The Cure
Polydor / Universal

“Je ne parviens pas à m’imaginer en vieux chanteur” : Robert Smith, “Songs of a lost World” et moi, par Grégory Bodenes

Robert Smith, aujourd'hui 65 ans, a toujours chanté le même désespoir, le même pourrissement du corps. Il le fait encore de façon poignante sur "Songs of a lost World", écrit Greg Bodenes.

THE CURE
Songs of a Lost World
(UNIVERSAL / POLYDOR RECORDS) – 01/11/2024

Le 2 mai 1989, The Cure signe son huitième album, Disintegration, et personne ne le sait encore à ce moment-là mais ce sera le dernier chef-d’œuvre d’un groupe majeur qui n’en finira pas de se perdre ensuite, encore et encore. Le 5 juillet 1989, je n’ai pas encore tout à fait 19 ans. Ce jour-là, The Cure joue chez moi, à domicile, dans le parc des expositions de Penfeld à Brest. Animateur d’une émission sur une radio locale (Fréquence Mutine) et sans doute emporté par mon culot, je me mets en tête d’interviewer Robert Smith.

Nous voilà partis avec un ami à faire le tour des hôtels à la recherche d’un indice, d’une piste nous menant à l’auteur de Pornography. On passe presque par hasard à côté d’un hôtel dans le centre-ville quand on voit un grand échalas aux cheveux crêpés s’engouffrer dans un car anglais. On attend fébrilement à la sortie et quelques secondes après, Simon Gallup sort du véhicule. Dans un anglais maladroit, je lui explique mon projet d’interview. Il me dit : «Robert est en haut avec Mary, il va descendre d’ici peu. Pose lui la question directement».

Et effectivement, quelques minutes plus tard, qui ressemblent à une éternité, surgit dans le couloir de cet hôtel le leader du groupe qui m’écoute avec une attention sincère. Nous convenons donc de l’interview après les balances. C’est ce même type attentif aux autres que nous retrouvons deux heures plus tard en coulisses, ce même Robert Smith qui me tend une bière que je garderai en main tout au long de cet échange.

Parfois même avec génie, souvent avec fébrilité

De toute cette discussion, il y a un instant que j’ai retenu, un seul. En 1989, Robert Smith a trente ans et il me dit avec ce regard qui se perd dans ses pensées : «Je ne sais pas mais je ne parviens pas à m’imaginer en vieux chanteur».

Le 1er novembre 2024, le temps me joue un de ses tours comme lui seul sait le faire. Me revient comme un boomerang cette phrase de Smith : «Je ne parviens pas à m’imaginer en vieux chanteur». La musique a cette capacité à annihiler la vie qui file. On est peut-être laissés comme seuls à la fin de chaque chanson mais en ce 1er novembre, la chronologie de ma vie s’efface, j’ai à nouveau 19 ans ; 19 ans pour l’éternité.

Me voici dans un étrange espace-temps entre la mélancolie d’une jeunesse morte et la certitude d’une finitude bien trop mature. Robert Smith, aujourd’hui 65 ans, a toujours chanté le même désespoir, le même pourrissement du corps, parfois avec maladresse, parfois avec panache, parfois avec réussite ou de la chance, parfois même avec génie, souvent avec fébrilité. Songs of a Lost World n’est pas un chef-d’œuvre mais il est un grand disque, un disque d’un inadapté perpétuel, d’un individu dans le monde et hors le monde et peu importe si, à la fin, on reste seuls ; c’est la fin de chaque chanson que nous chantons seuls.

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