Magic publie, avec l'autorisation de l'auteur Pierre-Julien Brunet, les bonnes feuilles de l'essai "Serge Gainsbourg. Écrire, s'écrire", paru ce jeudi. Un texte qui analyse l'œuvre de Gainsbourg comme le reflet absolu des obsessions qui ont entraîné la création de son pseudonyme.
Serge Gainsbourg naît officiellement lorsque Lucien Ginsburg dépose sous ce nom d’emprunt un premier morceau (paroles et musique) à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM). La date varie selon les spécialistes : il s’agirait du 18 décembre 1956 pour ceux qui renvoient à une chanson intitulée La Trentaine, et d’un jour d’avril 1957 pour les partisans de La Chanson du diable, titre qui résonne différemment quand on sait ce qui se « joue » en lui au même moment. Auparavant, en 1954 et 1955, Lucien Ginsburg – pianiste et guitariste – avait essayé un simple pseudonyme – Julien Grix (ou Gris) – qui traduisait/trahissait encore son goût pour la peinture (Juan Gris) et la littérature (Julien Sorel, héros du Rouge et le noir de Stendhal), et laissait probablement une part excessive aux influences alors même qu’il se lançait dans l’écriture de ses propres chansons. Peut-être le prénom Julien avait-il également le tort de trop ressembler à Lucien, en raison de la rime finale et de leur nombre de lettres identique. Quoi qu’il en soit, c’est avec l’idée de « Serge Gainsbourg » que Lucien Ginsburg trouve une identité en adéquation avec sa nouvelle profession, laquelle lui permet de jouer ce qu’il appellera par la suite son « propre rôle ». Un dédoublement à double niveau – nom et prénom – qui produit selon lui un effet concret : « Mon changement de nom correspond exactement, à vingt-quatre heures près, au changement de ma destinée ».
L’abandon par Lucien Ginsburg de son prénom d’état-civil est tout sauf anecdotique puisqu’il ira jusqu’à dire : « Les psychologues disent que ce qu’il y a de plus important dans votre vie, c’est les prénoms : certains sont bénéfiques, d’autres maléfiques ». Concernant le sien, il donnera même des détails très précis sur le processus qui l’a amené à devenir Serge : « Lucien commençait à me gonfler, je voyais partout ‘‘Chez Lucien, coiffeur pour hommes’’, ‘‘Lucien, coiffeur pour dames’’ » et « Je voulais m’appeler Julien, à cause de Julien Sorel. Après, je suis tombé sur Lucien Leuwen, autre héros de Stendhal. Ça m’a réconcilié avec mon prénom, mais finalement j’ai choisi Serge. Par nostalgie d’une Russie que je n’ai jamais connue ». Je ne suis pas psychologue et une étude psychanalytique a déjà été consacrée au cas Ginsburg/Gainsbourg, mais il semble ici intéressant de comprendre en quoi le passage de Lucien à Serge a pu lui paraître positif et comment les mots portent en eux-mêmes, de façon plus ou moins implicite, cette revalorisation de soi.
En remplaçant Lucien par Serge, G(a)insb(o)urg embellit son image en s’appuyant sur l’inconscient collectif de son époque. L’expression « le beau Serge » était en effet quasi-proverbiale dans les années cinquante-soixante, servant par exemple à elle seule de titre à l’un des premiers films de la Nouvelle vague (Claude Chabrol, 1959). De plus, le choix de ce nouveau prénom renvoie – inconsciemment ? – à la célèbre marque de plume métallique Sergent-Major utilisée pendant plusieurs décennies dans les écoles françaises, notamment par le petit Lucien Ginsburg. Gainsbourg citera d’ailleurs cette marque à diverses reprises lors d’interviews, ainsi que dans sa préface à sa biographie officielle. Sans compter les références implicites dans plusieurs chansons où il utilise de façon métaphorique la technique si caractéristique de l’écriture à la plume : « tes plaintes et mes déliés » dans Mes idées sales (1980), « l’amour et la haine / question de pleins de déliés » dans Dis-lui toi que je t’aime (1990) ou encore dans l’un de ses aphorismes (« Caresses et coups de poing dans la gueule sont les pleins et les déliés de l’amour »). Et nul besoin ici d’être lacanien ou kabbaliste pour également entendre et lire dans le nom Sergent-Major une sorte de double caché : « Serge en major », c’est-à dire « le grand Serge » ou « Serge le Grand » à la manière d’un prince russe, conformément à l’influence slave qu’il reconnaît pour expliquer le choix de son « deuxième » prénom. Une identité russe placée sous le signe récurrent de la lettre g que l’on retrouve dans le prénom de son double littéraire – Evguénie Sokolov – dont le nom sera justement à lui seul le titre de son unique livre (Gallimard, 1980). Gainsbourg est d’ailleurs assez joueur pour avoir peut-être choisi le prénom Evguénie en clin d’œil à l’écrivaine soviétique Evguenia Guinzbourg. Enfin, toujours à propos du nom Evguénie Sokolov, il aura cette remarque apparemment anodine qui renforce l’hypothèse du double de papier : « Il y a autant de lettres que dans Serge Gainsbourg : 15 en tout ».
PIERRE-JULIEN BRUNET
Serge Gainsbourg. Écrire, s’écrire
Parution le 5 janvier aux Presses Universitaires de Rennes, 128 pages | 9,90 €