“Héros freaks and geeks” : le Top 2018 de Pierre Evil

TOP DE FIN D’ANNÉE. Les rédacteurs de Magic délivrent tous les jours leur Top 2018, sous la forme d’une liste de 10 albums, assortie d’un texte de mise en relief. Épisode 18 avec Pierre Evil.

  1. SOPHIE, Oil of every Pearl’s Un-Insides (Transgressive)
  2. JON HASSELL, Listening to Pictures (Ndeya)
  3. EARL SWEETSHIRT, Some Rap Songs (Tan Cressida / Columbia)
  4. LOW, Double Negative (Sub Pop)
  5. CARDI B, Invasion of Privacy (Atlantic)
  6. NONAME, Room 25 (autoproduit)
  7. ROBYN, Honey (Konichiwa / Interscope Records)
  8. JANELLE MONAE, Dirty Computer (Wondaland / Atlantic)
  9. AUTECHRE, NTS Sessions (Warp)
  10. JEAN GRAE & QUELLE CHRIS, Everything’s Fine (Mello Music Group)

Quelle pop faire pendant que le monde s’effondre ? L’histoire de la musique populaire nous l’a appris, d’une crise à l’autre : aucun désastre n’est assez grand pour arrêter une chanson ; et quand tout semble se détraquer autour de nous – le climat, les relations internationales, l’économie, la démocratie – la pop, elle, retrouve toujours les voies mystérieuses de l’évidence, fût-ce en empruntant des chemins détournés.

C’est ce que montrent encore les disques de 2018. On y trouve un album pop grandiose calibré pour être un énorme succès commercial de l’autre côté du système solaire (SOPHIE et ses montages barrés de Kate Bush venue d’ailleurs), et un autre de néo-acid-jazz signé par une indépendante Sansnom à la langue aussi agile que bien pendue (Noname et son Room 25) ; des albums remplis de fantômes princiers surgis du passé – le funk de Prince ressuscité par l’androïde vaginale Janelle Monae, la fantaisie conceptuelle de Prince Paul revisitée par le duo Jean Grae & Quelle Chris) ; des albums tout-en-un, qui s’offrent bardés de sons et de styles comme de véritables hit-parades en miniature (Cardi B en nouvelle déesse aux multiples visages de la pop callipyge, Robyn en réanimatrice d’une Eurodance efficace et sophistiquée) ; des albums qui se divisent en deux, puis en quatre, puis en huit, et diffractent à l’infini leurs compositions abstraites (les NTS Sessions d’Autechre, ou comment remplacer chaque titre de son nouvel album par un album entier) ; des confessions intimes jetées dans un trouble brouet de sons opaques (Some Rap Songs, retour d’Earl Sweatshirt en 24 minutes – c’était le format de l’année, instantanément imposé par la quinte made in Wyoming de Kanye West – ; Double Negative sur lequel les Low, plus lo-fi que jamais, nous entraînent à pas lents dans leur spleen cotonneux) ; et en enfin, parce qu’il faut bien trouver un abri où se cacher loin de la confusion ambiante, suivons la plainte étouffée de la trompette de Jon Hassell jusque dans la moiteur obscure de ses forêts analogiques, avec ce Listening to Pictures synesthésique, premier album depuis neuf ans de l’inspirateur secret du My Life in the Bush of Ghosts d’Eno et Byrne en 1981. Autant de façon de réinventer la pop, par une belle poignée de freaks and geeks rétifs à toute forme de conformisme. Tels sont les héros (et les héroïnes) de 2018.

Pierre EVIL écrit depuis plus de vingt ans sur la musique et les subcultures. Il est l’auteur d’un film pour Arte (Black Music – Des chaînes de fer aux chaînes en or) et de deux livres (Gangsta Rap, histoire du rap californien de Ice-T à 2Pac, réédité en 2018, et Detroit Sampler, exploration de près de cent ans de musique enregistrée à Detroit, toujours disponible). Il tient depuis 2017 dans Magic la rubrique Subbacultcha dans laquelle il déballe à chaque numéro sa bibliofilmodiscothèque subculturelle personnelle.

Oh, et n’oubliez pas de consulter notre Top 100 de l’année 2018 !

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