Fantaisie Militaire

Fantaisie Militaire, les vingt ans du “refuge pour ces éclopés de guerres intimes”

L’une des oeuvres majeures du grand Alain Bashung hante les bibliothèques, les disquaires et les esprits depuis vingt ans. Pierre Lemarchand raconte, avec un souci maniaque du détail, la genèse de cet album culte, dans un livre paru ce 5 janvier aux éditions Densité dans la collection Discogonie.

 

« Il lui allume un de ces petits joints que Bashung fume régulièrement, lui glisse entre les lèvres et lui met un casque sur les oreilles. Puis se retire. Cinq chansons s’échappent des écouteurs, se glissent en Anne Lamy et la submergent d’émotion. (…) Lentement, Anne redescend les marches et s’apprête à rejoindre tout le monde. La lumière, les rires et le bruit, à nouveau : Anne fond en larmes. Le cadeau est immense. »

Ce 22 mai 1997, jour d’anniversaire d’Anne Lamy, productrice exécutive chez Barclay, elle est la première auditrice de ce bijou polymorphe concocté au studio Antenna à Paris, non loin de la place Clichy. Ce cadeau immense est une première ébauche de Fantaisie Militaire, offert par l’attentionné Alain Bashung himself, et le fruit du travail d’une équipe qu’il a fondée avec soin : les Valentins, Rodolphe Burger, Jean-Marc Lederman, Richard Mortier, Ian Caple, et Jean Fauque, son parolier et ami depuis 1975. L’album, qui paraîtra le 6 janvier 1998, fait l’objet du septième volume de la collection de livres au format de poche Discogonie, qui plonge dans les secrets de chefs-d’oeuvres du rock depuis 2014. Elle est signée par Pierre Lemarchand, programmateur du festival “Jazz à part” et producteur de Radio Eldorado.

C’est avec Jean Fauque que l’histoire débute une nuit de janvier 1996. Bashung, en proie à ses angoisses, connait aussi quelques difficultés dans sa vie de couple. Désemparée, sa femme d’alors, Chantal, fait appel à Jean Fauque, son meilleur ami, celui qui sait panser les plaies. C’est lui qui l’avait sauvé une quinzaine d’année plus tôt lorsque Alain Bashung, au sommet de sa gloire avec Gaby oh Gaby et Vertige de l’amour, était dans l’impasse.

Une fois de plus, celui qu’il surnomme Jeannot est à ses côtés pour lui faire toucher terre et calmer ses angoisses. Fauque fait germer dans l’esprit du chanteur, qui n’a plus enregistré en studio depuis Chatterton (1994), l’idée d’un nouvel album commun. En soignant les maux par les mots, et par la musique, – Bashung se trouve en maison de repos à Meudon – tout deux font naître les premiers symptômes d’un chef-d’oeuvre immense, aux références et aux paradoxes multiples qui sera récompensé trois fois aux Victoires de la musique en 1999 (artiste interprète et album de l’année, et clip de l’année pour La Nuit Je Mens) et par une Victoire des victoires du meilleur album des vingt dernières années en 2005.

Pierre Lemarchand capte dans cet ouvrage toutes les subtilités, les nuances, jusqu’à la pochette de l’album, signée par le photographe Laurent Seroussi. L’image évoquant les couleurs des bayous de Louisiane, berceau du blues, Le Dormeur du Val d’Arthur Rimbaud, ce soldat étendu paisiblement dont le poète ne révèle que dans le dernier vers qu’il est en fait mort, ou encore l’héroïne d’Hamlet Ophélie, sous les traits du peintre John Everett Millais et à qui Rimbaud avait aussi consacré un poème. Ces correspondances, mises en lumière par Pierre Lemarchand, sacralisent d’autant plus l’oeuvre qu’elles mythifient sa conception. Car on plonge aussi dans l’intimité des sessions d’enregistrement. On y découvre tout un tas de personnages blessés comme le cuisinier qu’Alain surnomme le Duc de Guise, rescapé « d’une vie malmenée ».

Fantaisie Militaire est un disque paradoxal, « bâti dans la joie par des hommes et des femmes aux vies douloureuses, pour qui il est devenu un asile providentiel pour destinées cabossées, un refuge pour ces éclopés de guerres intimes. » Et puis il y a ces bouts de textes prémonitoires, comme dans Angora, douzième et dernière chanson de l’album : « Le souffle coupé / la gorge irritée, je m’époumonais sans broncher / (…) J’crains plus mon destin / J’crains plus rien ». Bashung la chantera encore lors de sa dernière tournée, seul à la guitare, atteint du cancer qui l’emporterait le 14 mars 2009, après deux autres disques majeurs : L’Imprudence (2002) et Bleu Pétrole (2008).

Très documenté, ce livre hommage de Pierre Lemarchand participe à l’élévation au rang de « cultissime » ce huitième album d’Alain Bashung, vingt ans presque jour pour jour après sa sortie. Il ne donne envie que d’une chose, poser le saphir sur l’acétate édité pour la première fois en mai 2009, deux mois après sa mort.

Baptiste Manzinali

Alain Bashung : Fantaisie militaire
Par Pierre Lemarchand
Editions Densité, collection Discogonie
9,95 euros, 144 pages
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