Fiona Apple continue de prendre son temps pour enregistrer des albums et mettre à nu ses émotions. "Fetch the Bolt Cutters" est une prouesse.
Huit ans se sont écoulés entre le dernier album de Fiona Apple, le puissant The Idler Wheel, et son cinquième disque, Fetch the Bolt Cutters, une œuvre aussi épique que sa vie. Durant cette absence, on ne peut qu’imaginer les démons qui ont rongé la musicienne américaine de quarante-deux ans. Apple semble revenue de tout : une relation toxique avec le réalisateur Paul Thomas Anderson, des addictions à la drogue et l’alcool et une santé mentale notoirement défaillante.
Fetch the Bolt Cutters (dont le titre est tiré de la série anglaise The Fall mettant en scène Gillian Anderson, diffusée entre 2013 et 2016) est le premier grand disque de l’ère #MeToo. Il résonne comme le cri d’une femme en colère qui n’a pas l’intention de baisser le ton. Apple y chante son désir éperdu d’être aimée (I Want You to Love Me), le harcèlement scolaire qu’elle a subi enfant (Shameika) ou encore à quel point elle est embarrassante dans un dîner (Under the Table et son percutant “I told you I didn’t want to go to this dinner / Kick me under the table all you want, I won’t shut up”).
Sans concession, elle pourfend la masculinité toxique (Relay) et fait allusion, dans For Her, à l’acquittement du juge Brett Kavanaugh accusé de comportements sexuels déplacés : “You know you should know but you don’t know what you did […] You raped me in the same bed your daughter was born in”. Entre émotion, rage et humour, Apple délivre même l’hymne aux femmes de 2020 avec le lumineux Ladies.
Dans le registre des timbres bouleversants qui n’hésitent pas à expérimenter : Yoko Ono, Nina Simone, Cat Power, Joni Mitchell, Björk, Tom Waits et surtout Kate Bush.
Tantôt fragile, tantôt inquiétante, la voix de Fiona Apple est incantatoire, plus que jamais, dans le registre des timbres bouleversants qui n’hésitent pas à expérimenter : Yoko Ono, Nina Simone, Cat Power, Joni Mitchell, Björk, Tom Waits et surtout Kate Bush.
Musicalement, les mélodies sont à la hauteur de son timbre élastique : follement inventives. La chanteuse fait entendre des exercices vocaux enregistrés sur son téléphone, des respirations, des blagues, des bruits non identifiés échappés de son quotidien. Enregistré dans sa maison de Venice Beach, à Los Angeles, le disque ose l’utilisation d’une boîte contenant des os de sa chienne décédée comme percussions et les aboiements de ses chiens, créant un espace domestique inédit autour de sa voix et de son piano.
Chaotiques et poétiques, les rythmes de blues primitif nous embarquent dans les tréfonds de l’esprit fantasque d’Apple. Déjà, à ses débuts en 1996 avec Tidal, la pianiste prenait des libertés avec le format pop, lorgnant du côté du jazz et du hip-hop autant que du folk.
Brut et décomplexé, ce cinquième disque ne rentre dans aucune case, à la manière de son interprète, qui chante sur la chanson titre : “I grew up in the shoes they told me I could fill / Shoes that were not made for running up that hill / And I need to run up that hill / I will, I will, I will.” Fiona Apple, évaluée à un rarissime 10/10 sur Pitchfork, arrive au sommet de son art, sans renier sa différence. Et offre une bande-son ambitieuse à la vie de tous ceux qui assument leur statut d’outsider.