Maxime Jammet et Benoît Crevits, nos régionaux de l'étape, ont tenu un journal de bord à la première personne, des Francofolies de La Rochelle.
Les Francofolies, le festival inventé par feu Jean-Louis Foulquier en 1985 a rarement aussi bien porté son nom qu’en 2022. Entre les darkeries agnostiques de Gargantua, la furia féministe et disco, le rap-game qui s’emballe entre Booba et Vald, le crooner clownesque Maxwell Farrington qu’on a suivi durant des heures en pouffant, la révélation Lonny, les punchlines qui claquent du roi du synthétisme romantique et enfin Florent Marchet qu’on a écouté religieusement avant qu’il nous raconte son adolescence sous la pleine lune, nos deux régionaux de l’étape, Maxime Jammet et Benoit Crevits, ne se sont pas annuyés une seule seconde dans ce qu’ils considèrent comme la ville la plus belle de France, lors de l’édition 2022 qui s’est achevée le 17 juillet, preuve que la musique chantée en français a encore de beaux jours devant elle.
13 juillet 2022
Premier jour des Francofolies
Grosse teuf’ techno et haleine de chacal
Il fait beau, il fait chaud, et alors que La Grande Scène accueille la pire soirée du festival avec entre autres Calogero et Gaétan Roussel qui transpirent dans le vide, on file de l’autre côté de la cité à la S.M.A.C de la Sirène où se prépare tranquillement la nuit la plus festive des Francofolies de La Rochelle, grand rassemblement en hommage à la musique chantée en français. Alors que l’apéro bat son plein sur la terrasse extérieure, entre bières bas de gamme et Jupiter 0% qualitative, on décide de traverser le fameux pont de l’île de Ré pour admirer les dernières lueurs du jour.
La grosse teuf électronique commence enfin à 22h30 avec le bien nommé French 79 qui ne joue pas vraiment du post-punk de 1979 mais bien une sorte de techno de jeu-vidéo qui pourrait lui valoir un procès pour plagiat contre Ratatat. Seul contre tous, il se bat lui-même contre ses machines qui produisent un beat enfantin tel un bébé qui taperait sur ses genoux en rythme, une boucle rythmique obsédante qui ravit les adulescents présents dans la salle. S’il avoue la larme à l’œil «ne pas avoir joué ça depuis si longtemps!», il ferme rapidement sa bouche et se concentre sur son travail avec un superbe finish à base d’arpégiateurs de niveau musique classique traversés par une mélodie fantasmatique.
Place ensuite à NTO aka Anthony Favier qui a eu la révélation divine lors d’un voyage fantastique au célèbre Sziget à dix-huit piges avant d’écumer les clubs de Montpellier. Après avoir rembarré une jeune médecin qui nous demandait de la drogue, comme quoi tout est possible lors d’une fiesta électro, Favier envoie du lourd avec une techno glaciale et minimale irriguée par des notes lunaires et des mélodies romantiques. Alors que la pièce obscure se transforme en salle de fitness à mesure que les beats traversent les corps, quelques cyborgs apparaissent sous la lumière criarde de stroboscopes futuristes, lunettes de Star Trek bien vissées sur le nez. D’abord isolé lui-aussi au milieu de ses machines, il est finalement rejoint par un être humain qui sue à tapoter sur un vrai piano pendant qu’il laisse son synthétiseur jouer tout seul tel une voiture sans conducteur : c’est aussi ça le futur, avec très bientôt des concerts uniquement pilotés par des machines sans aucune particule vivante sur scène, guidés par un robot façon Star Wars crachant des mélodies vocodées.
Mais avant cela, un duo à cheval entre moyen-âge et modernité numérique à la peau humaine bien réelle va faire son apparition. Rencontrés face aux vaguelettes où il espéraient «voir surgir le démon d’un moment à un autre», J4N D4RK et son comparse GOD3FROY ont traîné durant des heures avec des lunettes noires pour nuit blanche, attendant leur heure dans la nuit infinie tels des loup-garous sous la pleine lune, entre apéro Redbull et Coca Zéro dans les loges pour tenter de digérer de (grosses) quantités d’huîtres rochelaises ingurgitées dans le «bâtiment Spotify» : «Je pue de la gueule là c’est vénèr, une véritable haleine de chacal ! ». C’est donc avec les dents bourrées de dentifrice que les deux lascars déboulent à deux-heures quinze du matin pour clôturer cette teuf techno avec de la noirceur, de la violence et des paroles pour choquer la ménagère.
Grimée en Dracula, la doublette formée autour du livre de Rabelais et «de ses idées sur le chaos nimbées d’un fort humanisme » qui a signé un pacte avec le diable un vendredi 13 de l’année 2015 lors de la soirée techno-sataniste «666 Techno» dans un bar gothique de «la ville la plus chiante du pays» aka Orléans libère un medley de ses sept premières années, entre rave ultra violente «qui tâche, façon Béni Bénassi métallique» composée avec le fameux «Korg electribe EMX 1», chansons d’amour qui irriguent toute leur discographie et cette fusion géniale d’Indochine sous amphétamines parue dernièrement.
Bien décidée à «casser la ville», la paire de Gargantua qui déteste les free-parties dans les bois et entend bordéliser les arcanes souterraines (ou pas) de l’espace urbain avec de la musique accessible à tous «comme le livre de Rabelais lu aux pauvres» demande à l’assistance pétrifiée par leur agressivité sombre de lever le doigt en l’air pour faire une dédicace à Dieu, «ce gadgo qui fait qu’on est là aux Francofolies, au bord de l’eau, mais qui me rend furax’ quand il prétend avoir LA solution ».
Nouveaux rois de l’électro-teubée mais toujours adeptes de sorcellerie, ils sortent de leur chapeau magique une énorme boule de feu blanche sortie d’un film de science-fiction qui éclaire subitement un public mi transi-mi hébété pour les puceaux. Tout aussi fans de blasphème que d’humour, les deux potos qui prétendent brûler les églises «pour déconner» et ironisent sur le fait de «ne pas vraiment faire d’humour mais quelque chose qui peut pousser à rire» excitent enfin l’entièreté des jambes présentes face à eux avec leurs deux ultimes hits Youtube dont «Immoral et Illégal» où la violence froide laisse définitivement place à de la pop de stade avec l’électro-autistique et festive dont ils avaient toujours rêvé. Désapé jusqu’à l’os, le maître de cette cérémonie funèbre J4N D4RK qui laisse fièrement admirer ses quelques kilos de bière en trop jette ensuite de la poudre aux saveurs irréelles dans les yeux de ses sujets, histoire de les convertir pour de bon à sa religion libertaire et agnostique. – M. J.
14 juillet 2022
Deuxième jour des Francofolies
Les femmes prennent (presque) le pouvoir sur la pop mainstream
Avant de prendre notre dose annuelle de pop de stade, direction la scène gratuite des «Francos» où se succèdent groupes indie-rock, nouvelles pépites en français dans le texte et second couteaux du rap-game face au public le moins préparé du festival : personne n’a fait péter son “PEL” pour être ici, donc personne ne sait réellement qui il écoute. Un challenge de taille relevé avec brio par Ichon, floweur d’origine camerounaise né dans la banlieue rouge de Montreuil pile-poil onze ans avant les attentats du 11 septembre 2001, et ça n’est pas tout à fait un hasard.
Puncheur des mots à la trajectoire fascinante, Yann-Wilfred Bella Ola a d’abord sorti deux disques de gangsta-rap où il contait d’une voix sanguinaire sa vie aux frontières de la mort entre sexe libre, drogue, violence de rue, teuf’ noire et tentatives de suicide. Passé du noir au noir et blanc et enfin (presque) à la paix intérieure en 2021 avec un album de daron plus proche de la chanson que du «pera», celui qui s’oriente désormais clairement vers la pop apparaît en grande forme sous la canicule, ultra détendu, comme défoncé au bonheur et – peut-être un peu – au hashish.
Possédé par une sorte de cloud-rap instrumental qui tranche violemment avec le minimalisme flemmard de certains de ses pairs, il déclame un «faîtes votre truc par amour et pas pour la tune» avant de faire jaillir du fond de ses cordes vocales un hurlement tonitruant dirigé contre l’argent «qui tue les gens» et de plonger la tête la première dans la foule pour catharciser ce mal «qui rend fou» et prendre sa dose d’amour charnel. Ancien bandit devenu gourou peace-and-love, il est toujours aussi angoissé et n’en finit plus de hurler, une folie presque punk chez ce mec qui déteste l’ennui et cale même une petite référence à Angèle. Après un énième pétage de plomb, ce show-man extraverti fait même danser les familles et les gosses agglutinés dans ce jardin d’enfant avec son tube Spotify avant de répéter pour la dixième fois d’affilée son mantra existentiel favori «faîtes votre truc jusqu’à la mort !» tout en se claquant violemment le cœur.
L’heure pour nous de filer à la scène «Jean-Louis Foulquier» – du nom du créateur du raout – où deux célèbres nymphes nous attendent pour mettre (presque) tout le monde d’accord avec une victoire par K-O sur la pop-mainstream suite aux égosillements pitoyables de leurs compères masculins la veille. Place d’abord à la lady héroïne Juliette Armanet qui a fait péter la veste à paillettes et alterne brillamment petites bombes discos et ballades romantico-déchirantes au piano. Performeuse dans l’âme à l’énergie inépuisable, elle irradie la mainstage de son unique présence, qu’il s’agisse de danse furieuse ou de solitude derrière un grand piano, un instant potentiellement ultra chiant, qu’elle convertit en moment d’extase pur.
Réglée de manière constante sur le mode «fofolle», elle explose plusieurs fois de suite d’un rire sardonique tout en recoiffant sa tignasse en surjouant la publicité “L’Oréal”, et alors que la meuf est à l’aise comme dans son salon, elle décide tout simplement de draguer violemment un spectateur, lequel se pisse gentiment dessus, et on se dit qu’au mieux cette grande aventurière des sentiments vient de se faire larguer dans les loges, ou qu’au pire elle est juste en train de tromper son mec devant des milliers de fans. Un moment (gênant) choisi par le vénérable Adrien Soleiman pour faire une apparition furtive au saxophone.
Pas vraiment éreintée par sa propre furia, cette enfante cramée de Mylène Farmer et France Gall continue de “brûler le feu” avec ses tubes A La Folie et Le Dernier Jour Du Disco repris en mode karaoké géant par ses sujets masculins, et si les lueurs rougeoyantes du coucher de soleil finissent de plonger l’énorme parking habituellement rempli de SUV sans âme dans une ambiance de rencard amoureux, des flammes fictives et inutiles apparaissent subitement autour de Juliette qui n’avait de toute évidence nul besoin de technologie ou de pyrotechnie pour cramer cette piste qui se souviendra longtemps de son passage volcanique.
A peine le temps de redescendre, on croise une collègue d’un “gros média belge” qui trouve que Angèle n’est “clairement pas leur meilleure représentante” avant de nous filer quelques bons éléments d’analyse: “Je l’ai vu au tout début dans des petits bars de Bruxelles en 2016 et c’était super, juste elle derrière un piano, ça mettait plus en valeur sa voix. Je me souviens aussi d’un concert dément à l’Ancienne Belgique – ou l’AB pour les intimes – mais depuis j’ai lâché l’affaire”. Pas du tout d’accord avec sa première assertion, et interloqué par la deuxième – qui va, on l’espère, au delà du “je la connaissais avant tout le monde et je la conchie depuis qu’elle est célèbre” qui ferait état d’un niveau d’analyse de collégien –, on fonce sans réfléchir vers la Grande Scène car si notre amie belge rêve d’underground, o va courir après les sensations (fortes) mainstream.
Et si notre petit coeur de fan’ assumé chavire rapidement devant la beauté fatale de la vingtenaire belge sapée avec un magnifique complet “Cochonou” aux couleurs du Tour de France, et plus sérieusement face à sa voix pure et parfaite qui sort de son petit corps d’éternelle teenager, on se dit aussi assez rapidement que quelque chose cloche. Un premier élément d’analyse jaillit de la fosse aux lions: face à un public qui ne connaît que ses trois tubes radiophoniques, il y a de quoi paniquer, elle a besoin de se sentir aimée pour donner son plein potentiel. Mais après avoir lourdement cogité, on se dit que le mal est plus profond: Angèle est peut-être l’une des plus adroites autrices-compositrices et productrices de pop-mainstream à l’heure actuelle – et c’est déjà énorme – mais elle n’est peut-être tout simplement pas une “showgirl” capable d’enflammer des stades.
Pour compenser ce gros point faible, ses collaborateurs ont ainsi imaginé toute une chorégraphie presque trop millimétrée avec des dizaines de danseurs professionnels, une partition gestuelle qu’on l’imagine répéter encore, et encore, et encore, mais l’écueil de cette solution au problème est un résultat terriblement mécanique et un peu (beaucoup) sans âme. Et l’on repense alors à ces fameux “concerts géniaux dans les bars” évoqués par cette journaliste belge, ces fameux “bars vides” qu’elle évoque ironiquement dans ses textes, sauf qu’à défaut d’être remplis, elle pouvait y exprimer un potentiel, assise sur une chaise, derrière un modeste piano. Il lui reste du boulot pour évacuer sa peur de la foule, des scènes trop grosses et tout simplement du vide doublée de cette sensation (horrible) de ne pas être à la hauteur face à un public qui – en plus – ne l’aime pas vraiment. – M. J.
15 juillet 2022
Troisième jour des Francofolies
Du sang et des blagues
Alors que la plupart des Rochelais sont dans leur piscine ou dans l’eau de mer pour contrer la canicule, on retrouve le duo franco-australien Maxwell Farrington et le Superhomard pour une rencontre au sommet dans le restaurant des artistes. «Max» et Christophe ont torché une sacré pépite en 2021 en unissant leur force, et pour cause. Si le premier – qui déteste la chaleur, s’asperge avec son brumisateur et nous balance gentiment de la vapeur d’eau plein la tête – cherchait un arrangeur pour magnifier sa voix de crooner, le second qui «ne veut plus chanter» était en quête d’un timbre singulier pour égayer ses compositions et ses arrangements.
Le coup de foudre a lieu au «Mama Festival» en 2019 : «Je venais de virer mon groupe de scène, je l’ai entendu chanter Close To you de Burt Bacharach durant ses balances et je me suis dit “putain mais c’est le mec que je cherche depuis tout ce temps !”». Les complices écrivent le disque à haute vitesse en 2020, en dépit du confinement, entre échanges à distance et création chez l’un ou chez l’autre dès la levée des restrictions. Les idées pleuvent de tous les côtés, et alors que Christophe ajoute d’abord frénétiquement sur ses instrumentaux les voix enregistrées sur cellulaire envoyées par Maxwell, ils trouvent ensuite la formule : «Pour Lights And Season il m’a envoyé un guitare-voix dont il a le secret et m’a demandé de faire un arrangement à la Scott Walker, ça a cartonné, on a suivi ce process pour les autres morceaux ». Ils se réunissent «IRL» pour terminer le boulot, trois jours à Saint-Brieuc chez Max pour capter toutes les voix, une semaine à Avignon chez Chris’ pour enregistrer les instrus : «tout est allé très vite, mon frère a refait les batteries derrière et on gardé la prise voix au téléphone de North Pole tellement elle était parfaite ! ». Des voix que Max invente à la vitesse du son en mode écriture automatique : «Je fredonne la mélodie et j’écris le texte en même temps, LALALALA, c’est le flux de conscience, ma main bouge toute seule avec la mélodie ! ».
Si ce premier disque écrit à deux est magnifique, fusion parfaite de langueur cinématique extatique portée par des arrangements divins et par cette voix racée de crooner solitaire, ils prévoient déjà un cadet et un énorme projet avec le conservatoire de Saint-Brieuc pour «transformer les titres minimalistes des Beatles avec des arrangements classiques et baroques ». Après m’avoir avoué son amour pour Angèle et Clara Luciani en «OFF», Maxwell qui est un clown ambulant «à la descente légendaire» me paye une Jupiter 0% au bar VIP avant de décocher sa première connerie de la soirée : «Tu sais pourquoi les golfeurs ont deux paires de chaussettes ? C’est au cas où ils feraient un trou en un ! »
Alors que North Pole passe comme par magie dans les enceintes du bar, je pars au club de nautisme qui accueille gracieusement le festival sur son territoire depuis 1985, pendant qu’ils filent à leurs balances : «On se retrouve encerclé par des hordes de gens durant cinq jours, c’est assez dingue en fait ! Une partie de l’équipe d’Angèle a fait un tour en catamaran, mais elle avait trop peur de se casser quelque chose. Aucun artiste n’a osé ! ». Après un running sous la canicule, on retrouve le duo franco-australien dans le jardin gratuit pour une heure d’instrumentaux rêveurs et de stand-up. Tout comme il l’avait fait avec un micro d’Iphone pourri, Max ne triche pas et magnétise l’assistance avec son crooning de compétition, improvise une danse béate et balance sa première boutade insensée: «Une vache demande à une autre vache : «tu connais la vache folle ? », et elle répond : «non, je suis un canard ! ».
Incapable de réagir – on peut les comprendre – le public moisi du parc gratuit se montre incapable d’écouter – on ne les comprend plus – oscillant entre «blablabla» insupportable et applaudissements de chansons qu’ils n’ont absolument pas écouté. Conscient du problème, Farrington s’applaudit lui-même de son show dément avant d’envoyer une nouvelle connerie absurde, histoire de bien enfoncer des spectateurs pas au niveau : «On dirait qu’on est en été, vous trouvez pas ? ». Pris entre leur mépris du bon goût et leur incompréhension de l’incompréhensible, ils ne font même pas attention à l’incroyable clavier de Christophe qui produit quasi tous les sons lui-même : synthé, clavecin, xylophone, violons, cuivres (liste non exhaustive). Si une gamine chantant les paroles me rassure (un peu) sur l’état des oreilles de notre société, une mouette passe dans le ciel, signant la fin du carnage pour le groupe qui, malgré sa performance ultra-solide, vient peut-être de vivre la plus naze des quarante-cinq dates de sa tournée maouss.
Un autre carnage se prépare, de l’autre côté de la ville. Après le passage de Vald sur la Grande Scène, le rappeur blanc SCH issu de quartiers populaires mais sans histoires de Marseille, avant de grandir pépère à Aubagne, prend possession de la mainstage. Alors qu’un fan ensanglanté quitte la fosse à notre entrée, une forte odeur de cannabis envahit aussitôt nos narines, comme pour nous rappeler que les familles avec mamans de la veille ont laissé la place à un autre public.
Suivi par des journalistes en bob, Julien Schwarzer, qui alterne flow de loveur et flow vénèr, n’est pas venu pour enfiler des perles : sapé comme jamais avec une veste à mille balles, il lâche sa rage avec des lyrics qui ne laissent pas trop de place au doute : «Je viens du trou du cul d’en bas». Fier de son ascension sociale, à l’image de Jul qui vient du même coin et du même milieu, il est écouté ce soir par un triptyque de fans composé de vrais banlieusards issus de l’immigration qui attendent Booba, de vrais fans de classe populaire voire de classe moyenne qui suivent la mode et de petits Blancs de classe-moyenne supérieure «venus pour écouter» ou plutôt pour s’encanailler, à l’image d’un type en bob à côté de moi qui «préfère le rock» et fait le zouave en tirant sur un joint tout en frappant à moitié ses potes déchirés. Sans aucun autre instrument que sa propre voix, SCH est accompagné par un DJ qui envoie un gros beat bien sale qui fait lever les mains en l’air en mode «rap battle» sur son hit Spotify Le Code, shazamé par une femme de ménage. Après avoir évité quelques coups de poing de spectateurs surexcités, on décide qu’il est temps d’aller manger un truc.
Sur la route du restaurant, on croise Maxwell qui nous invite à festoyer avec lui, l’occasion de respirer entre deux bains de sang avec le roi de la vanne qui «connaît très bien Nathan Roche» ou l’autre musicien et bout-en-train australien exilé en France. Grand fan’ de bonne bouffe, il est cuisinier dans un petit troquet à Binic où il a rencontré la bande de «la Nef des fous» qui a sorti son premier disque, et avoue «qu’il ne pourrait pas vivre sans cuisine» même si il rêve également de choper rapidement le statut d’intermittent du spectacle. Tout en se servant des grande lampées de vin et de couscous marocain, ce bon vivant observé avec amour par sa copine qu’il a rencontrée à Marseille lâche une nouvelle connerie : «Tu sais pourquoi les métalleux ne sont pas boulimiques ? Ils peuvent pas manger leurs doigts du milieu ! ».
Après avoir habité avec la légende Roland S. Howard en Australie, il a rejoint la cité phocéenne «trop bordélique» avant de filer à Toulouse et enfin Saint-Brieuc où il se sent comme un poisson dans l’eau : «Il pleut tout le temps, il fait froid, c’est calme : j’adore ! ». Tout en nous conseillant un livre fascinant sur «un mec qui a quitté l’armée», il nous confie son amour pour le nouveau mec de Kim Kardashian, en l’occurrence l’humoriste Pete Davidson qui officie au Saturday Night Live, et comme ça vient du roi de la vanne, on se dit qu’il doit sûrement avoir raison. Assis à côté de moi, le guitariste de «Max» qui déplore «ne pas encore avoir atteint le cœur des deux créateurs du projet» raconte sa fascination pour «Daho, le seul mec qui a réussi à concilier exigence esthétique et succès populaire» et pour les «bastons du rap-game» plutôt que leur musique qui est affligeante, de quoi annoncer la suite.
Mais avant la baston, on échange quelques mots avec Sean Bouchard, patron de Talitres, toujours aussi passionné : «Je reçois quatre ou cinq démos par jour et j’adore ça ! Le défrichage, c’est ce que je préfère ». Il annonce ensuite à Max et Christophe un «projet énorme» avec le Musée des Arts Décoratifs de Bordeaux où il s’agirait de jouer au beau milieu des peintures, ce qui fait bien marrer Farrington : «ahah mais non, je suis trop nul ! ». Avant de laisser tout ce petit monde partir – Maxwell filait dans la nuit aux Vieilles Charrues – on conseille à Christophe de monter un autre grand projet avec un véritable orchestre de cuivres et de cordes pour accompagner leur musique subtilement arrangée : «Ça serait génial, j’en rêverais, à la Philarmonie ! Mais la pop n’a jamais soulevé les foules dans ce pays.. ».
Pas le temps de digérer, on tombe sur un pote de Booba qui est chaud pour nous inviter dans sa garde rapprochée après le concert – journalistiquement, ce serait porteur un truc pareil. Malheureusement, les événements vont en décider autrement : alors que deux membres du clan Vald et du clan Booba s’échauffent au milieu d’un attroupement, on tente d’accéder à la tribune VIP pour être parfaitement placé et observer le concert. Mission impossible. Arrêté brutalement par un vigile en mal d’inspiration qui laisse rentrer des invités bourrés mais pas un reporter en plein boulot, on doit battre en retraite, mais ça n’est rien comparé à ce qui va suivre.
En cinq minutes à peine, des centaines de CRS bloquent tous les accès au site et à la Grande Scène, les professionnels et les invités se retrouvent alors séquestrés dans l’espace VIP, sans aucune information. Alors que l’annonce fatidique tombe sur les écrans : «le concert de Booba est reporté», un vent de panique commence à inonder le festival, à commencer par notre espace soit-disant protégé : observé par les CRS comme de potentiels fauteurs de trouble, notre groupe composé de photographes, de reporters et d’invités nage entre incompréhension et crainte d’être séquestré un bon moment.
Pendant que des bruits de couloir sur une «baston entre Vald et Booba» se répandent comme une traînée de poudre, certaines sont au bord de la crise d’angoisse, alors que d’autres encore sortent de la fosse en larmes, choquées par la violence de certains fans dans le public. Malheureusement pour les fans du rap-game habitués à se délecter des bastons entres les artistes bien calés dans leur canapé, il ne s’est en fait absolument rien passé entre les deux. Face aux provocations de Booba depuis plusieurs mois sur les réseaux sociaux, qui lui disait «tu vas voir le 15 juillet aux Francofolies, tu vas prendre une gifle aux O.G.M», et tout à fait conscient du fait que la légende de Sèvres serait très entourée – il faisait une Carte Blanche – Vald a rameuté une (très) grande partie de ses potes – une quarantaine de personnes – pour se protéger en cas de bagarre générale, des potes qu’il a d’ailleurs fièrement affichés sur scène pour donner une impression de force. Ça fait partie du «rap jeu».
Mais comme dans toutes les disputes, il faut être deux pour en venir aux mains, et si aucune véritable empoignade n’est à déplorer entre les deux, Vald a commis une (grosse) erreur en restant aux abords de la scène avec son armada, et s’il prétend «qu’ils étaient juste en train de bouffer des huîtres», la version du «comité d’accueil» avancée par un journaliste du Parisien et Booba lui-même n’est malheureusement pas loin de la vérité, car il aurait très bien pu – et dû – traîner avec ses potes dans l’espace VIP plutôt que de rester dans les loges accolées à la scène. Les soixante-dix CRS ont donc été appelés par «B deux O» en personne – en concertation avec l’organisation – pour dresser un cordon de sécurité autour d’eux, évacuer le derrière de la scène et éviter toute violence, et si Vald s’est bien foutu de sa gueule à ce sujet alors qu’il était à l’origine de cette garde rapprochée, on peut aussi se demander pourquoi Booba n’est pas venu tout simplement saluer Vald avec deux gardes du corps – et pas soixante-dix – pour lui demander gentiment d’arrêter ses enfantillages et de le laisser monter sur scène pour régler les choses sur la piste, micro en main. La réponse est évidemment que les deux ne peuvent pas se voir en peinture, et que le risque de débordement était potentiellement énorme.
Booba représente les anciens. Vald la nouvelle génération. Ils sont surtout au cœur d’une fracture sociale bien plus grande entre les rappeurs issus de «quartiers sensibles» – tels que Booba, NTM en son temps, Rohff, Sefyu ou plus récemment MHD, fiers d’avoir «transformé la merde en or» – alors que les rappeurs blancs issus de la classe-moyenne tels que Orelsan, Nekfeu et bien sûr Vald ont eu un parcours présenté comme plus «facile». Si en vérité rien n’est facile pour personne, les cicatrices du racisme et du rejet restent visibles, productrices de tension et de violence.
– M. J.
16 juillet 2022
Quatrième jour des Francofolies
Deux salles deux ambiances
Orelsan “nique le game” et Lonny embrase
Pas le temps de nous remettre de nos émotions, on file en vélo du côté de La Sirène où Franck Hueso aka Carpenter Brut nous attend pour déballer ses punchlines. Autodidacte solitaire, celui qui «se sent plus libre comme ça» mais n’aurait pas assumé d’être tout seul sur scène a lâché plusieurs disques qualitatifs dont Leather Teeth en 2018 qui porte haut les couleurs de la musique synthétique avec une fusion magistrale de violence glaciale, industrielle, noire et romantique qui retourne le cerveau. Composée dans une «grande chambre retapée en studio qui vire au rouge ou au violet en fonction des ambiances très marquées eighties » où il peut «se gratter les couilles et roter à l’envie », cette masterclass est suivie en 2022 par une autre pépite, Leather Terror, où s’accouplent superbement les synthétiseurs cosmiques et les obsessions métal de celui qui porte un t-shirt «Cannibal Corpse» et carbure à la violence depuis trente-cinq ans. Adepte des ambiances de film futuriste et post-apocalyptique à la «Sin City», il adore autant faire tourner une boucle de synthés durant des plombes que balancer des gros refrains qui claquent à la Gun’s’n’roses : «J’écoute du Depeche Mode et des trucs plus confidentiels, je vois pas pourquoi je m’empêcherais de faire cohabiter les deux ».
Amoureux du rapprochement underground-mainstream, il carbure aussi aux solos qui dégoulinent et aux grosses descentes harmoniques de nature grandiloquente : «C’était la teuf permanente dans les années 80, ça baisait dans tous les coins. Je kiffe la B-O de Star Wars et inventer des grosses partoches épiques façon Mozart ou Wagner ! ». Grand aventurier du son mais plutôt sage dans la vie, Franck – qui ironise sur le fait de «prendre moins de risque en composant qu’en sautant d’un parachute » – prépare déjà la suite : un disque punk-hardcore voire punk-électro façon Prodigy tout en piochant cette-fois-ci dans les années 70 et le progressivisme-cosmique qu’il pourrait en partie écrire «dans un train, avec son laptop sur les genoux ». Enfin côté feat féminin, après avoir invité la belle Vanessa, il ne s’interdit rien : «Lady Gaga ça sonnerait plutôt bien, on s’en fout de la célébrité ». Avant de le laisser avec des apprentis-journalistes, il nous sort la punchline qui annonce la suite de la journée : «Le hip-hop de maintenant il est trop joyeux. J’ai besoin de violence, un truc urbain plus je t’encule ».
Retour dans le jardin d’enfant pour quelques morceaux de bravoure avec Antoine Wielemans, leader du groupe d’indie-pop culte Girls In Hawaii qui a décidé de prendre la poudre d’escampette en 2021 en écrivant un premier disque entièrement chanté en français dans la petite bourgade de Normandie de Vattetot. Belge francophone qui chantait en anglais jusqu’ici, il introduit une chanson en blaguant sur son pedalboard, en wallon-flamand dans le texte: «Il faut que je range le brol (bordel, NDR) là-dedans ». Accompagné par un trio pour l’occasion, celui qui arbore fièrement sa «Danelectro» lâche dans l’atmosphère brûlante une double nappe de synthétiseurs qui explose violemment avec l’arrivée d’une troisième nappe de guitare écho-reverbérée traversée par une mélodie instrumentale d’une grande limpidité, de quoi faire découvrir le concept de la musique spatiale à un parterre de néophytes. – M. J.
Arrive le concert de Lonny, LE CONCERT qu’on ne voulait surtout pas rater. Problème… Le festival nous a accrédité pour la Grande Scène alors qu’en général les artistes émergeants ou un peu moins bankable se produisent au Théâtre de la Coursive. Après quelques pourparlers, on finit par rentrer dans le théâtre. La salle dite “Bleue” est pleine. On y reconnait pas très loin Hervé Vilard qui sera quasi présent à tous les concerts lors de ce week-end de festival. Derrière moi, Florent Marchet attend, avec visiblement autant d’impatience que moi, l’arrivée du nouveau trésor national, Lonny.
Les trois musiciens entrent en scène. Très resserrés, ils jouent à quelques centimètres de distance comme pour se réchauffer avec que dehors la canicule sévit. Je reconnais, le talentueux Alexandre Bourrit, le cheveu hirsute, les épaules aussi larges que celles des joueurs du stade rochelais, vu il y a quelques années avec Baptiste W. Hamon, Alma Forrer et Philémon Cimon puis croisé à quelques lieux d’ici avec Miossec et Michelle Blades. Dès les premières notes, bonne nouvelle, Lonny a largement adapté les morceaux de l’album Ex-voto pour la scène… L’ensemble est plus électrique et plus dépouillé. On est tout de suite happé par la justesse du chant de Louise Lhermitte. L’envoutant Comme la fin du monde et Eteins la mer à la dissonance parfaite avec la basse percutante tenue par Marie, sont une parfaite introduction de ce concert tant attendu… Lonny aura patienté trois ans avant de pouvoir se produire aux Francos. Elle sort du dispositif du Chantier des Francos qui n’a pas été qu’une partie de plaisir, coincée entre des artistes de musiques urbaines loin de son univers folk et des confinements successifs. Tout est en parfait équilibre. On perçoit rapidement les capacités vocales impressionnantes de la jeune parisienne mais jamais elle ne tombe dans l’écueil d’être trop démonstrative ou dans la surexposition. L’autre qualité de Lonny est sa diction, son phrasé impeccable, son chant bienveillant, presque prophétique. Un concert presque parfait quoique très court. Une tournée est annoncée ! On a hâte. – B. C.
Après une prestation inédite de Lujipeka qui a besoin de chauffeurs de salle pour éviter que le public des Francos ne s’endorme, on décide de suivre le début du concert de Romeo Elvis un peu en touriste. Rien de vraiment transcendant. Du bruit, un peu de fureur, des intermèdes presque comiques. Un pseudo facteur arrive sur la scène pour distribuer des cadeaux… Jets de t-shirt et de CD avant un mythique, “Achetez mon album, putain.” On préfère aller boire une bière… On a remarqué illico la différence avec la veille, c’est un peu (beaucoup) “deux salles, deux ambiances”, venant illustrer le concept bourdieusien de milieux sociaux accolés à des pratiques culturelles précises et notre propre théorie issue de la sociologie et de l’observation participante selon laquelle il existerait énormément de micros-sociétés à l’intérieur même de la société.
Aurélien Cotentin aka Orelsan arrive tel un Dieu vivant nanti de sa «mifa» à ses côtés. Malgré la répétition des dates abrutissante de celui qui enchaîne une tournée printanière démentielle avec une tournée estivale démentielle et une tournée automnale démentielle suite au carton de son Civilisation, il glisse intelligemment des «La Rochelle» en plein milieu de chacun de ses textes et s’amuse avec son micro – sans aucun auto-tune ni playback – comme au premier jour, comme si c’était une battle entre potes et qu’il n’était pas en train de répéter la même putain de chose pour la millième fois de suite.
En forme olympique, et ravi de voir que 5000 personnes connaissent ses lyrics par cœur, il fait sauter la foule en levant à peine le petit doigt et la pique même d’un «vous êtes le public le plus mou de la tournée» pour récolter en échange une furia électrique et interactive assez grisante de l’intérieur sur le hit générationnel Simple/Basique. Pas avare en idées scéniques faites de bon sens, il fait monter sur son trône deux gosses qui pourraient être ses enfants – il a bientôt quarante piges – pour une partie de Civilisation Fighters en mode «Tekken 3».
Il nous raconte ses débuts dans un appartement minable avant de rajouter un set-up spécial en bout de presqu’île à la manière de ses premiers concerts dans des bars pourris. Tour à tour conteur, rappeur et stand-upper, le leader de toute une génération française bourrée de contradictions, d’angoisses existentielles et de tiraillements intérieurs alterne titres apocalyptiques tels L’odeur de l’essence ou Du Propre et lumière divine avec Jour Meilleur et Ensemble, sans oublier le noir et blanc de Notes pour trop tard et celui de Civilisation où l’on se dit qu’il ferait un excellent homme politique.
Après avoir fait retomber les adulescents en enfance sur La Quête, le professeur termine sa leçon en citant son pote Ablaye qui ne tient pas toujours la comparaison en terme d’attaque de micro, son alter-ego Gringe et surtout Skread qui se cache derrière tous les meilleurs « instrus » d’Orel’ dont celui de La Terre est Ronde qui achève le show par un énième instant de vibration partagée à l’odeur unique. Après la (presque) castagne de la veille et le zéro pointé de Roméo Elvis, celui qui règne désormais sans partage sur le rap-game national a mis tout le monde d’accord. – M. J.
17 juillet
Cinquième jour des Francofolies
Florent, Lisa et Clara atomisent la french pop moderne
Avant une soirée qui s’annonce épique, on file au petit coin de verdure où s’agite une certaine Laeti. Originaire d’un milieu populaire, Laetitia Kerfa s’est fait la main au théâtre et dans les «open mics» avant de crever l’écran dans la saison 2 de la série Validé où elle essaie, comme dans la vraie vie, de se faire une place dans le milieu très masculin – voire macho – du rap-game. Lointaine héritière de Diam’s, cette “meuf de ouf’” au courage infini reste ultra timide avec le public et avec son micro, elle ne maîtrise pas très bien son flow pourtant solide à cause du stress. Plus à l’aise en studio d’enregistrement ou derrière une caméra, celle qui fait ici sa première grosse tournée a besoin d’expérience et après avoir fait bailler les quelques touristes présents avec une ballade déprimante, elle récupère quelques fans avec une reprise de Manu Chao et (surtout) son hit Spotify Rider Toute la Night qui fait danser les ados et même s’exciter un trident d’asiatiques.
Direction ensuite la «salle Bleue» de la Coursive pour une performance étourdissante de Lisa Portelli venue présenter son disque L’Innocence que je n’ai volontairement pas écouté pour rendre possible une vraie claque. Accompagnée par une seule âme cachée derrière un set-up magique composé d’un grand piano Steinway sur lequel est posé un minuscule synthétiseur, elle nous raconte un rêve avec Barbara qui la snobe avant de lui susurrer à l’oreille que «la vie devrait toujours être une promenade», et de nous guider vers une sorte d’errance cosmique. Possédée par cette fusion acoustico-électronique entre les deux instruments à touche noire, et hypnotisée par la boîte à rythme qui démarre langoureusement, elle parle en dormant ou dort en parlant dans cette vaste pièce obscure tamisée de rouge où l’on commence gentiment à rentrer en transe.
A moitié défoncée par le son, le silence et l’épure purificatrice, elle tourne les potards d’un minuscule synthé sans touche et active la pédale «LoopStation» de sa Fender pour créer une double boucle obsédante, romantique et nostalgique qui fait progressivement monter la sauce à mesure que toutes les nappes instrumentales se percutent, formant un léger mur de son traversé par une limpide mélodie qui nous retourne le cerveau. Dans une salle à l’acoustique impressionnante où l’entièreté du public ferme (enfin) sa gueule, on est transporté dans une sorte de méditation hallucinée, porté par le son et la voix si douce de Lisa qui déclame en mode somnambule «écrire, écrire pour ne pas mourir». A la frontière entre la réalité et le rêve, notre âme est guidée par une faible lumière bleutée qui déchire l’obscurité et transcendée par cette performance bicéphale qui oscille entre dialogue cosmique de touches blanches et poésie récitée dans un état d’éveil volontairement altéré. Alors qu’une rythmique kraut-rock vient enfoncer le clou, les deux être humains sont plus que jamais transportés dans un monde parallèle, au climax’ de la transe, portés par l’ampleur spatiale du son et par l’amour futuriste qui jaillit entre l’être et la machine. – M. J.
Florent Marchet, maintenant. Les bons artistes voient mieux que nous et sont capables d’extraire du quotidien les maux et les fêlures pour mieux nous les faire ressentir encore. Florent Marchet est de ceux-là… à mettre au sommet avec Delerm, Mendelson, Betsch… Hervé Vilard est encore dans la salle. Public de quadras et CSP+. Florent Marchet sera seul au piano ce soir, un Steinway & Son’s que l’accordeur aura eu bien du mal à maîtriser. Florent entre sur scène, l’air détendu, une tasse de verveine tiède dans une main et t-shirt bleu assorti à ses chaussettes. Son concert balaie la carte et le territoire des zones périphériques : Créteil, Le Berry, Dijon, Montargis, Bourges, Rio Baril… Déjà les septièmes Francofolies pour lui. Dans une salle pleine à l’acoustique parfaite, il vient défendre son dernier album, Garden Party. De justesse à En famille, les titres de Florent scrutent les non-dits, les petits traumatismes mais aussi les forces de ce groupe social qu’on appelle famille. Le concert oscille entre bonne blague, bavardage entre amis. “Vous voulez mettre l’ambiance dans un taxi ? Osez le sujet Hidalgo”. Son interprétation est toujours juste. Il aura droit à une Standing ovation. Méritée. – B. C.
En parallèle, joue Julien Doré, sapé en rose de la tête au pied qui nous arrose de kilomètres de papier toilettes tout aussi rose sous des projecteurs également roses et ironise sur «la Nouvelle Star où cétait Koh-Lanta en moins physique » avant de faire preuve d’une grosse dose d’auto-dérision en lâchant après avoir joué Lolita au piano : «la plus grande ovation pour la seule chanson que j’ai pas écrite, merci.». Entouré par des invités partenaires abrutis et une meuf’ bourrée qui glousse en permanence, on apprécie l’énergie positive dégagée par Doré qui enchaîne pour finir gros rock’n’roll nostalgique, guitare-voix minimaliste et (surtout) un gros câlin avec Clara Luciani et un gros dinosaure rose qui pourrait sûrement bien s’entendre avec les gros bonhommes roses de Philippe Katerine éparpillés dans tout le festival et toute la ville en l’honneur de son exposition sur le «Mignonisme».
Soit-disant fatiguée de sa tournée, dixit l’attaché de presse du festival, Clara Luciani a pourtant offert un show à son image, explosif et terriblement endiablé, à croire qu’à défaut de boire du Redbull, la musique lui donne des ailes. Entre son backing-band perché sur des petits îlots surélevés et la foule s’étendant à perte de vue face à elle, elle a tout simplement glissé sur le devant de la scène façon Michael Jackson exécutant le célèbre moonwalk, pendant que des stroboscopes clignotants dégueulaient leur lumière blanche fluo-criarde. Reine du bal disco-pop bien aidée par un bassiste et un batteur défoncés par le groove, elle a même réussi l’impensable en réveillant une assistance amorphe qui s’est progressivement hissée (presque) au niveau de son déhanché sexuel, trouvant par là-même un ensemble de choristes de cinq-milles âmes, gratos, oui Madame.
Émue presque aux larmes, celle qui prêche le retour aux festivités romantiques et respectueuses a pu conclure cette édition légendaire avec une grosse teuf dance-pop irriguée par une série de tubes à boule à facette tels que Le reste, Nue et La Grenade qui finirent de cramer la «Grande Scène» avec leurs refrains tapageurs, leurs mélodies parfaites et ces punchlines de loveuse-féministe récitées par des femmes mais aussi des hommes touchés par la grâce et la pureté de ses chansons à l’énergie folle et à l’amour contagieux. Nous en fîmes l’expérience, comme dans les textes les plus fous de Clara Luciani.
A la soirée de clôture réservée aux artistes, la reine du bal sera la seule absente – elle a récemment expliqué qu’elle préférait se faire discrète pour éviter les selfies. On quitte pour de bon l’enceinte, défoncés au bonheur, des mélodies et des sentiments plein la tête. – M. J.