"Tarbes", le nouvel album de La Féline, est une exploration à rebours, tendre et lucide de ses origines et son parcours. Remontons à l’enfance.
Lors d’une rencontre avec Agnès Gayraud, l’âme et le corps de La Féline, nous avions déjà longuement évoqué son nouvel et quatrième album, le très beau Tarbes. Ce second entretien, après les dix pages parues dans notre trimestriel, est l’occasion de remonter aux sources de l’engagement musical de l’artiste, pour ainsi évoquer sa jeunesse, le territoire intime dans lequel elle opère, tout au long de Tarbes, une exploration à rebours, tendre et lucide. La première fois, nous nous étions vus dans un café de la Butte aux Cailles à Paris, au cœur de l’été. À présent, nous nous téléphonons : ce sont les prémices de l’automne, Agnès est dans un parc avec son petit garçon et, tandis qu’elle songe à l’enfant qu’elle était, le sien s’invite parfois joyeusement dans notre conversation. Qui remonte le temps et pose la lumière sur une petite fille, une adolescente puis une jeune femme éprise de musique.
Y a-t-il un souvenir sonore qui a marqué ton enfance ?
Je dirais le chant de ma mère en espagnol – elle chantait des cante jondo, les «chants profonds» [les chants les plus anciens et les plus primitifs du répertoire flamenco, ndlr]. Elle chantait constamment, à la porte de la salle de bains tandis que je prenais mon bain ou dans la cuisine quand elle préparait à manger…
Et quelles sont les premières chansons qui ont compté pour toi ?
Ce sont aussi des souvenirs familiaux : avec ma mère et mes sœurs, nous écoutions Paco Ibañez, un guitariste et chanteur qui a fait plein d’adaptations de grands poètes du Siècle d’or espagnol ainsi que de García Lorca. Et alors nous chantions avec pathos, fronçant les sourcils ! À la maison, la musique a toujours été présente. Ma mère me faisait aussi écouter Les Quatre Saisons de Vivaldi. Elle était ouvrière, son travail était de trier des bandes sérigraphiées destinées à être collées sur les bouquets mortuaires ou de mariage : «À mon père», «À mon oncle», etc. Elle ramenait ces centaines de pochettes de l’usine à bord de sa Simca 1000 à la maison et les triait ensuite dans le salon où nous l’aidions. C’est dans ces moments que nous écoutions la radio ou des cassettes, Ibañez donc, ainsi que Massiel, une chanteuse espagnole très populaire qui chantait des chansons de femmes divorcées dans les années 1980 : «¡Más fuerte!» (Agnès se met à chanter). Je me souviens aussi d’une cassette de chants communards interprétés par Yves Montand [Chansons populaires de France, 1955, ndlr] – une sorte d’école du parfait petit communiste des années 1960 ! Ça m’a énormément marquée… Y figurait notamment Le roi a fait battre tambour, que j’ai repris plus tard. Il y avait aussi Le Roi Renaud, Les Canuts, La Butte rouge, plein de chansons politiques très belles. C’est resté pour moi l’image d’une forme de chanson authentique. C’est un chant très éloigné de la pop – un chant grave, très adulte, lié à la souffrance et à la mort. Thèmes qu’on retrouve d’ailleurs dans le flamenco et les premières musiques espagnoles. C’est de là que viennent mes premières émotions musicales et, en même temps donc, il y avait la radio : Étienne Daho, No Milk Today de Herman’s Hermits, Michael Jackson… Ces chansons me semblaient plus incarnées, plus sexy, liées au désir.
Je dansais allongée raconte bien ce rapport intime et sensuel qu’on a avec la musique quand on est adolescent… Qu’écoutais-tu alors ?
J’étais fan de Faith No More. Sonic Youth. PJ Harvey, Pixies, Smiths. L’atmosphère musicale de la chanson n’a pourtant rien à voir avec du rock à guitares. On est plus proche de Donna Summer et de Giorgio Moroder mais ce sont des choses que je connaîtrais après. Il y a donc une reconstruction : j’ai besoin de chanter ce morceau avec une part d’affect très féminin, même si ce que j’écoute à l’époque, c’est Neil Young et des musiques plus rock. Mais ce genre de montées arpégées, liées à des musiques que je découvrirais plus tard, restituent bien l’état physique dans lequel j’étais, adolescente, lors de ces expériences très intimes, incarnées, sensuelles, d’écoute de la musique.
Et les premières cassettes que tu achètes, les premières musiques qui n’«appartiennent» qu’à toi en quelque sorte, quelles sont-elles ?
Ma première cassette, c’est AC/DC. Ensuite, j’écouterais beaucoup de metal jusqu’au lycée : AC/DC donc, ainsi que Megadeth, Metallica… À ce titre, la fin de La Panthère des Pyrénées pourrait être perçue comme un hommage à mon amour du metal ! Mais à y réfléchir, ma toute première cassette, c’est Daniel Balavoine, que j’adore enfant. Et quand je le découvre, il vient de mourir [en 1986, Agnès a tout juste sept ans, ndlr]. Il y a un côté tragique et je me dis qu’il ne vieillira plus et qu’un jour, je rejoindrai son âge ! Daniel Balavoine, cela coïncide aussi avec l’âge auquel je commence à me représenter moi-même comme chanteuse sur scène, à nourrir ce désir. Le chant est présent plus tôt encore, depuis que je suis toute petite. Mais l’idée que je monterai sur scène et y chanterai des chansons aux gens, cela arrive quand j’ai six ou sept ans. Et Balavoine joue un rôle, notamment avec sa chanson Le Chanteur – bizarrement.
Être chanteuse, c’est un désir, un souhait, un rêve, un projet ?
Un projet ! Je suis une petite fille déterminée.
Ce projet n’était pas entravé par ta timidité ?
Si. Je tremblais beaucoup. Longtemps, j’ai beaucoup tremblé sur scène et cela peut encore m’arriver aujourd’hui. Par contre, le désir d’y monter était plus fort ; aussi, je l’ai fait assez vite.
Et les concerts auxquels tu as pu assister en tant que spectatrice quand tu étais jeune, en as-tu des souvenirs marquants ?
La musique que j’écoutais, les artistes que j’aimais quand j’étais adolescente ne passaient jamais à Tarbes. Je n’allais donc jamais en concert. Ce n’est que beaucoup plus âgée, alors parisienne, dans un milieu où moi-même je faisais des concerts, que j’ai pu en voir enfin. Et certains m’ont marquée oui ! Je repense à un concert tardif, ce devait être en 2015 à l’Espace B : celui de cette musicienne qui se produit sous le nom de The Weather Station [la Canadienne Tamara Lindeman, ndlr]. Nous devions être vingt-cinq dans la salle et c’était magnifique.
J’avais réussi à troubler ma mère et mon beau-père car je m’étais fabriqué une guitare – attention, cette histoire est pathétique ! – avec une boîte de Caprice des Dieux et du fil de pêche
Agnès Gayraud
Le chœur d’enfants et de jeunes du conservatoire de Tarbes chante sur ton album Tarbes. Y as-tu été ? Quel a été ton apprentissage ?
Eh non, je n’ai jamais fréquenté ce conservatoire… J’étais la dernière d’une fratrie de quatre et mes frères et sœurs revenaient toujours du conservatoire en pleurant… Ça avait l’air horrible ! Quand mes parents ont divorcé, qu’il n’y avait plus la pression paternelle pour m’obliger à y aller, j’ai dit à ma mère que je ferais de la musique toute seule… Je pourrais le regretter, car toute une part de la musique demeurera pour moi un mystère mais j’ai alors nourri une curiosité, un désir immense de musique qui ne me quitterait plus. Vers six ans, j’ai commencé à enregistrer mes premières chansons à l’aide des dictaphones de deux gros radiocassettes plats. Ma voix était mon seul instrument : j’ai eu ma première guitare – aux cordes nylon – à onze ans pour mon anniversaire. Je n’ai pas pu suivre de cours de guitare qui étaient trop chers : je suis autodidacte. J’ai appris à jouer de la guitare seule, et motivée par une chose précise : pouvoir jouer la chanson One de Metallica, sur leur disque …And Justice for All. Il y a dans ce morceau un motif rythmique assez simple et un très beau solo qui se laisse chanter. J’avais acheté les partitions et c’est ainsi que j’ai commencé mon apprentissage, en les suivant péniblement.
Cette guitare, tu la désirais depuis longtemps ?
Oui. Et j’avais réussi à troubler ma mère et mon beau-père car je m’étais fabriqué une guitare – attention, cette histoire est pathétique ! – avec une boîte de Caprice des Dieux et du fil de pêche.
Un peu comme les bluesmen qui se fabriquaient des guitares avec des boîtes de cigares !
Oui, absolument ! La forme ovale de la boîte de fromage lui donnait un faux air de mandoline mais bon, ça ne sonnait pas du tout. J’essayais néanmoins de suivre les tablatures, d’apprendre un peu… Ce n’était pas Ma valise en carton mais plutôt Ma guitare en carton ! Enfin, mes parents se sont dit que j’étais quand même très motivée. Et tandis que je projetais d’être chanteuse, que je rêvais de musique, je faisais mes études avec beaucoup de sérieux, pour les rassurer. Mais derrière, il y avait cette volonté qui ne me quittait pas.
Ces premières chansons que tu créais, de quoi parlaient-elles ?
Ma toute première chanson, je l’ai écrite à six ans. Elle parlait de ma mère – j’avais très peur alors que ma mère meure, c’était mon obsession. Elle était le sens absolu de ma vie, il ne fallait pas qu’elle disparaisse. Je baignais alors dans cette ambiance des cante jondo, des chansons d’Ibañez. J’ai ensuite le souvenir d’avoir fait des chansons “Live Aid”, où je me demandais pourquoi le monde allait si mal ! Puis, adolescente, mes chansons étaient plus agressives ; je me souviens notamment d’une d’elles où je parlais de “revenge”, de “feeling to kill”. À quinze ou seize ans, mes chansons étaient très influencées par le mouvement Riot grrrl, j’aimais beaucoup Hole et L7. J’étais alors une punkette.
Tu bascules alors d’une pratique solitaire de la musique à ton premier groupe j’imagine.
Oui, mon premier groupe vient avec l’adolescence, je le fonde avec ma meilleure amie, Stéphanie. Elle est comme moi fan de Metallica et elle apprend la batterie. J’étais la cheffe du groupe, le double de James Hetfield, Stéphanie était donc le double de Lars Ulrich et une troisième amie, Doria, était associée à Kirk Hammett ! Plus tard, j’aurais, vers 17 ans, un autre groupe où je commencerais à chanter en français. Louise Attaque était très populaire alors et ils avaient ouvert la voie à une réconciliation entre le français et une musique indie folk. J’y jouais de la guitare acoustique, il y avait aussi un alto et une batterie. C’est ainsi que j’ai eu mon premier article, à l’occasion d’un concert que nous avions donné dans le Festival off de Marciac ! C’était dans La Dépêche du Midi et il se passerait vingt ans avant que je ne fasse l’objet d’un deuxième article dans ce journal !
Puis tu deviens La Féline… Te souviens-tu de ta première chanson sous ce nom ?
C’est soit Three Graces, soit Mystery Train. La seconde, malgré son titre anglo-saxon, est fondatrice car les paroles sont en français.
La Féline c’est le retour à la solitude ?
Oui et non car je suis accompagnée là encore. Très vite, je rencontre Xavier Thiry qui est toujours là aujourd’hui dans La Féline et qui possède ce talent de n’apporter que le nécessaire en me laissant faire mon truc. Et c’est mon compagnon, Tristan, qui m’avait offert un enregistreur MiniDisc et m’a convaincue d’y enregistrer mes chansons. Nous l’avons déjà évoqué [dans le trimestriel n°225, ndlr] : cela pose la question de savoir pourquoi, dans la vie, nous avons besoin d’alliés qui nous autorisent à faire ce que nous désirons déjà faire – mais je n’ai pas la réponse !
Notre chronique de Tarbes est à lire ici.