Grive - © Philippe Mazzoni
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Grive – © Philippe Mazzoni

Grive, chansons du cœur incertain

En concert en France en ce début d’année, le duo Grive décrypte son alchimie dans un entretien croisé.

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Seule, Agnès Gayraud est la Féline, pop. Seul, Paul Régimbeau est Mondkopf, électro. Ensemble, ils sont Grive, duo jouant un rock atmosphérique mais plombé par les orages électriques des guitares, expérimental mais toujours mélodique. Le 1er octobre a paru sur le label Talitres le premier album de Grive, Tales of Uncertainty. Retour sur la genèse du duo et l’essence de sa musique, en attendant de découvrir Grive sur scène, pour une tournée qui s’entame le 16 janvier au Petit Bain à Paris. 2 x 2 places sont à gagner pour ce concert. Pour cela, envoyez-nous un mail à l’adresse jeuconcours@magicrpm.com – tirage au sort le 14 janvier prochain !

Comment vous êtes-vous rencontrés et pourquoi avez-vous décidé de jouer de la musique ensemble ?

Paul : Je rencontre Agnès lors de l’une de mes premières soirées à Paris, en 2007. Une soirée au bar La Féline, où elle joue avec son groupe La Féline ! Xavier Thierry, qui joue avec Agnès, nous présente. On aime déjà nos travaux respectifs et nous nous découvrons des goûts musicaux communs. Des années durant, nous nous retrouvons autour d’invitations : je l’invite à chanter sur les morceaux de Mondkopf [Moon’s Throat en 2011], je fais des remixes des morceaux de La Féline [Three Graces en 2011 ou Zone en 2015]. En 2015, le studio Red Bull nous invite à collaborer et nous créons ensemble une reprise de Gérard Manset, une de nos passions communes. 

Agnès : Ce qui a déclenché mon désir de travailler avec Paul est que sa musique est très différente de la mienne. J’aimais déjà beaucoup la musique électronique mais La Féline, ce sont des chansons. C’est de cette différence que sont nés le désir, l’attirance. Et c’était je crois une attirance réciproque : Paul était curieux du style de musique que je jouais et est venu me voir régulièrement en concert. Et puis, il y a le fait que nous sommes deux provinciaux qui se sont rencontrés à Paris – nous venons tous deux du Sud-Ouest, Paul de Toulouse et moi de Tarbes. C’était assez rassurant. Il y avait cette familiarité qui se teintait d’étrangeté – le bon cocktail pour avoir envie d’être amie avec quelqu’un. Avec Grive, nous avons pu, chacun, faire un pas vers l’autre, pour nous éloigner de nos univers et en explorer un troisième, inconnu.

Votre première création commune est donc une reprise de Manset, Comme un guerrier, publiée en 2017 au sein d’un EP de La Féline, Royaume. Deux versions de cette chanson y figurent. Pourquoi ce choix et comment s’est déroulée cette première création à deux ?

Paul : Au studio Red Bull, nous nous sommes dit que pour notre première création, une reprise nous permettrait de prendre nos marques. Ainsi est née la première version de Comme un guerrier, la plus électro des deux. Puis, quelques mois plus tard, nous avons initié notre duo, Grive. En 2016, dans le cadre d’une résidence au PAF [Performing Arts Forum], à Saint-Erme en Picardie, nous nous sommes retrouvés pour travailler à l’enregistrement du premier EP de Grive. Et nous avons eu envie de reprendre à nouveau Comme un guerrier, mais dans une version plus minimaliste : piano, guitare, batterie, voix. C’est celle-ci que je préfère. La première version restait une chanson de Mondkopf & La Féline. Avec la seconde, nous explorions quelque chose de totalement nouveau, qui n’était pas seulement l’addition de nos deux univers.

Agnès : Je reste cependant attachée à cette première version, car j’ai l’impression d’y évoluer comme sur un charriot de feu ; le souffle, la puissance presque royale de la musique y offre à ma voix une énergie insoupçonnée. Cette version très physique nous a en quelque sorte libérés – nous étions alors prêts à aller vers autre chose. Le choix de Manset était le choix de l’épique, une question au cœur de mon album Triomphe [La Féline, 2017] : comment introduire la forme de l’épopée dans le format modeste d’une chanson pop ? J’envisageais Comme un guerrier comme une réponse à Trophée [une des chansons de Triomphe, coécrite avec Paul]. J’aime beaucoup les paroles de cette chanson, fantastiques et qui en font une ode bizarre et mélancolique à une virilité qui s’effondre. «Tu resteras seul / Avec des mouches plein la gueule» (elle fredonne). Quand nous avons réalisé que l’épique résidait dans les paroles, nous avons compris qu’il n’était pas nécessaire de redoubler cette énergie guerrière – au contraire, en faire une version en haillons révélait ce contraste entre l’ambition guerrière et son effondrement. À fortiori quand c’est une voix féminine qui porte ce texte. Dans ce contraste résidait une vérité que nous voulions capter. 

Cette vision très réfléchie du son de Grive – le choix de l’anglais, le travail sur la matière sonore – se frotte néanmoins à la spontanéité avec laquelle vous composez, à votre pratique de l’improvisation.

Paul : La matière sonore est pour moi une obsession. Avec une guitare et des pédales, je peux passer des heures à trouver le «bon son»… Quant à l’improvisation, elle est d’abord le fruit de la nécessité. Nous n’habitons pas dans la même ville – Agnès est à Lyon et moi à Paris –, nous n’avons pas de studio de répétition, aussi nous ne pouvons pas écrire des morceaux, les répéter puis les enregistrer. Tous nos morceaux ont été improvisés, composés et enregistrés dans un même moment. Les paroles viennent à Agnès au fil du jeu : ce qui habite son esprit, ses obsessions ou ses souvenirs du jour vont venir s’enchevêtrer dans la musique. L’anglais, pas sa souplesse, permet cela plus aisément. Et si le travail sur le son m’importe énormément, il compte aussi pour Agnès. Les chansons de La Féline sont toujours très travaillées, ses albums possèdent tous une patte sonore et reflètent ses idées de production. De mon côté, Grive me permet de revenir à la guitare, faire un pas de côté par rapport à la musique électronique. Agnès est une bonne guitariste et Grive découle aussi de mon désir de jouer de la guitare avec elle. Les chansons de Grive sont un terrain de jeu.

Agnès : Nous avons à l’esprit que nos chansons doivent pouvoir être jouées en concert, qu’il y ait une continuité entre ce moment de la composition et le live. L’histoire de ce groupe est exempte de routine : ce sont des moments d’intensité et d’immersion qui donnent naissance aux chansons. La présence, à la batterie, de Jean-Michel [Pirès, des groupes Mendelson, Bruit Noir, The Married Monk, Oiseaux-Tempête, etc., ndlr] y est très importante. Dans ces moments, personne ne sait où on va, mais chacun s’en remet aux autres pour avancer dans une direction attirante. J’aime beaucoup ce tâtonnement, cette marche libre dans laquelle chacun apporte son inflexion. La trajectoire que nous créons n’est pas liée aux hasards mais à nos intentions et se construit, progressivement, dans l’ambiance, dans l’instant. Je ressens avec les sons que produit Paul une affinité esthétique, ils provoquent en moi une séduction et l’inspiration. Je ne pourrais jamais composer dans le vide. C’est un jeu de reflets, sachant qu’il n’y a rien à refléter à priori : nous nous réfléchissons les uns avec les autres, jusqu’à ce qu’une forme apparaisse. Cela ne peut survenir que lorsqu’on est plusieurs individus réunis dans un espace sonore – c’est ce qui est grisant dans Grive.

Il y a une ambivalence qui se retrouve dans le titre de l’album, Tales of Uncertainty (Récits d’incertitude), n’est-ce pas ? 

Agnès : Ce titre est venu par l’assemblage des chansons et de cette photo de Jack E. Boucher, trouvée sur le site de la Bibliothèque du Congrès, datant des années 1960, avec ce violent contraste d’une luxueuse maison de villégiature américaine du XIXe siècle explosant sous les attaques d’un bulldozer, et ces deux ouvriers noirs qui contemplent ce vieux pouvoir en train de s’effondrer. Il y a évidemment quelque chose pour nous qui évoque un sentiment d’instabilité et d’effondrement très contemporain, et pas que de l’Amérique. La plupart des chansons abordent cette instabilité mais plutôt comme un état psychique que comme description politique (quoique How Many Years est portée par cette question : «Combien d’années nous faudra-t-il pour vous détruire ?», et parle concrètement de ces petites interfaces libérales où nous nous contemplons et nous rétrécissons un peu tous les jours). Burger Shack aborde aussi des différences sociales, entre ruraux et urbains, entre des individus qui ne se comprennent pas. Tout cela m’a traversée quand on a commencé à composer ces morceaux, parce qu’on était à Saint-Erme, dans un lieu d’artistes génial mais qui est en même temps comme une petite enclave libérale et rebelle coupée du village autour (où le RN a fait près de 60 % au premier tour des législatives en 2024), et cet isolement grève nos espoirs politiques. À la fin, ce mélange entre un ordre objectif du monde décomposé et ma propre perplexité dans sa compréhension, tout cela se rassemblait bien dans cette maison (aussi une métaphore du «moi» à mon sens) comme coupée en deux, scindée. Au fond, ce sont des chansons du cœur incertain.