Jean-Paul Sartre Experience – The Size Of Food

Retour sur un grand disque jamais rĂ©Ă©ditĂ© avec le deuxiĂšme album des NĂ©o-ZĂ©landais de Jean-Paul Sartre Experience, paru en 1989 sur le mythique label Flying Nun. Notez que cet article a Ă©tĂ© publiĂ© dans le numĂ©ro de janvier de magic, avant que Fire Records ne se mette dans l’idĂ©e de rĂ©Ă©diter le catalogue entier de JSP Experience. Un coffret Ă  paraĂźtre en aoĂ»t prochain.

LE CONTEXTE

D’abord, il y a un mur qui tombe en une poignĂ©e d’heures le 9 novembre 1989. Berlin voit l’Ouest et l’Est se tendre la main, enfin, librement. En dĂ©but d’annĂ©e, l’ayatollah Khomeini lance un appel Ă  l’exĂ©cution de l’écrivain Salman Rushdie aprĂšs la publication des Versets Sataniques (1988). Le Liban continue de se dĂ©chirer, le Proche-Orient est sur la brĂšche. Ailleurs, certains rĂšgnes vont peser lourd sur l’échiquier de la planĂšte. George Bush dĂ©bute ainsi sa prĂ©sidence aux États-Unis. En France, on inaugure l’opĂ©ra Bastille : le spectacle doit continuer. New Order affine donc sa Technique et continue de nous offrir des perles mĂ©lodiques. Elvis Costello commence lui Ă  s’autoparodier sĂ©rieusement. Robert Smith vient de se marier et intitule tout naturellement son huitiĂšme album Disintegration. La mĂ©lancolie, quant Ă  elle, vient de trouver son disque de chevet avec l’intemporel Hats de The Blue Nile. Les Pixies sont au zĂ©nith, mais ils ne sauront pas tromper le monde, et leur course se terminera comme elle avait dĂ©butĂ© – violemment. Un beau bordel somme toute logique pour une annĂ©e qui cĂ©lĂšbre le bicentenaire de la RĂ©volution française !

LE GROUPE

Comme le prĂ©cise Simon Reynolds dans son livre Rip It Up And Start Again: Postpunk 1978-1984 (2006), la musique punk contient par essence une part de mĂ©chancetĂ©. C’est certainement la conclusion qu’en tire Ă©galement Roger Shepherd, le fondateur de Flying Nun Records, lorsqu’il accueille en 1982 The Fall. Le groupe mancunien enchaĂźne alors une sĂ©rie de concerts en terre nĂ©o-zĂ©landaise. Flying Nun fait sortir un enregistrement, Fall In A Hole (1983), sans le consentement du cupide Mark E. Smith. Le label en Ă©tait Ă  ses premiers pas et il paya trĂšs cher cet impair. DerriĂšre l’aspect brut et instinctif du punk miroitait bien un cynisme libĂ©ral achevĂ©. Mais loin de l’Angleterre, certaines valeurs s’estompent ou se modifient. En Nouvelle-ZĂ©lande, le cynisme devient jouissance, innocence et paganisme. Une mĂȘme musique se traduit diffĂ©remment selon le lieu. C’est donc dans l’amateurisme rĂ©jouissant des radios estudiantines que Jean-Paul Sartre Experience voit le jour. Dave Yetton (chant, basse) et Dave Mulcahy (guitare, chant) se rencontrent au lycĂ©e. Ils ne jurent que par les premiers Pink Floyd, The Stooges ou The Seeds. Pas mal de stupĂ©fiants traĂźnent.

On lit Sartre, raide dĂ©foncĂ© – on est loin de l’hagiographie. Lors d’une soirĂ©e, ils tombent via un ami commun sur leur futur batteur Gary Sullivan, l’engageant sur le champ. Le trio se produit dans quelques pubs mais cette aventureuse tournĂ©e prend fin avec le dĂ©part de Mulcahy pour l’Australie. Yetton et Sullivan continuent de jouer avec un pote, Jim Laing (guitare, chant). Finalement, Mulcahy revient bredouille de son expĂ©dition. La formation est dĂ©sormais au complet et les compositions sont alors de vastes jachĂšres. On y croise The Fall et plus prĂ©cisĂ©ment l’approche musicale d’un Martin Bramah. On y entend Ă©galement Television perdu dans le bayou ou encore des Young Marble Giants pas franchement rigoristes. Suite Ă  un concert organisĂ© par Flying Nun pour NoĂ«l, le quatuor enregistre un EP Ă©ponyme. SuccĂšs d’estime auquel succĂšde rapidement Love Songs (1986), premier vĂ©ritable album de Jean-Paul Sartre Experience. Un disque magique qui convoque, pour s’aventurer dans le temps et ĂȘtre anachronique, un Pavement midtempo ou un Christopher Owens non Ă©vangĂ©lisĂ©. Le top, quoi.

L’ALBUM

AprĂšs plus de dix-huit mois d’atermoiements et alors que certaines chansons Ă©taient Ă©crites depuis des lustres, JPS Experience rentre Ă  nouveau en studio. Les mois de disette ont Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lateurs. D’abord grĂące Ă  l’exercice du live qui a permis aux musiciens de changer les structures des compositions, de travailler l’ampleur du son. Dans un second temps, c’est la dĂ©couverte de nouvelles technologies et notamment du sampling qui va chambouler le processus crĂ©atif. L’aspect lo-fi des premiers enregistrements est comme aimantĂ© vers une architecture sonore plus ample et fournie. The Size Of Food est donc ce disque de la rĂ©volution. Plus ancrĂ© dans le contemporain, massif, spectaculaire et hĂ©doniste, l’album reflĂšte parfaitement le basculement de la fin des annĂ©es 80 vers la nouvelle dĂ©cennie. Comme les Stone Roses l’ont parfaitement dĂ©montrĂ© tout au long de leur premier LP, le dĂ©but des 90’s est une pĂ©riode d’excĂšs, hystĂ©rique, Ă  la joie dĂ©monstrative mais bouffĂ©e par une insondable tristesse.

Le mur du son mĂ©lancolique de My Bloody Valentine en est un autre exemple. The Size Of Food s’inscrit parfaitement dans cette dynamique. Il n’y a qu’à Ă©couter. Shadows, avec ses arpĂšges limpides et isolĂ©s de la rythmique, nous fait penser Ă  un Galaxie 500 plus en nerfs et en muscles. Gravel dĂ©veloppe une structure syncopĂ©e qu’utilisera Ă  n’en plus finir dEUS. On entend surtout un formidable Ă©cho Ă  un groupe mĂ©sestimĂ© : Unrest. Inside & Out dresse le portrait d’un Spacemen 3 angĂ©lique – en admettant qu’une telle crĂ©ature puisse exister. Elemental invite les stars du shoegazing que sont Slowdive et My Bloody Valentine. Pour autant, les NĂ©o-ZĂ©landais n’oublient pas leur amour pour les sixties et les mĂ©lodies ciselĂ©es, des noms comme Rain Parade ou The Three O’Clock Ă©tant des rĂ©fĂ©rences avouĂ©es. Classique oubliĂ© d’une Ă©poque inventive et spectaculaire, The Size Of Food est une parfaite piqĂ»re de rappel, qui synthĂ©tise la mue de ces formations nĂ©es dans le DIY et qui vont paradoxalement penser ensuite leur musique Ă  travers les nouvelles technologies. On notera Ă  ce propos le trĂšs beau travail de rĂ©Ă©dition du catalogue Flying Nun via le label new-yorkais Captured Tracks.

LA SUITE

ImmĂ©diatement aprĂšs l’enregistrement de The Size Of Food, Jean-Paul Sartre Experience ne perd pas une seule seconde. Le groupe engage le critique musical Russell Baillie aux claviers puis va s’installer Ă  Auckland. EsthĂ©tiquement, la fine Ă©quipe met la saturation en avant – lorgnant alors allĂšgrement vers l’art de la composition de Spacemen 3 – et en tire le single Precious, qui se classe dans les charts nĂ©o-zĂ©landais en 1991. Jean-Paul Sartre Experience se fait rĂ©ellement un nom. The Size Of Food possĂšde un aspect cinĂ©matographique indĂ©niable : un ensemble de chansons qui mĂšnent progressivement Ă  un climax, des crĂ©ations qui semblent montĂ©es par un metteur en scĂšne. Le fait est que JPS Experience travaille sur la bande originale du film d’Alison Maclean, Crush (1992), peu de temps aprĂšs avoir cartonnĂ© avec Precious.

Cette collaboration influence fortement la bande, les quatre morceaux du maxi Breathe (1992) en Ă©tant la preuve. TaillĂ©s pour le succĂšs populaire, ils trouveront un plus large public encore. Tout va donc pour le mieux et l’enregistrement de Bleeding Star (1993) doit mener le groupe Ă  la consĂ©cration, mais le dĂ©part de Mulcahy va stopper radicalement l’ascension. C’est le split et le retour contrariĂ© aux affaires courantes, avec naturellement avec un lĂ©ger sentiment de
 nausĂ©e qui pointe. Le reste se rĂ©sume Ă  une banale histoire d’ego qui s’essaient au disque solo mais qui n’arrivent plus Ă  trouver la bonne formule. C’est toujours le mĂȘme scĂ©nario – le rĂ©cit d’une alchimie. Il faut ĂȘtre honnĂȘte, The Go-Betweens n’a jamais pu retrouver la magie lorsque Robert Forster et Grant McLennan ont tentĂ© des incartades en solitaire. Cet exemple devrait toujours servir de rĂšgle, et la fin de Jean-Paul Sartre Experience n’a pas fait exception.

Ă  lire aussi