre à Puerto Vallarta [une ville du Mexique, sur la côte Pacifique] où je peux me réfugier, ce qui m’a aidée psychologiquement à surmonter tout ça plus facilement. Il y avait aussi la pandémie là-bas, mais c’était un endroit beaucoup plus agréable et aussi plus pratique, car je pouvais faire beaucoup de choses à pied. Et je suis retournée à Chicago plusieurs fois, pour des sessions de quatre ou cinq jours au cours desquelles nous nous attaquions à une nouvelle poignée de chansons. Et une demi-décennie après avoir commencé, nous avions enfin de quoi faire un album ! Personne ne s’attendait à ce qu’il soit retardé de la sorte mais, d’un autre côté, personne ne s’attendait non plus à ce que je fasse un autre album, donc il y avait très peu de pression.
Les chansons d’In Space ont donc été écrites ces cinq dernières années ?
On peut dire ces dernières décennies ! Comme tous mes autres albums, celui-ci recueille des chansons, peut-être un tiers d’entre elles, qui ont été écrites récemment, dans l’année qui précède sa parution, et d’autres bien plus anciennes, que j’ai puisées dans mes vieux dossiers emplis de démos inédites.
Comment s’est passé leur enregistrement ?
Comme je te le disais, on a enregistré en plusieurs fois, quatre chansons par-ci, trois chansons par-là, au Loft à Chicago. Mark Greenberg a supervisé l’enregistrement et coproduit le disque. L’un des bonheurs que procure le fait de travailler avec Mark, c’est qu’il a accès à la collection d’instruments de Jeff [Tweedy, le leader de Wilco]. Je me souviens que la première fois, je lui avais demandé : «Dois-je apporter ma guitare ? Ai-je besoin de ceci ? De cela ?». Et lui n’arrêtait pas de me dire non. Dans cet endroit, il y a tous les instruments imaginables, beaucoup que je n’aurais jamais cru pouvoir voir en vrai un jour. Sur les chansons du disque, je joue principalement sur des synthés, mais aussi d’autres instruments comme un grand piano à queue Chickering, un orgue Wurlitzer, un petit clavier OP-1, un omnichord, ce que Mark appelait une harpe japonaise [Edith veut certainement parler d’un koto, ndlr]… On avait un petit rituel : je m’installais sur le canapé de la salle de régie, Mark posait un tabouret de piano devant moi et venait y déposer un instrument, le plus étrange ou vintage possible, qu’il avait déniché dans le bazar de Jeff. Je me suis tellement amusée ! C’est avec Rian Murphy que Mark a produit le disque. Rian a réalisé la plupart de mes albums et tous deux font équipe depuis une éternité [Rian Murphy, dans les années 1990, a réalisé notamment des albums de Palace, Smog ou Silver Jews, des artistes signés comme Edith sur le label chicagoan Drag City, ndlr]. Tous deux connaissent vraiment ma musique, ce que j’aime, ce que je n’aime pas. Ils savent autant, si ce n’est plus que moi, comment les chansons doivent être arrangées. Je fais des démos toute seule mais j’ai une imagination limitée quand il s’agit de recréer les chansons en studio. Mark et Rian m’aident donc. Et bien sûr, lorsque des musiciens super talentueux se joignent à nous, les idées fusent.
C’est vrai que les musiciens sont exceptionnels sur ton disque. Outre Mark et Rian, on peut entendre jouer Jim Becker (Califone) ou encore Bill MacKay (Ryley Walker, Steve Gunn). Et il y a Sima Cunningham (Ohmme), qui est présente sur tous les morceaux. Peux-tu me parler d’elle ?
Oh, mon Dieu, je l’aime tant. Je l’ai rencontrée par l’intermédiaire de Kelly Hogan [songwriter américaine, membre du groupe de Neko Case, ndlr] lorsque nous avons fait un concert en hommage aux Roches [trio vocal du New Jersey, emmené dès les années 1970 par les trois sœurs Roche, ndlr], il y a bien longtemps, au club Hideout à Chicago. Dès que je l’ai rencontrée, j’ai su que j’avais envie de travailler avec elle. Quand, au tout début, Mark m’a demandé avec qui j’avais envie de travailler, j’ai tout de suite évoqué Sima. Et il m’a dit : «Je la connais très bien !». Bon, Mark connaît tout le monde… C’était mon rêve de travailler avec elle. Je l’ai peut-être fait travailler trop dur, mais bon sang, elle peut jouer de tous les instruments jamais inventés sur cette terre… Et j’adore la façon dont nos voix se mêlent. J’ai toujours gardé en tête la manière dont nos voix sonnent ensemble depuis cette lointaine reprise en duo des Roches. J’étais tombée amoureuse de ce son. Je m’estime très chanceuse de l’avoir eue à mes côtés pour ce disque.
Vos voix se mêlent merveilleusement en effet. C’est le cas dans What a Drag, une des plus belles chansons de l’album. Quelle en est l’inspiration ?
Un jour, j’ai entendu une musique de fond dans un podcast. Il y avait un petit motif musical qui m’est resté en tête pendant des mois ! Ce petit riff m’a tant obsédée que j’ai fini par en faire un couplet entier, puis un autre, puis une chanson entière. J’étais très inquiète à l’idée d’avoir volé une idée à un autre musicien, alors j’ai écrit au gars qui avait fait toute la musique de ce podcast. De mon côté, j’avais réécouté tous les épisodes, mais je n’avais pas retrouvé cette petite musique… J’ai fait écouter au gars ma démo, en lui disant que c’était parti d’un de ses riffs qui avait accroché mon oreille, mais que je ne pouvais pas lui dire dans quel épisode il était apparu. J’ai essayé de lui donner toutes les informations possibles… mais il n’a retrouvé aucune de ses idées dans ma chanson. Bon, j’ai insisté, j’étais convaincue de lui voler quelque chose, mais il n’a rien voulu savoir ! Il m’a donné sa bénédiction. J’ai écrit les paroles en utilisant mes habituelles formules sentimentales et romantiques – mais j’y ai ajouté quelques références météorologiques en plus ! Il y est question de neige, alors je suppose qu’elle doit prendre place à Chicago. Ce n’est qu’une supposition, ces paroles demeurent un mystère pour moi.
J’aimerais t’entendre me parler d’une chanson que je trouve merveilleuse, Something about the War. Elle m’a aussi marqué parce que tu t’y extrais justement de tes thèmes habituels : ceux d’une veine intime, liés à l’exploration des sentiments.
Oh ! Oui, c’est l’une des rares fois où la marche du monde m’a forcé la main. Je désirais au départ l’évoquer indirectement, mais au final, c’est très direct. Je l’ai écrite quand ces crétins anti-immigrés de notre gouvernement ont décidé que c’était cool de séparer les enfants de leurs familles. Cette merde m’a dévorée toute crue, c’était au-delà de tout ce que mon cerveau pouvait supporter. Mais j’étais aussi très consciente du confort de ma position, qui me permettait de rester tranquillement assise à pester – «Qu’est-ce qui ne va pas chez ces gens, comment peuvent-ils faire ça ?» – mais en ayant conscience de n’être ni capable ni vraiment déterminée à faire quelque chose pour les arrêter. Je ne suis pas une personne courageuse, j’ai tendance à fuir le conflit. J’en ai honte mais je me dis que cela découle peut-être de mes troubles. Toutes ces années, j’ai dû me concentrer pour garder le cap de ma propre vie, ne pas sombrer, et j’étais incapable de m’engager dans quoique ce soit d’autre.
Vingt années ont passé entre It’s a Game et In Space. Les choses ont beaucoup changé en vingt ans… Quel regard portes-tu aujourd’hui sur notre monde ?
Si c’est l’état de notre monde, sa situation politique que tu évoques, alors je déteste ce qui se passe aux États-Unis depuis une dizaine d’années. J’ai 60 ans aujourd’hui et ce que je peux dire avec certitude, c’est que notre pays est plus divisé qu’il ne l’a jamais été au cours de ma vie. C’est terriblement inquiétant, je ne sais pas combien de temps cette situation va pouvoir tenir encore comme ça. Nous assistons à une série de chocs réactionnaires qui fracturent la société, divisent les gens de plus en plus. Aujourd’hui, tu es d’un bord ou d’un autre, il n’existe plus de juste milieu. Et j’ai peur qu’ils soient à présent plus nombreux que nous. Je veux dire, ceux de l’autre bord… J’essaie de ne pas prêter attention à ce qui se passe ces jours-ci, de peur d’avoir un anévrisme ! J’ai des flashes post-traumatiques depuis que cet abruti est à nouveau autorisé à entrer à Washington. Pardonne-moi, mais je ne peux pas le supporter, il me rend physiquement malade. Il n’est même pas notre président, il a vendu le poste au plus offrant. C’est un cauchemar que nous en soyons arrivés là. Mais ça y est, nous y sommes…
Tandis que nous nous parlons, nous sommes loin l’un de l’autre, un océan nous sépare, tu es à Austin, Texas, et moi ici, en France. Peux-tu me dire ce que tu vois de ta fenêtre ?
C’est le milieu de la nuit en ce moment et mes stores sont baissés ! Mon champ de vision est en grande partie occupé par l’écran de mon ordinateur portable et celui, bien plus grand, de ma télévision Roku et son écran de veille stupide. À ma gauche dort mon chien et à ma droite repose une guitare électrique – une des guitares de mon petit ami, une jolie Epiphone Elitist Casino. J’ai un faible pour les guitares sunburst [c’est-à-dire aux dégradés allant de l’orange clair au noir, et laissant apparaître les veines du bois, ndlr]… Sur le sol, à mes pieds, se trouve un pédalier enseveli sous un fouillis de câbles. Ma passion pour les pédales d’effet m’a reprise. J’ai ressorti toutes mes anciennes pédales et je m’en suis offert de nouvelles. Ça me procure un plaisir… immense !