Slowdive en 1992
Rachel Goswell de Slowdive (1992) ©Greg Neate

Revenus en grâce au cours des années 2010, My Bloody Valentine ("M B V", 2013), Slowdive ("Slowdive", 2017) puis Ride ("Weather Diaries" en 2017 et "This Is Not a Safe Place" en 2019) ont rallumé le flambeau du shoegaze, genre aussi essentiel dans l’histoire de la pop indé qu’incompris à son apogée, au début des années 1990.


Un article initialement paru dans notre numéro 216 sous le titre “Shoegaze : la pop qui baisse le regard”


C’est un petit boîtier en métal guère plus épais qu’un livre de poche. Aucun guitariste digne de ce nom ne songerait, aujourd’hui, à jouer sans une colonie des ces appareils disposée à ses pieds. Ces joujoux qui élèvent à l’infini les possibilités sonores de la six-cordes, ils ont été les premiers à y croire, à profiter de leur miniaturisation intervenue dans les années 1980 et à œuvrer à leur démocratisation dans tout le Royaume-Uni. Eux, les fondateurs du shoegaze (“regard sur la chaussure”). D’Oxford à Reading en passant par Londres, des jeunes à peine sortis de l’adolescence ne lâchent plus leurs pédales des yeux afin de mieux les contraindre. Ils sont fascinés par les vocalises hallucinées de Liz Fraser, chanteuse phénoménale de Cocteau Twins, ou par les murs de sons bruitistes plus ou moins maîtrisés de The Jesus and Mary Chain. Ils créent un son plus ou moins similaire, qu’ils réunissent sous une même bannière. Au-dessus de la violence des batteries et des flots incessants de six-cordes tiraillées par la réverbération, le delay et des saturations en tout genre, un chant androgyne, souvent bicéphale, fait de voix troublées, voire troublantes, peine à ne pas être absorbé. Le shoegaze est une histoire d’atmosphère, créée par des couches instrumentales en totale osmose qui protègent de soyeuses mélodies, comme si leurs créateurs n’avaient pas la confiance nécessaire pour les exposer à la pleine lumière. Les paroles sont teintées de mysticisme, racontent au mieux des histoires d’amour ou des questionnements existentiels, mais servent la plupart du temps un chant proche de la glossolalie, instrument à part entière. Le fourmillement de cette scène arrive aux oreilles d’Alan McGee, qui détient déjà dans les rangs de son label Creation Records ni plus ni moins que The Jesus and Mary Chain, mais aussi Primal Scream ou Teenage Fanclub. Fasciné par ces jeunes musiciens timorés et sans expérience, amateurs de larsens, celui qui exècre l’attitude et la mentalité des majors décide d’en signer une bonne partie au tournant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, parfois après une simple écoute de démo ou une pinte partagée après un concert. Entre 1988 et 1992, les bureaux du label ont des allures de garderie où se côtoient des adolescents sous substances hallucinogènes. Victor Provis raconte dans son livre-référence, Shoegaze (Le Mot et le Reste), que jusqu’à la moitié des salaires peuvent être versés en extasy. Tous ces «gens bizarres», comme McGee les définit si bien, finiront par collectionner les albums légendaires, du Nowhere de Ride (1990) au Just for a Day de Slowdive (1991), sans oublier le quasi-mythologique Loveless de My Bloody Valentine (1991).

Des ennemis publics… 

Eux aussi intrigués, le public et les médias d’outre-Manche s’intéressent d’abord à cette nouvelle vague, pour mieux la contester. Elle vit en vase clos : “The Scene That Celebrates Itself” deviendra son surnom. Ils sont friands d’une certaine exubérance propre à l’Angleterre des mods, des punk et de la Beatlemania, alors que les shoegazers passent leurs concerts droits comme des poteaux de rugby à fixer leurs chaussures et leurs pédales d’effet pour ne pas appuyer sur le flanger quand il faut appuyer sur le delay. Anti-rockstar, ils deviendront de parfaits boucs émissaires. Parmi eux, Slowdive devient l’ennemi médiatique numéro 1. La bande formée autour du couple Halstead-Goswell, est l’auteur de Just for a Day mais aussi, et surtout, du chef d’œuvre de dream-pop Souvlaki (1993), nommé d’après des brochettes grecques, mais qui évoque davantage la dérive d’un satellite perdu dans l’immensité de l’espace (notamment grâce à ce paradis du delay qu’est Souvlaki Space Station). Le groupe se fera détruire semaine après semaine dans les colonnes du NME et autres Melody Maker, mais aussi par certains de ses confrères. Point culminant : le «Je déteste Slowdive plus qu’Hitler» asséné par Richey Edwards des Manic Street Preachers lors d’une interview dans le NME en 1991. La presse musicale britannique est alors toute puissante, les réputations se défont. Malgré leur succès commercial acquis grâce à Nowhere, Ride va forcer le trait dans Going Blank Again (1992), essayant tant bien que mal de se préserver de cette ambiance maussade. Lush, autre formation mythique, notamment grâce à l’album Spooky sorti la même année, va être réduit à un simple «groupe où la chanteuse (Miki Berenyi) a les cheveux rouges» qui «copie les voix de Cocteau Twins». Swervedriver va s’exiler aux États-Unis… Même Loveless, le classique des classiques de My Bloody Valentine, à la gestation aussi chaotique que mythique, ne va récolter qu’un léger succès lors de sa sortie en 1991. Son coût triplé – 300.000 livres au lieu des 100.000 livres prévues initialement) – conduira même, selon la légende, à la faillite de Creation Records et au rachat par Sony du label fondé par McGee. Mais le disque est tellement bon que tous les autres groupes de shoegaze seront considérés comme de vulgaires suiveurs. L’arrivée des vagues grunge et britpop va achever de noyer ces jeunes. Ils ne sont pas faits pour supporter la vie sous le feu des projecteurs. Le jour du suicide de Chris Acland, batteur de Lush, usé par des années de critiques assassines et de tournées échouées, le shoegaze connaît sa première mort.

En quête de rédemption… 

Le style subsiste ensuite avec des travaux plus souterrains voire anecdotiques. Tout d’abord grâce à bon nombre de groupes plus ou moins anonymes tels qu’Air Formation (10 albums et EP entre 2000 et 2018), The Meeting Place, Alcian Blue ou encore The Sleepover Disaster, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. D’autres vont le faire évoluer, lui donnant un côté plus pop qui deviendra le nu-gaze, comme The Pains of Being Pure at Heart, The Depreciation Guild ou le premier album de The Radio Dept., Lesser Matter (2003). Ce son s’étend au Japon (Pasteboard, mais aussi le collectif à l’origine de l’album Yellow Loveless, réinterprétation du disque éponyme…), et même en France ! (Maria False, The Dead Mantra, Jessica93…). Cette mise à l’ombre va petit à petit redorer le blason du shoegaze et des films comme ceux de Gregg Araki (The Doom Generation, 1995) ou Lost in Translation de Sofia Coppola (2003), dont la bande originale est composée par Kevin Shields himself, vont réhabiliter les trop mésestimés Slowdive et My Bloody Valentine. Eux comme Ride se reforment au cœur des années 2010, avec l’aura des pionniers et le regard désormais plus ferme de ceux qui ont appris à lever le bout de leur nez.

Le shoegaze en cinq chansons

Only Shallow – My Bloody Valentine (Loveless, 1991)
Piste d’ouverture du légendaire Loveless, Only Shallow, ses guitares cisaillantes, sa batterie furieuse, ses breaks dévastateurs et le chant désincarné de Bilinda Butcher fut pour beaucoup la première incartade dans les sonorités inhospitalières du shoegaze.

Primal – Slowdive (Just for a Day, 1991)
Figure de proue de la rencontre entre dream-pop et shoegaze, le quintette de Reading cacha au sein de son premier album cette véritable tempête auditive où les cordes se muent progressivement en ouragans.

Keen On Boys – The Radio Dept. (Lesser Matters, 2003)
Apparu dans l’anachronique bande-son du Marie Antoinette de Sofia Coppola, Keen on Boys se compose d’une boîte à rythme enchanteresse et presque dansante, contrebalançant avec ce vortex de guitares et synthétiseurs saturés et cette profonde mélancolie qui habite la mélodie. Une merveille de nu-gaze.

Breakbeats – Pasteboard (Glitter, 2005)
Particulièrement représentatif de la scène japonaise, le mur de guitares mi-torturées, mi-apaisées de Breakbeats réchauffe les c(h)œurs et apporte une dose futuriste au shoegaze, qui colle parfaitement avec l’atmosphère du pays du Soleil Levant.

Blossoms  – Maria False (When, 2015)
Non, vous n’êtes pas dans la banlieue de Londres vers 1990 mais à Rennes en 2015. Biberonnés au son de My Bloody Valentine et Slowdive, les Bretons préfèrent perpétuer l’héritage de leurs aînés que de réinventer le genre. Résultat solide.

Un autre long format ?