De Vera Sola à Aldous Harding en passant par Jessica Pratt ou Julia Jacklin, une génération spontanée de nouvelles songwriteuses émerge sur la scène indé anglo-saxonne. Ni totalement folk, ni résolument pop, ces artistes mêlent simplicité harmonique de la guitare, lignes mélodiques fortes et poésie très personnelle.
Cet article est paru initialement dans le Magic n°213 en janvier 2019
C’est l’une des sorties que nous guetterons avec le plus d’impatience en 2019. Le deuxième album de la Néo-Zélandaise Aldous Harding chez 4AD est prévu ce printemps. Son prédécesseur, Party, s’était hissé à la deuxième place de notre classement annuel 2017 pour son charme magnétique, porté par une voix caméléon incroyablement expressive, des mélodies d’une grande pureté, un accompagnement à la guitare ou au clavier à la fois simple et intense. Aldous Harding est un style à elle seule et, même en réécoutant son disque à froid, même en visionnant sur Youtube les multiples sessions qu’elle avait enregistrées à l’époque, l’équation entre une telle économie de moyens et une charge émotionnelle si forte reste difficile à déchiffrer.
Ce n’est pas un talent dont elle a le monopole. Au cours des dix-huit derniers mois, des dizaines d’artistes féminines anglo-saxonnes ont proposé des œuvres portées par cette apparente inconscience : à l’heure du rap triomphant, des sonorités électroniques sans limite, dans un segment esthétique – la pop – qui n’aime rien tant que les arrangements mémorables et ne recule pas devant la complexité, une lignée de jeunes femmes sont parties à l’assaut de nos oreilles et de la pilosité de nos échines avec le dispositif le plus épuré qui soit. Guitare, voix, quelques accords, une ligne mélodique, un texte. Avec peu, sinon leur talent, leur vision, leur courage souvent, un petit backing band parfois, elles dépeignent des univers parallèles qui proposent un regard de l’époque souvent allégorique, très poétique et néanmoins très puissant.
L’hiver 2018-2019 confirme qu’il s’agit d’une lame de fond. L’Américaine Vera Sola s’est hissée à notre deuxième place au classement 2018 avec Shades, un disque très personnel qu’elle a conçu et réalisé sans autre aide que celle d’un ingénieur du son pour pallier sa «désastreuse incapacité avec les machines», et qu’elle défend désormais en trio. Aux premières semaines de l’année, la Californienne Jessica Pratt va délivrer neuf morceaux d’une épure et d’une beauté estomaquante dans un album nommé Quiet Signs qui pourrait avoir été enregistré en 1966, 1978 ou 1993, n’importe quand, puisqu’en dehors de toutes les modes. L’Australienne Julia Jacklin proposera à l’orée du printemps son troisième album, une «alt-country» d’une exquise élégance. L’Américaine Bedouine, coup de cœur Magic en juin 2017 avec son premier album éponyme, annonce son deuxième disque pour le printemps. 2019 devrait aussi voir aboutir les premiers LP de la Canadienne Helena Deland (voir notre Presque célèbre page 08) ou de la Londonienne d’origine libanaise Nadine Khouri, aperçue en première partie de Low cet automne. Vous méritez aussi de connaître les noms d’Anna St. Louis, Adrianne Lenker, Jessica Risker, Nadia Reid, et tant d’autres. Non seulement cette musique lumineuse coule à flots, mais le réservoir semble inépuisable, jusqu’au Japon, où le nom d’Ichiko Aoba vient d’apparaître.
Ni folk, ni pop : mieux que ça
Ni totalement folk – elles n’ont pas cet enracinement quasi country de Laura Veirs ou Neko Case – ni totalement pop, ces artistes forment une école qui ne revendique rien mais qui représente un des courants les plus puissants et prolifiques de l’époque. Qu’elles aient la vingtaine et un disque à leur actif (Lomelda, Haley Heynderickx, Anna St. Louis, Juliana Daugherty) ou qu’elles soient actives depuis plusieurs années (Laura Marling, Laura Gibson, Marissa Nadler), qu’elles ne convoquent aucune section rythmique (Jessica Pratt) ou travaillent avec le soutien d’un groupe plus ou moins sophistiqué (Jess Williamson, Haley Heynderickx), toutes possèdent cette faculté très tangible d’être leurs directrices artistiques revendiquées, et pas de «simples» auteurs-compositeurs-interprètes. «En studio, nous raconte Vera Sola, l’ingénieur du son me demandait : “à quoi veux-tu que ça ressemble ?” “Je ne sais pas” était ma seule réponse possible. Je pouvais juste lui montrer ce que j’avais en tête.» Il faut voir Laura Marling, peut-être la meilleure d’entre toutes, exprimer souverainement sa méthode au micro de KCRW : «C’est ainsi que veulent travailler les artistes aujourd’hui, avoir le contrôle de leur musique.»
L’explosion de ces nouvelles songwriteuses n’est pas un phénomène qui sort du chapeau. Elles sont les petites filles de Vashti Bunyan, Karen Dalton, Emmylou Harris et Joni Mitchell pour le rapport guitare-voix, les nièces de Patti Smith, Kate Bush, PJ Harvey et Björk par leur posture sans complexe, les sœurs d’esprit de celles qui ont choisi une voie plus électrique, Cat Power, Anna Calvi, St. Vincent, Shannon Wright et Courtney Barnett en tête, et les cousines de celles qui projettent leur univers à partir d’autres instruments, comme la pianiste Regina Spektor, la claviériste Julia Holter ou la harpiste Joanna Newsom.
«Cela fait longtemps que des femmes formidables font de la grande musique et ont inspiré toute notre génération, témoigne Laura Gibson, qui a publié six albums depuis 2006. Aujourd’hui ces songwriteuses sont parmi les meilleurs musiciens en activité. Je ne saurais pas vous dire pourquoi mais les jeunes femmes d’aujourd’hui se sentent plus libres que jamais face à cet héritage. Quand j’étais jeune, il me semblait que je devais demander la permission pour simplement apprendre la guitare. La génération suivante a réalisé qu’elle n’avait besoin de la validation de personne. Moi-même, j’ai beaucoup plus confiance en moi aujourd’hui et les femmes ont beaucoup à dire. Il y a tant à exprimer, tant de choses qui ne l’ont pas encore été.» «Les femmes sont de grandes songwriteuses, acquiesce Julia Jacklin. Beaucoup de femmes que je connais doivent passer beaucoup de temps à réfléchir à leur façon d’être, à leur apparence, à toutes ces choses auxquelles il faut penser pour trouver sa place dans le monde. C’est un terreau très prolifique pour écrire des chansons.»
Certaines des artistes dont nous parlons ici n’étaient que des enfants au moment où les premiers trésors ont commencé à émerger. Remonter le fil de cette école mène aux premiers albums de Marissa Nadler (Ballads of Living and Dying, 2004), d’Alela Diane (The Pirate’s Gospel, 2006), d’une ado nommée Laura Marling (Alas, I Cannot Swim, 2008), de l’Américaine francophile Emily Jane White (Dark Undercoat, 2007), de la New-Yorkaise Sharon Van Etten (Because I Was in Love, 2009), de la Finlandaise d’origine éthiopienne Mirel Wagner (Mirel Wagner, 2011) ou de l’Américaine Angel Olsen (Half Way Home, 2012). Ces pionnières sont toujours actives, toujours d’une grande pertinence artistique, mais regardent les consœurs comme s’il s’agissait déjà d’une relève. «La nouvelle génération m’inspire beaucoup, reconnaît Laura Gibson. Elles sont déjà capables de faire leur truc à elles. Moi, ça m’a pris un temps fou avant de me dire que j’avais le droit de faire de la musique.»
La guitare, simple outil
Si un confrère entame, dans trois décennies, une étude sur l’utilisation de la guitare dans la pop, sûrement rendra-t-il justice à cette école de femmes libres, sensibles et oniriques. La six-cordes traverse une crise sur laquelle les journaux américains ont beaucoup écrit en 2017 après les révélations du dépôt de bilan de Gibson, du surendettement de Fender et de la baisse des ventes d’instruments de 15 à 20% selon les sources. Il n’y a plus de guitar hero, moins de grands songwriters masculins (quelle nouvelle figure majeure, ce siècle, en dehors de Sufjan Stevens ?). Mais «elles» sont là. «Les hommes ont déjà tant dit, tant pris de place, souffle Laura Gibson. Aujourd’hui, ce sont les femmes qui prennent la guitare et écrivent des chansons.»
«Je ne pense pas une seconde que la guitare soit un jour passée de mode, observe Julia Jacklin. J’adore les musiques électroniques, vraiment, mais l’esthétique guitare-voix vous connecte directement avec vos sentiments, il y a quelque chose de très humainement primaire, sans filtre, qui n’a pas fini de rendre la guitare cool.» Elles sont peu nombreuses à nier cette féminisation de l’instrument, voire une aspiration féministe à se le réapproprier. «Petite, il n’y avait aucune joueuse de guitare autour de moi et ça m’empêchait de m’y mettre, poursuit Julia Jacklin. Je n’avais pas de modèle. J’aurais aimé y être davantage encouragée.» «Seuls des mecs autour de moi jouaient de la guitare, se souvient Vera Sola. À quinze ans, ils faisaient des battle, jouaient des trucs de fou. J’estimais que j’étais trop vieille pour commencer. Je me suis résolue à apprendre seule, presque cachée, avec une guitare premier prix. J’ai des petites mains, je suis par exemple incapable de faire des barrés, mais je suis plutôt adroite et j’ai développé un jeu de picking qui est un peu ma signature.»
La guitare reste cependant un moyen au service d’une vision. Aucune mythologie perceptible, aucun attachement affectif digne de ce nom n’affleure dans les propos. À l’instar d’une Sharon Van Etten qui, dans l’entretien qu’elle a accordé à Jean-Marie Pottier (pages 36 à 40), explique qu’elle considère sa voix comme son instrument numéro un, à l’image d’une Molly Burch, qui nous indiquait récemment à Paris s’être «délivrée» de l’instrument sur scène, celui-ci n’est qu’un outil subordonné à une expression vocale très personnelle et de textes parfois d’une grande qualité littéraire. «Je n’ai aucune connexion romantique avec la guitare, souligne Julia Jacklin. Pour moi, apprendre la musique a été un moyen de m’exprimer, de pouvoir écrire, d’utiliser les mots. Je suis comme le jardinier avec sa pelle. Il y en a besoin pour faire le job.»
«Le dénuement du folk pousse à se contenter de ce dont on dispose, à se concentrer sur les mots, sur les images et sa voix, ajoute Laura Gibson. Et je suis complètement connectée à cette contrainte.» «Je n’avais pas vraiment confiance dans les chansons quand je suis entrée en studio début 2017, témoigne Vera Sola. J’avais en revanche confiance dans les paroles, car j’écrivais de la poésie depuis longtemps. Et c’est l’évolution soudaine de ma voix qui m’a permis d’aller au bout, plus que la guitare. J’ai joué de tous les instruments sur le disque, y compris de la batterie. Ce n’était pas un problème, je n’avais rien d’extraordinaire à faire avec les instruments.»
Ce courant est d’autant plus fascinant que ces chanteuses sont résolues à façonner leur singularité sans s’enfermer dans le carcan d’un son centré autour de la guitare. Les expérimentations passées de Cat Power (Sun, album electro en 2012), l’évolution radicale de Sharon Van Etten ou la sophistication de Goners de Laura Gibson dessinent un incroyable espace des possibles, qui pourtant ne dénaturera pas leur univers. Évoquer leurs influences avec ces jeunes femmes consiste précisément à parler de tout sauf de folk. Vera Sola a animé pendant plusieurs années une émission de radio sur le blues et la musique traditionnelle africaine, ses vraies passions. «Par ailleurs j’adore le rap, Kendrick Lamar est un génie», s’emballe-t-elle. Elles aspirent, au-delà des choix techniques, à enregistrer une musique durable. «J’aime les disques où, quand vous l’écoutez avec un casque, on comprend et on entend tout ce qui se passe, affirme Julia Jacklin. Tant pis si la voix n’est pas parfaite, on sent que ça va droit au cœur.» «Le fait de pouvoir enregistrer une musique intemporelle compte beaucoup à mes yeux, témoigne Jessica Pratt. C’est pour moi le premier critère sur la liste de quiconque entreprend une création.» Sans se parler, sans se concerter, sans s’influencer, elles se sont passées le mot.