L'immense "Bitches Brew" a fêté ses cinquante ans le 30 mars 2020. L'occasion pour Magic de publier en ligne ce guide d'écoute paru dans notre numéro 217 sous le titre « Miles Davis, la pop star venue du Jazz» et de se rappeler que le trompettiste était devenu une pop star mondiale à la fin de sa vie. En prenant le virage du rock et de l’électricité en 1968, il avait signé la période la plus créative de sa carrière, loin des canons du jazz.
Un article initialement paru dans notre numéro 217 sous le titre « Miles Davis, la pop star venue du Jazz», à l’occasion de la parution en septembre 2019 de Rubberband, des enregistrements inédits datés de 1985.
S’il nous regarde depuis le Panthéon de la musique populaire où il siège depuis sa mort le 28 septembre 1991, Miles Davis maudit notre époque pour au moins une raison: le rayon jazz est le seul qui permet aujourd’hui de se procurer ses disques. Or, s’il est incontestable que Miles Davis vient du jazz, qu’il lui a offert sa «Joconde» avec Kind of Blue en 1959 (l’expression appartient à l’auteur Franck Bergerot), s’il est exact qu’il en est le plus célèbre ambassadeur avec John Coltrane, le trompettiste né à Alton sur les rives du Mississippi a passé l’essentiel de sa carrière à se concevoir bigger than jazz. La parution d’enregistrements posthumes, Rubberband, qui aurait dû être son premier album pour Warner en 1986, rappelle que le musicien a passé les dix dernières années de sa carrière dans le grand cirque des pop stars clinquantes so eighties, avec la soul, le funk et le rock comme obsessions esthétiques. Le contenu de ce disque est anecdotique, comme la plupart de ce que Davis fit paraître dans les années 1980. Mais l’événement permettra peut-être enfin de jeter un regard neuf sur le directeur musical et soliste sans égal que fut Miles Davis dans sa deuxième partie de carrière. L’histoire du musicien américain telle qu’elle s’écrit depuis trente ans est celle d’un jazzman de premier plan, disons entre 1945 et 1967, qui aurait élargi progressivement sa palette stylistique. Nous proposons ici de suivre Miles Davis dans l’auto-portrait qu’il a toujours dressé de lui: celui d’un musicien libre, notamment de se jeter dans le bain de l’électricité, capable d’inventer ses propres formes. Dans ce bouillon obsessionnel de son, il a connu son pic créatif entre 1968 et 1972 avant de continuer à grandir (au moins médiatiquement) dans la sphère pop-rock. Il mit toute sa vie beaucoup d’énergie à arracher les étiquettes que son actualité pouvait lui attirer. Il détestait aussi le mot «pop», qui sous-entendait à ses yeux une volonté latente de devenir «comme les Blancs», insulte suprême. Mais en consacrant son existence à la mise en place d’une musique innovante, écoutée du plus grand nombre, en prise avec son époque mais conçue pour durer, Miles Davis n’a rien fait d’autre qu’écrire plusieurs chapitres majeurs de l’histoire des musiques populaires. Voici le guide d’écoute du Miles Davis hors jazz.
1 – Sketches of Spain (1960)
«Is it jazz ?» La question formulée par un journaliste un jour de juillet 1960 pour le lancement de l’album Sketches of Spain brille par son absence de pertinence aux yeux de Miles Davis : «C’est de la musique et cette musique me plaît.» Sous l’apparente pirouette, le trompettiste livre la clef fondamentale de compréhension de sa vocation de musicien, celle d’explorer librement le potentiel de sa trompette. À trente-quatre ans, il est alors une star mondiale du jazz, le genre-roi de la première moitié du siècle. Son passage du label Prestige au mastodonte Columbia en 1955 et sa virtuosité avec son premier grand quintette l’ont déjà fait entrer dans l’Histoire. Les critiques américains doivent cependant constater qu’en s’engageant dans une musique orchestrale très écrite avec l’arrangeur Gil Evans – le jazz est bien l’art d’improviser sur un thème conçu comme un point d’ancrage – Davis est davantage qu’un jazzman. Il n’a aucune prétention à embrasser la sphère de la musique classique («une merde robotisée»), mais il est sensible aux influences noires africaines qu’il perçoit dans la musique espagnole et qu’il attribue à l’occupation des Maures entre les VIIIe au XVe siècles. Basé notamment sur le mouvement le plus connu du Concierto de Aranjuez de Joaquín Rodrigo (1939), Sketches of Spain est une sorte d’ambient music pour cuivres, où le son de sa trompette avec sourdine «esquisse» des traits mélodiques chauds et rêches comme la terre d’Espagne, avec des repères rythmiques brouillés puisque les percussions sont surtout convoquées pour colorer le son. Le producteur Téo Macero utilise pour la première fois une technique qui révolutionnera plus tard le travail de Miles Davis : il ne choisit pas les bonnes prises mais monte des extraits de telle ou telle, bout par bout, afin d’aboutir au résultat final.
2 – Miles in the Sky (1968)
Le 4 décembre 1967, Miles Davis enregistre pour la première fois avec un guitariste, Joe Beck, un morceau de plus de 26 minutes qui ne paraîtra pas avant 1979: Circle in Round. Après une décennie fabuleuse à la tête de son deuxième grand quintette, Davis commence à électriser son son. Il réécoute beaucoup de blues, admire Muddy Waters. Aux claviers, Herbie Hancock a deux pianos électriques à sa disposition, notamment le fameux Wurlitzer des Doors. Une basse électrique est imposée à Ron Carter. Enregistré en mai 1968, Miles in the Sky sera l’album de la transition acoustique – électrique. Sur deux titres, les deux premiers, Struff et Paraphernalia, Herbie Hancock joue du Fender Rhodes et non du piano traditionnel. Davis ne reviendra plus en arrière, notamment sous l’influence de son épouse d’alors Betty Mabry, elle même chanteuse très insérée dans le milieu du rock. Cette œuvre est un entre-deux, comme Filles du Kilimandjaro (1969). La carrière de Miles Davis est parsemée de ces disques qui impriment une impulsion avant d’être consacrées par des chef-d’œuvres. Les voici qui arrivent.
3 – In a Silent Way (1969)
«Joue-là comme si tu ne savais pas jouer.» Le «conseil» de Miles Davis à son jeune guitariste britannique John McLaughlin est entré dans la légende et illustre la capacité du musicien à obtenir une traduction concrète de ses visions avec peu de mots – «Joue ce qui n’est pas écrit» en est un autre. Variation autour d’un accord unique, la piste qui donne son nom à l’album (presque 20 minutes) s’écoute comme l’aurore du jazz rock, qui se développe aussi en Angleterre avec le groupe Nucleus mené par Ian Carr, plus tard excellent biographe de Miles Davis. Cette révolution donnera le meilleur (à court terme) et le pire (à long terme). Le court terme: In a Silent Way, un album down tempo, impressionniste, électrique, qui traumatisera toute une génération de musiciens pop décidés à sophistiquer leur musique, notamment Tim Buckley, qui engage alors son virage ésotérique. Les indications données aux musiciens sont plus légères que jamais, les bandes tournent en permanence: Macero fera le tri.
4 – Bitches Brew (1970)
Succès instantané et révolution musicale aboutie, le double LP Bitches Brew consacre toutes les évolutions musicales de Miles Davis au cours des années 1960 et incarne sa plus parfaite victoire sur les conservatismes jazz. Qui sait ce que cette victoire serait devenue si, le 21 octobre 1969, Paul McCartney, alors terrassé par l’inévitable séparation des Beatles, avait répondu à un télégramme lui présentant un projet de disque à quatre avec Jimi Hendrix et le batteur Tony Williams (de toute façon trop gourmand)? Avec la guitare de McLaughlin et trois claviers électriques en fusion, les thèmes s’effacent au profit de la matière sonore. Fasciné par Jimi Hendrix et Sly Stone, réceptif au déclin commercial du jazz et à l’explosion du rock, le trompettiste propose ici son œuvre la plus électrique (dans tous les sens du terme), un volcan aux humeurs fécondes mais imprévisibles, au cours de laquelle la trompette s’efface si souvent – sa sonorité est une menace féline prête à bondir plus qu’un timbre lead – que le titre de «directeur musical» le consacre ici plus certainement. Davis l’a fait écrire sur la pochette, pour la troisième fois après Filles du Kilimandjaro et In a Silent Way.
5 – Isle of Wight (live) (1970 – 2009)
Miles Davis fait paraître de nombreux lives après le succès de Bitches Brew. Il veut prouver que sa musique électrique et montée en studio est soluble dans l’exercice du corps avec le public. Mais Davis se lasse des clubs, qu’il ne remplit plus aux États-Unis : il veut performer devant les foules des festivals rock, avec lesquels il se sent aligné, quitte à accepter des premières parties. Le samedi 29 août 1970, il est programmé au festival de l’Île de Wight, devant 600.000 hippies, en fin d’après-midi, après Joni Mitchell et avant The Doors, The Who et Sly Stone. Avec deux pianos électriques (dont Keith Jarrett), une basse électrique (Dave Holland) et un percussionniste (Airto Moreira) en plus de son batteur, sans guitare – mais le fuzz créé par l’association des claviers et de la basse électrique reste bluffant –, Miles Davis livre un set de 38 minutes époustouflant, qui brouille encore tout repère esthétique sûr. «Call it anything» («Donnez lui n’importe quoi, comme nom»), répond-il à ce sujet. Miles Davis reste un jazzman qui emprunte au rock son agressivité rythmique et à la soul music une transe issue du gospel, tentera de résumer en 2001 l’un de ses biographes, Frédéric Goaty, dans Jazz Magazine. Le concert de l’île de Wight ne paraîtra en entier qu’en 2009 à la faveur de la réalisation de son coffret intégral chez Columbia.
6 – A Tribute to Jack Johnson (1971)
La postérité des relations entre Miles Davis et le cinéma est inversement proportionnelle au nombre très réduit de services que le musicien lui a rendu. Quatorze ans après la cultissime improvisation d’Ascenseur pour l’échafaud à Paris, le trompettiste accepte de composer la bande-son d’un documentaire de Bill Cayton consacré à un héros comme il les admire, et auquel il s’identifie: le boxeur Jack Johnson, premier Noir champion du monde poids lourds en 1908. Sur les 27 minutes de Right Off, le tapis basse-batterie-guitare électrique n’a rien à envier à ceux des Who ou des Doors, la trompette et les uppercuts en plus. Aux fûts, Davis a envisagé de recruter Buddy Miles, du Band of Gipsys de Jimi Hendrix, mais il choisit Billy Cobham, qui travaillera plus tard avec Santana et Peter Gabriel. «Beaucoup d’artistes de rock l’ont entendu, n’en ont pas parlé publiquement, mais sont venus me dire qu’ils l’adoraient», se délecte-t-il dans son autobio.
7 – On the Corner (1972)
L’album maudit de Miles Davis, qui voyait en lui le chef-d’œuvre capable de poursuivre la voie royale esthétique et commerciale de Bitches Brew et de faire de lui l’équivalent de James Brown auprès de la population noire. Quand Herbie Hancock cartonne avec Head Hunters en 1973, il enrage d’avoir ouvert la voie sans le soutien de son label. On the Corner propose deux niveaux d’écoute. Le premier donne à entendre un Miles Davis plus funky que jamais. Sa trompette est parfois filtrée par la pédale wah-wah et se disperse sur des rythmiques basse-batterie dignes des standards funk et soul de l’époque, avec Michael Henderson à la basse, entendu chez Stevie Wonder. Le second niveau fait d’On the Corner l’album de Miles Davis le plus influencé par la musique contemporaine, et les conceptions de l’espace rythmique théorisées par Karlheinz Stockhausen et Paul Buckmaster. Après cet album hybride au charme toujours étincelant, il n’y aura plus de disque studio de Miles Davis pendant dix-neuf ans.
8 – We Want Miles (1981)
Miles Davis produit des disques grâce à la scène jusqu’en 1975 – notamment Agharta et Pangaea, qui voient encore sa musique évoluer avec l’utilisation de percussions africaines –, quand sa santé déclinante déclenche un vide créatif de six ans. Le musicien vit chez lui à New York, reclus entre sexe débridé, alcool, drogue, télévision, intérieur négligé et paranoïa. Il effectue son retour en 1981 avec l’album The Man with the Horn («l’homme à la trompette», au cas où quelqu’un l’aurait oublié). S’ouvre une période de notoriété sans précédent mais de déclin créatif. La fin de carrière de Miles Davis ressemble à celle de Serge Gainsbourg, jusqu’à leur mort à sept mois d’intervalle en 1991: des bêtes de médias mais des musiciens dont le génie avant-gardiste se noie dans les sonorités standardisées de l’époque. Davis est une pop star, qui multiplie les tournées en Europe et au Japon quand sa santé le lui permet. En son absence, le jazz rock s’est mué en musique démonstrative, la pop FM a imposé ses synthés toc, et pour un tas de raisons parmi lesquelles la volonté de reconnaissance n’est pas la moindre, Miles Davis ne proposera plus que des travaux globalement indignes de son héritage: reprises à la lettre de standards de Michael Jackson, Toto ou Cindy Lauper, un «hit» basé sur la mélodie de Dodo l’enfant do intitulé Jean-Pierre, basses sur-slappées et synthés écrasants. Son timbre si distinctif ne peut pas sublimer de telles choses. We Want Miles, enregistré en public, est probablement le disque le plus représentatif de cette période. S’y entend distinctement le plaisir jouissif du jeu et du public, ce qui le rend sympathique. «Les vieux musiciens ne changent plus et veulent devenir des pièces de musée dans les vitrines, bien à l’abri, faciles à comprendre, et qui répètent de vieux trucs usés», dit-il dans Miles Davis in Paris (1989) pour justifier qu’il soit si soluble dans le son de la bande FM.
9 – Tutu (1986)
Davis quitte Columbia pour la Warner en 1985, mais le contrat à sept chiffres qu’il a signé pour ce seul transfert le prive du bénéfice de ses droits d’édition. Alors le musicien enregistre le travail des autres, ici celui du bassiste Marcus Miller. Aujourd’hui très daté, Tutu est un succès sur le coup mais il remue les éternels regrets d’une absence de travail commun entre Miles Davis et Prince sur la durée d’un album. Les deux hommes étaient partenaires de label et fascinés l’un par l’autre. «Des bandes de leur travail commun existent, nous assure Vince Davis, le neveu de Miles, batteur et chef d’orchestre de la réédition de Rubberband. Nous sommes en discussion avec les héritiers et nous avons bon espoir de pouvoir les publier un jour.» Miles Davis accepte en juillet 1991 de rejouer, avec un all-star band, les grands standards qui ont fait sa légende, à Paris et à Montreux, deux mois avant sa mort – d’un accident vasculaire cérébral, nous assure depuis la Côte Ouest son neveu pour couper court aux rumeurs de sida ou d’overdose de morphine. La période 1981-1991 de Miles Davis reste aujourd’hui un casus belli entre admirateurs du trompettiste, qui se divisent grosso modo en trois catégories : ceux pour lesquels il s’est perdu après Sorcerer et Nefertiti 1967 en lâchant le jazz, ceux qui incluent et chérissent la période rock-funk dans son génie créatif jusqu’en 1975, et ceux qui prennent l’artiste comme un bloc, en considérant avec mansuétude sa période pop-FM, souvent en hommage au personnage, authentique légende vivante à ce moment de sa vie. Jazz Magazine consacrait sa Une à cette «controverse» en septembre 2009: «jazzman fatigué ou super-héros pop » ? La réponse est dans la question mais elle plus subtile: super-héros oui, mais de préférence sans étiquette, et oui, trop fatigué, clairement, pour rester le pilote éclairé de son œuvre, l’une des plus puissantes du XXe siècle, tous arts confondus.