En amont de la parution de Rojo Vivo, Borja Flames dévoile Quién es quién un nouveau morceau intriguant et plein de promesses.
Après un Nacer Blanco (2016) en forme d’hommage acoustique et ibérique aux ritournelles de Moondog, la moitié barbue du duo June & Jim surprend joliment son monde avec un album tout-électronique, où il explore plus avant la fusion de la voix et du rythme, ici celui de la machine. Ces frénésies binaires (quoiqu’accidentées), sorte d’acid-house fourmillante (mixée par Benoit de Villeneuve), quelque part entre Kyoka, Juana Molina et Sharanjit Singh, semblent dictées par le propos, engagé, fredonné en litanies espagnoles : “Dulce mundo binario exquisita evolución placentero placenta nuevo floto en tu interior” (“Doux monde binaire évolution exquise plaisant placenta nouveau je flotte à l’intérieur de toi”).
La description de ce monde-machine-matrice souligne surtout la novlangue duplice des pouvoirs économiques, ce double-sens qui détruit le langage en faisant passer les vessies pour des feux d’artifices : “Social es liberal neoliberal, neocolonial No es lo que se ve no es No es lo que parece Lo viejo es nuevo lo nuevo es malo” (” Social est libéral néo-libéral néo-colonial /Ce n’est pas ce qu’on voit ce n’est pas ce qu’il paraît / Ce qui est vieux est nouveau ce qui est nouveau est mauvais”) chante-t-il sur ¿Quién es quién?, évocation très explicite du «en même temps» macronien, cet extrême-centre qui manie pensée paradoxale et doubles contraintes en une confondante confusion.
Ainsi surprenant, cet album de derviche synthétique, où respire le plaisir ludique de découvrir boites à rythmes, arpeggiators et presets, se joue aussi des attentes que l’on pouvait avoir sur la suite discographique du créateur de Nacer Blanco, à l’aune d’une collaboration de longue date avec le label Le Saule (Jean-Daniel Botta, Léonore Boulanger), parfois considéré intégriste de la chose folk. Il révèle au contraire la grande liberté expressive d’artistes plus attachés à trouver la forme adéquate à leur propos qu’à se faire les conservateurs de traditions incertaines. Cet album est d’ailleurs co-produit par les Disques du Festival Permanent de Gaspar Claus et Flavien Berger, valeureux défenseurs des frontières mouvantes et des expérimentations intempestives, dont le catalogue semble vouloir projeter le passé dans le futur d’un langage musical infiniment ouvert (le dernier album de Sourdure est exemplaire à ce titre).
Premier extrait de cet étonnant album, ¿Quién es quién? ressemble ainsi un peu à un autoportrait farceur de Borja Flames, qu’on n’attendait certes pas dans ce costume de self-made man électronique, la tête hors-cadre dans un monde réifié par la technologie et le capitalisme. On prend plaisir à l’entendre ainsi habiter la machine, en suave saboteur.
Wilfried Paris