On les dit trash, virulents, menaçants. Depuis leur premier manifeste, Champagne Holocaust (2013), les Anglais de Fat White Family colportent une solide réputation d’enfants terribles du rock’n’roll. Avec le blues psyché et désaccordé de Songs For Our Mothers, ils continuent dans cette voie sulfureuse. Du punk au capitalisme en passant par le crack, Lias Saoudi, le leader de la famille, expose ses constats sans appel.
ARTICLE Rosario Ligammari
PHOTOGRAPHIES Tim Noble
PARUTION magic n°198Sur un coin de table, il y a cette pochette qui traîne, celle de Champagne Holocaust (2013), le premier LP de Fat White Family. On y voit un cochon maigrelet muni d’une faucille et d’un marteau. Ce porc tout nu est devenu le visuel officiel de la formation. Marteau, elle semble l’être, c’est du moins la réputation qu’on lui prête. Le NME, jamais avare en superlatifs, considère carrément Fat White Family comme le groupe le plus dangereux du rock’n’roll. Il n’alimente pourtant pas les tabloïds avec des histoires croustillantes de sexe ou de violence. C’est juste qu’il est contestataire, déviant. On est d’accord, depuis un bail, le rock a perdu de sa verve corrosive, politique, de sa dimension revendicative. Les voix protestataires qui confondent engagement et démagogie, merci bien, on prend nos jambes (et nos oreilles) à notre cou pour se tourner vers des songwriters qui traitent plus volontiers de l’intime.
Nous revient alors cette phrase fondatrice de John Lennon : “Avant de faire la révolution dans la rue, fais-la dans ta tête.” Et ce constat que l’art est souvent plus intéressant – et pertinent – quand il occupe le terrain du politique plutôt que de la politique. Avec Fat White Family, une bande de prolos qu’on croirait sortie d’un film de Ken Loach, c’est encore une autre paire de manches. Les six Londoniens furibards n’ont rien à voir avec une organisation récupérée par un parti. Ils ne sont pas le porte-parole d’un mouvement militant pour se nettoyer la conscience ou pour la bonne p(r)ose. S’ils font bouger les foules, c’est par la force tonitruante de leurs chansons, pourtant flegmatiques à la première écoute. Du garage en pente, en pleine descente. Du psyché joué au ralenti. Assez pop, en fin de compte. L’un des extraits du nouvel album, Satisfied, a été coproduit par Sean Lennon.
En approchant un peu plus l’animal, le contenu – textuel avant tout – s’avère autrement plus secouant et assez explicite pour qu’on se dise que même les apparences sonores sont bien trompeuses. Un groupe – osons le terme – punk ? Lias Saoudi, chef du gang, contrecarre tout a priori : “Le punk revient plus que jamais, il prend beaucoup de place dans l’art actuel, à l’échelle internationale. Il se retrouve au musée, mais je crois qu’il n’a jamais été aussi présent dans la musique. Pas forcément sur le plan esthétique mais en tant qu’état d’esprit. Le punk est omniprésent simplement à travers la démarche de jouer pour le plaisir en disant merde à l’establishment. Il incarne un courant qui a décomplexé les gens, qui a permis à n’importe qui de faire de la musique. Quoi qu’ils en disent, la plupart des groupes de rock contemporains sont le résultat de cette révolution.”
“C’est marrant de s’imaginer qu’on parle aux personnes mûres, aux parents, alors qu’on est les premiers à faire les pitres, à se sentir encore une âme d’enfant.”
WHITE TRASH
Songs For Our Mothers. On tient là un titre ironique qui fait penser à un détournement du fameux “Parental advisory – Explicit content”, le sticker qui préserverait les enfants et autres âmes sensibles d’un contenu annoncé comme sulfureux. Il est vrai que si l’on interdit certains films à un public jugé trop jeune, la musique peut encore être consommée à n’importe quel âge. Partant de là, Fat White Family aurait donc enregistré un disque pour tout public – grand public. Voire carrément à l’attention des mamans ?
Lias, espiègle : “Non, quand même pas, c’est plus une blague qu’autre chose. Le rock s’adresse majoritairement aux jeunes. Et c’est marrant de s’imaginer qu’on parle aux personnes mûres, aux parents, alors qu’on est les premiers à faire les pitres, à se sentir encore une âme d’enfant. Beaucoup confondent sérieux et sincérité. On ne se prend pas au sérieux, mais on essaie d’être le plus sincère possible dans cette démarche.”
L’enfance, on y revient. Moins en tant que nostalgie que d’innocence bafouée, c’est une thématique redondante chez cette famille de white trash. En attestaient déjà sur Champagne Holocaust la grenade dégoupillée Bomb Disneyland ainsi que le morceau brut de décoffrage et un peu abstrait sur la pédophilie Cream Of The Young, un tube poil à gratter que les ondes peineraient à diffuser aux heures de grande écoute.
Dans Songs For Our Mothers, s’il y a une part d’enfance, c’est celle qui réside chez les adultes, leur face naïve, ceux-ci étant coupables de désengagement pour cause de désenchantement. Et Fat White Family de démontrer que les sales gosses n’ont rien à envier aux grandes personnes, ne serait-ce que sur le plan de l’autonomie intellectuelle. Lias Saoudi mentionne des noms emblématiques comme le dictateur Mussolini (Duce) ou le ministre à l’Éducation du peuple et à la Propagande sous le Troisième Reich (Goodbye Goebbels). Des tueurs en série au même titre que le docteur Harold Shipman (When Shipman Decides).
À la différence près que, si les leaders précités étaient des assassins, ils ont eu droit au consentement des foules grégaires. “Shipman, c’est une incarnation du cauchemar anglais, un équivalent de Charles Manson. Concernant Mussolini et Goebbels, je suis obsédé par ce type de figures. Je ne comprends pas que les gens ne soient pas plus intéressés par le fascisme… C’est un sujet épineux évidemment. Pour ma part, je sais que j’ai besoin de comprendre l’impact stupide que certains hommes ont eu sur des foules manipulées comme des marionnettes. J’ai besoin de saisir l’origine de l’animalité de ces types-là, comment ils en sont arrivés là.”Autre obsession du garçon, le libéralisme. Renvoyant à Kurt Cobain et à ce qu’il appelait la Goinfrerie (pour parler du capitalisme), Lias abhorre les yuppies. Il se revendique socialiste convaincu. Et en insistant un peu sur la question, le trublion révèle une affinité certaine pour l’idéologie marxiste. Songs For Our Mothers, à travers une palette de pulsions vitales faites “de sperme et de sang”, évoque le regret d’un monde devenu résolument passif. Lias cherche à ne pas finir comme un énergumène lambda, médiocre et horriblement cynique. Le rock l’y aide, indiscutablement.
“L’album s’élève contre un mode de vie, de pensée, contre les narcissiques et les rupins obnubilés par le matérialisme. La société occidentale est l’esclave des choses les plus basiques. On pense à Apple avant de penser à l’humain.” Une réaction à son éducation ? À son environnement. Issu d’un milieu assez modeste, Lias garde aujourd’hui un rapport cordial avec son père qui, anecdote amusante, voudrait que le groupe du fiston ressemble à… Eagles !
Pourquoi pas, même si on en est encore loin. Sur le plan musical, question filiation, on pense à des cliques tumultueuses comme Happy Mondays, The Damned, Country Teasers ou surtout The Fall. Lias est le fils spirituel que Mark E. Smith aurait pu avoir avec une groupie allumée. Toute une tradition de chiens de la casse, de premiers de la crasse. “Oui, on peut dire que j’ai été bercé par ce genre d’artistes à la fois à côté de la plaque et en connexion directe avec la réalité sociale et ses multiples désillusions.”
13 NOVEMBRE
Au-delà des figures chaotiques précitées, on trouve également sur le nouveau disque une composition plus intimiste (et donc universelle), encore portée sur la domination et l’oppression. Après la destruction des masses, voici la destruction de soi, par soi… Love Is The Crack fait lointainement écho à Love Is The Drug (1975) de Roxy Music, et si la bande à Bryan Ferry ne tranchait pas, Lias s’en charge en choisissant le crack pour décrire l’amour (qui rend) fou. Ou quand l’état de manque remplace progressivement les flashs d’extase absolue. Le crack, un voile de fumée entre le reste du monde et soi-même, comme peut l’être la passion. Un écran d’illusion qui laisse misérablement le cœur en cendre ?
“Ça parle d’addiction, quand tu n’arrives pas à décrocher d’une personne comme d’une drogue. Même si elle est courante, c’est la comparaison la plus pertinente : une sensation agréable mais dévastatrice par la suite. Le crack, ça n’a l’air de rien, tu le fumes et tu as l’impression que c’est plus banal que de se shooter. L’amour c’est pareil.” Lias, malgré ces airs d’hyperactif bourré de tranquillisants, est profondément spirituel. Comme dirait Woody Allen : “L’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut toujours faire l’imbécile alors que l’inverse est totalement impossible.”
En surface, Fat White Family est une réunion de marioles désinvoltes. À l’intérieur, c’est un groupe lucide, conscient et grave. Intelligent. Dangereux ? S’il l’est, c’est parce qu’il appuie là où ça fait mal. Et c’est pile pour cette raison que ça fait du bien. Pour en avoir le cœur net, on est allé vérifier. En live.Paris, Festival des Inrocks à la Cigale, vendredi 13 novembre 2015. La foule est venue nombreuse pour entendre en avant-première quelques titres de Songs For Our Mothers. Pour Fat White Family, tout donner sur scène, c’est y laisser même ses vêtements. Certains défoncent des batteries, des guitares ou des amplis. D’autres se jettent de la scène, comme le simulacre d’un suicide empêché par ceux qui les aiment.
D’autres enfin, et c’est le cas de Lias Saoudi, se mettent à nu, répondant très littéralement à la demande du type sévèrement éméché qui beugle “À poil !”. Il s’agirait à la Cigale d’un exhibitionnisme de circonstance puisque nous sommes en plein quartier chaud, y compris en hiver, entre le Moulin Rouge et une flopée de sex-shops à l’ancienne. Pour le moment, Lias arbore une tenue paramilitaire, le crâne presque intégralement rasé (comme dans le clip de Whitest Boy On The Beach). Il sautille de son corps élastique qu’il plie sans broyer, comme un reptile au sang chaud. Les morceaux incandescents ont une saveur de whisky dilué dans du thé vert.
Éclairage mauve, rouge. Le fameux porc en effigie triomphe en arrière-plan. Les yeux délavés de Lias semblent avoir pris un violent coup de soleil, peut-être à cause de la forte luminosité des projecteurs. Puis coupure imminente des lumières, de la musique, de tout. Mince. Comment expliquer que l’un des shows les plus époustouflants de l’année soit un concert interrompu ? Pléthore de musiciens ont déjà admis qu’ils préféraient frustrer l’audience plutôt que la lasser, justifiant ainsi des performances live qui perdent en longueur ce qu’elles gagnent en intensité.
C’est évidemment toujours bon signe pour un groupe d’être hué s’il s’arrête. On en veut encore ! La veille, à Tourcoing, le concert des loustics avait aussi été abrégé quand, contrarié, le guitariste avait pris la poudre d’escampette en plein milieu du bordel. Là, il est 22h15 environ et Lias doit se demander pourquoi, depuis une poignée de minutes, pas mal de regards se fixent davantage sur les téléphones que sur la scène.
“Je n’ai pas compris ce qui se passait au début. Quelque chose clochait mais je n’étais pas inquiet. J’étais tellement heureux de jouer à Paris. Et puis je me trouvais dans un tel état de défonce qu’il y aurait pu y avoir un tremblement de terre, je ne m’en serais même pas rendu compte. Mais petit à petit, j’ai compris. Comme beaucoup de spectateurs.” Exactement. Saul Adamczewski, le plus fou furieux de Fat White Family, s’est emparé du micro, déchantant aussi sec : “On doit arrêter le concert immédiatement. Des attaques terroristes ont eu lieu, je vous encourage à rentrer chez vous rapidement, je ne déconne pas.” Dès lors, la lucidité, la prise de conscience et la gravité ont écrasé tout état d’ébriété, de négligence et de légèreté.