Vingt années de ce qui ne ressemble pas tout à fait à une carrière. Une discographie dont on recense précieusement les jalons sur les doigts d’une seule main. Autant dire que Liam Hayes, alias Plush, fait partie de ceux auxquels on se résigne à accoler l’étiquette réductrice d’artiste culte. Rescapé de trop longues années de silence forcé, ce songwriter et arrangeur d’exception a publié deux albums en quelques mois – l’un plus voluptueux, Korp Sole Roller (2014), l’autre plus rageur, Slurrup (2015). Soit autant qu’au cours de la décennie précédente. C’est bien assez pour tenter d’obtenir du principal intéressé des éclaircissements sur cette traversée du tunnel.

ARTICLE Matthieu Grunfeld
PHOTOGRAPHIE Jim NewberryOn connaissait évidemment le tic de langage si typique des Anglo-Saxons consistant à ponctuer chaque séquence du discours de cette interpellation censée susciter une marque d’acquiescement de la part de l’interlocuteur : “You know.”

Homme de peu de mots, aussi parcimonieux dans l’expression orale que dans sa production discographique, Liam Hayes se plaît à ressasser ces deux-là au moindre détour de ses phrases hésitantes, jusqu’à en saturer la parole et son sens, comme pour mieux renvoyer à leur source les invitations visiblement douloureuses à une prise de conscience réflexive qui ne cesse de se dérober. À tel point qu’on finit par éprouver l’irrépressible envie de le prendre au pied de la lettre et de lui rétorquer que non, justement, on ne sait pas grand-chose et on n’a pas vraiment l’impression d’en apprendre autant qu’on le souhaiterait. Une impulsion vite réprimée.

D’abord par respect pour cette œuvre considérable qui s’étale désormais sur une vingtaine d’années et qui vient de s’enrichir coup sur coup de deux épisodes inespérés. Surtout parce qu’il est impossible de détecter derrière ces silences et ces circonvolutions balbutiantes la moindre trace de mauvaise volonté. Fidèle à sa réputation – un confrère britannique raconte qu’un jour, il mit un peu plus de dix minutes à ne pas répondre à une première question sur son âge –, Liam progresse dans ses confessions comme dans sa musique : lentement et par à-coups.

SURGISSEMENTS

Et il en est ainsi depuis les origines. Débarqué inopinément sur la scène indépendante américaine avec comme seul viatique quelques apparitions discrètes aux claviers sur les premiers albums de Palace ou de Royal Trux, Liam Hayes signe sous le pseudonyme de Plush un EP inaugural, Three-Quarters Blind Eyes, consacré single de la semaine en 1994 dans les colonnes du NME et déjà placé sous le double signe paradoxal de l’excellence et du mystère.

Côté pile, une jolie ballade bancale en guise d’hommage au fantôme de Big Star ; côté face B, Found A Little Baby, première immersion dans un tourbillon orchestral fascinant, digne des grands maîtres de la variété californienne et déjà révélateur d’un souci obsessionnel pour les moindres détails d’arrangements ultra fignolés. Une entrée en matière plus que prometteuse mais qui n’aboutit curieusement qu’à une première période frustrante de silence longue de quatre ans.

Cette alternance entre des fulgurances intermittentes et des phases de disparition prolongée caractérise le parcours chaotique de Hayes, sous son nom ou sous celui de Plush, tout au long des années 2000 et 2010 : quatre ans encore entre More You Becomes You (1998) et Fed (2002) ; sept de plus jusqu’à Bright Penny (2009). Un rythme qui tient d’après lui davantage aux considérations bassement matérielles qu’à de valses-hésitations artistiques.

“J’ai toujours écrit et accumulé davantage de chansons que ce qui a été effectivement publié. Je n’ai jamais été en panne d’inspiration, mais il y a eu plusieurs moments dans ma vie pendant lesquels il m’a été difficile de trouver un label. C’est toujours l’aspect économique ou administratif des choses qui me paraît compliqué, pas la composition ni l’écriture. À l’époque où Fed est sorti, par exemple, j’avais mis tellement d’énergie personnelle et d’espoir dans ce projet que je me suis retrouvé découragé quand je me suis rendu compte qu’il ne serait même pas distribué dans le monde entier. J’ai eu du mal à m’en remettre et à retrouver le courage nécessaire pour repartir de l’avant.Touché donc, mais heureusement pas coulé. Condamné à la confidentialité pour des sorties souvent limitées au seul marché japonais, mais soutenu par la critique et par un petit bataillon de fans fidèles et parfois influents, Hayes a douloureusement conquis ses galons d’artiste culte sans renoncer à entretenir ses talents d’auteur et d’interprète, accumulant en cours de route quelques-uns des fragments de ses productions à venir.

Je n’ai pas une discipline de travail très structurée, mais il ne se passe jamais très longtemps sans que je compose. Pour que je parvienne à produire une œuvre, il faut en général que je ressente le besoin profond et impérieux d’exprimer une idée ou de donner forme à une sensation que j’ai éprouvée. Je ne sais pas forcément très bien de quoi il s’agit exactement, mais cette émotion un peu floue prend corps au fur et à mesure. Il peut s’écouler pas mal de temps, plusieurs jours, parfois plusieurs semaines, entre cette expérience originelle et le moment où elle va se développer et s’incarner dans une chanson. J’essaie donc de rester le plus disponible et le plus attentif possible à ces surgissements, sans pour autant m’astreindre à un travail quotidien dont je sais qu’il serait inutile, et même contre-productif.

Curieusement, c’est du côté des plateaux de cinéma que le songwriter maudit finit par trouver un refuge à sa démesure. Plus précisément chez Roman Coppola, qui le contacte en 2013 pour signer la bande originale de son film Dans La Tête De Charles Swan III, dont la toile de fond mi-réaliste, mi-onirique, et profondément ancrée dans des références à l’univers visuel des années 70, correspond fort bien aux influences musicales souvent étalées dans les albums de Plush.

“L’enregistrement digital dénature profondément la musique – pour le dire plus clairement, c’est un truc totalement merdique.”

Déjà brièvement aperçu à l’écran dans les scènes de bar de Haute Fidélité (2000) de Stephen Frears, Liam Hayes se retrouve également invité à participer en personne à quelques scènes du film de Coppola, livrant au passage des relectures bien senties de ses propres classiques ainsi qu’une poignée de titres originaux enfin rescapés de ses tiroirs. Une rencontre qui tient une fois encore du hasard et du bouche-à-oreille.

“En fait, c’est l’acteur Jason Schwartzman (ndlr. également musicien sous l’alias Coconut Records) qui a fait connaître mes albums à Roman Coppola, lequel les a beaucoup appréciés. Au départ, il s’agissait simplement d’utiliser certains de mes morceaux pour la bande-son et puis nous nous sommes rencontrés et notre collaboration a pris davantage d’importance. C’était très intéressant et très enthousiasmant pour moi, pas seulement de redécouvrir ma musique dans un contexte différent et auquel je n’avais bien évidemment pas songé, mais je me suis aussi retrouvé à jouer du piano en costume, sur une plage, entouré de toute l’équipe technique. Il y avait vraiment un côté surréaliste. C’était très amusant.”

SCHIZOPHRÈNE

Enfin remis en selle par cette participation à un projet collectif, Hayes en profite pour enchaîner avec la réalisation d’un nouvel essai, Korp Sole Roller (2014), malheureusement uniquement distribué via sa page Bandcamp et un pressage minimaliste du label japonais After Hours, mais qui apparaît à bien des égards comme un sommet marquant de cette trop chiche discographie. Où les compositions à la fois mélancoliques et lumineuses, d’une irréprochable tenue, brassent une fois encore les influences croisées de Burt Bacharach, Jimmy Webb ou Dennis Wilson.

Leur plus digne héritier y manifeste une fois de plus une maîtrise parfaite des harmonies et des arrangements classiques, qui trouve sa source dans une formation musicale aussi rigoureuse que digérée. “Ça fait partie de mon éducation. Quand j’étais enfant et adolescent, j’ai commencé à jouer sur des pianos à queue et à étudier le répertoire classique de manière assez formelle. Même si cela ne représente en fait qu’une partie assez brève de ma vie musicale, j’imagine que ça a forgé ma sensibilité durablement. Je n’écoute pas nécessairement beaucoup de musique classique ou orchestrale, mais ce sont des formes artistiques que je continue d’apprécier. Cela fait sans doute partie d’éléments de langage qui sont ancrés en moi et qui ressortent de temps à autre.”

En dépit de ce que pourrait laisser croire ses talents modérés pour la communication orale dans le format de l’interview, Liam a toujours possédé un instinct très sûr pour ce qui concerne le travail collectif en studio, se montrant capable de choisir et d’enrôler dans ses projets les plus ambitieux des collaborateurs, aussi prestigieux que pertinents. On retrouvait ainsi au générique de Fed un certain Thomas “Tom Tom” Washington, arrangeur historique d’Earth Wind & Fire et de Minnie Riperton, ainsi que Steve Albini.

“Le choix de Steve pour produire un album de pop orchestrale pouvait sembler paradoxal à l’époque, mais je crois que c’est avant tout quelqu’un qui aime les défis artistiques, et la réalisation d’un disque aussi complexe et dense en constituait évidemment un. Au départ, j’avais aussi décidé de travailler avec lui parce qu’il n’avait aucun ordinateur dans son studio. Nous partageons tous les deux cette conviction que l’enregistrement digital dénature profondément la musique – pour le dire plus clairement, c’est un truc totalement merdique. Les ingénieurs du son ont tendance à tourner autour du pot et à se mentir sur ce sujet, mais je crois que c’est toujours vrai.” JTNDaWZyYW1lJTIwc3R5bGUlM0QlMjJib3JkZXIlM0ElMjAwJTNCJTIwd2lkdGglM0ElMjA2NjBweCUzQiUyMGhlaWdodCUzQSUyMDQ3MnB4JTNCJTIyJTIwc3JjJTNEJTIyaHR0cHMlM0ElMkYlMkZiYW5kY2FtcC5jb20lMkZFbWJlZGRlZFBsYXllciUyRmFsYnVtJTNENDE2MDA3NzAyNSUyRnNpemUlM0RsYXJnZSUyRmJnY29sJTNEZmZmZmZmJTJGbGlua2NvbCUzRDA2ODdmNSUyRmFydHdvcmslM0RzbWFsbCUyRnRyYW5zcGFyZW50JTNEdHJ1ZSUyRiUyMiUyMHNlYW1sZXNzJTNFJTNDYSUyMGhyZWYlM0QlMjJodHRwJTNBJTJGJTJGbGlhbWhheWVzcGx1c2guYmFuZGNhbXAuY29tJTJGYWxidW0lMkZzbHVycnVwLTIlMjIlM0VTbHVycnVwJTIwYnklMjBMaWFtJTIwSGF5ZXMlM0MlMkZhJTNFJTNDJTJGaWZyYW1lJTNFAu moment de s’attaquer à la réalisation de Korp Sole Roller, c’est vers un autre complice tout aussi inattendu qu’il s’est tourné : Pat Sansone. Une collaboration extrêmement fructueuse puisque le guitariste de Wilco est parvenu à conférer une densité et un relief magnifiques aux compositions délicates et raffinées de son ami.

Nous nous étions déjà croisés de temps en temps mais nous avons surtout sympathisé au cours d’une tournée commune au Japon il y a quelques années, où je jouais sur la même affiche que son groupe, The Autumn Defense. Nous avons collaboré de manière assez étroite et équilibrée, mais c’est un album qui porte incontestablement son empreinte au niveau du son et des arrangements. Il m’a beaucoup aidé à choisir les chansons et à opérer un tri qui était forcément douloureux pour moi. Soit pour éliminer certains titres, soit au contraire pour les inclure. J’ai même parfois été extrêmement surpris par certains de ses choix, notamment à propos de morceaux que je n’aurais pas forcément eu envie de développer et de publier, mais pour lesquels il s’est montré particulièrement enthousiaste.

À peine achevé ce premier tour de force, voici que Liam Hayes enchaîne déjà en ce début d’année 2015 avec Slurrup, première collection publiée par son nouveau label, Fat Possum, et dont on ne parvient pas trop à déterminer si elle surprend davantage par l’accélération soudaine de la productivité – une sortie quelques mois à peine après le précédent LP – ou par son contenu radicalement distinct : plus dépouillé, plus rugueux et infiniment moins confortable que Korp Sole Roller, Slurrup se présente en effet à une ou deux exceptions près comme un assemblage de vignettes rock abrasives et décoiffées.

“Le plus frustrant n’est pas tant le manque de succès commercial que l’absence de distribution.”

Alors, pourquoi ce retour au garage après une visite en queue-de-pie à l’opéra ? Une fois encore, j’ai essayé de faire primer l’intérêt des chansons et de me mettre à leur service. J’imagine que certaines d’entre elles auraient pu être travaillées dans un contexte plus raffiné, mais dans l’ensemble, j’ai eu l’impression de pouvoir leur rendre davantage justice en les enregistrant dans une version plus brute, plus directe et plus dépouillée. Je n’avais eu que très rarement l’occasion d’enregistrer en studio avec un groupe, dans des conditions proches de celles d’un concert, et avec un minimum d’overdubs. C’est une expérience que j’avais envie de tenter depuis longtemps. L’atmosphère des deux disques est incontestablement différente mais, aussi curieux que cela puisse paraître, les extraits qui les composent ont été écrits et même enregistrés à peu près au même moment. Il y a même eu des jours où j’ai fait des allers-retours entre les deux studios pour travailler simultanément sur les deux efforts. J’enregistrais des voix pour Korp Sole Roller le matin et une partie de piano pour Slurrup l’après-midi. C’était à la fois amusant et étrange, presque schizophrénique par moments.

Plutôt que de choisir trop vite son camp entre les deux facettes d’une personnalité musicale plus complexe que ses fans historiques aimeraient parfois le croire, on préfèrera pour le moment se réjouir de ces deux retours successifs et rapprochés dont on espère surtout qu’ils marquent définitivement la fin du temps des éclipses. Car, comme l’exprime lui-même Liam Hayes avec une forme d’aisance enfin retrouvée, ils ouvrent peut-être quelque perspective de reconnaissance largement méritée à l’un des talents les plus rares et les plus estimables de la scène contemporaine.

Ambitieux dans sa création mais échaudé par ses expériences passées et donc modeste dans ses ambitions personnelles, le principal intéressé préfère esquisser un sourire teinté d’incrédulité quand on évoque cette reconnaissance tardive.

C’est toujours gratifiant de savoir que des personnes ont entendu ta musique et l’apprécient. Évidemment, je ne verrais aucune objection à ce que mes disques se vendent davantage et à être plus riche que je ne le suis aujourd’hui. (Sourire.) Mais le plus frustrant n’est pas tant le manque de succès commercial que l’absence de distribution. Savoir que les gens n’auront même pas la possibilité d’entendre ces chansons sur lesquelles j’ai passé plusieurs mois de mon existence, c’est vraiment difficile à digérer.

Un autre long format ?