Voici les chroniques des principaux disques parus ce 10 novembre 2023 : Cat Power, Beirut, Claire days, Bruce Brubaker et quelques autres.
La playlist des sorties de la semaine est disponible sous ces deux liens :
Ces chroniques seront imprimées dans le prochain numéro de notre hebdo. Il n’est pas sorti cette semaine en raison de la parution de notre trimestriel. À commander ici si vous n’êtes pas abonné (et pour vous abonner c’est ici).
CAT POWER
Cat Power Sings Dylan: The 1966 Royal Albert Hall Concert
(DOMINO RECORDS) – 10/11/2023
“Judas!” D’un mot est née la légende. Deux syllabes, lancées par un spectateur à la fin du concert que Bob Dylan donne le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de Manchester. Les sets de l’Américain se divisent alors en deux : 45 minutes en solo acoustique (guitare et harmonica) et autant en groupe. C’est alors que jaillit l’insulte : que Dylan ait tourné le dos aux protest songs pour tisser une poésie rimbaldienne et sibylline passe encore. Mais qu’il verse dans le rock’n’roll, c’en est trop. Les gardiens du temple folk se sentent trahis. Des bandes pirates ont tout capté. Le bootleg indique, de manière erronée, que le concert a eu lieu au Royal Albert Hall (de Londres !) – et le mythe grandit. Quand le concert paraît officiellement, Columbia choisit de garder l’erreur, d’imprimer la légende.
Quand on lui propose une date en novembre 2022, à Londres, dans ce même Royal Albert Hall, Chan Marshall pense aussitôt à Dylan – il y jouerait bien, mais les 26 et 27 mai 1966, dernières dates de sa tournée. Ainsi naît son idée de reprendre à l’identique le concert culte – deux sets, mêmes chansons, même ordre. Chan, aka Cat Power, s’est toujours frottée au répertoire de la musique populaire ; elle a prolongé, en majesté, l’art de la reprise. Des chansons qu’elle a habitées (comme on le dirait d’un fantôme qui investit une maison abandonnée), celles de Dylan sont les plus nombreuses. Ce disque est un hommage à celui qu’elle nomme avec malice “God Dylan”. Mais il est aussi un travail de mémoire car ce concert, nous dit Chan, est un document, «une lumière posée sur un moment précis, décisif, de notre histoire». Ainsi s’explique la grande fidélité, inhabituelle chez Cat Power, à l’original.
Dans le décor inchangé de la musique, c’est la voix qui incarne le passage du temps et y ouvre des brèches, trace des lignes de fuite. Elle glisse sa liberté dans les interstices des chansons, cache sa singularité dans les détails : une inflexion de voix, une note qui s’élève, une syllabe qu’on prolonge, un mélisme qui s’égrappe, un sourire qu’on esquisse ou une gravité qui pointe. Trois couches mnésiques se mêlent pour alimenter l’émotion. 1966 et 2022 mais aussi la charnière des années 1970 et 1980 quand Chan, dix ans à peine, découvre ces chansons et les fait siennes, les chantant dès que le réel déçoit. Qui entend-on ? Dylan ? L’enfant Charlyn Marie ? La jeune fille Chan ? L’artiste Cat Power ? Tous, bien sûr. De cette proximité de Chan Marshall avec Dylan découle l’intimité qui transparaît du disque. C’est un dialogue entre elle et lui, une déclaration d’amour, une profession de foi. Ces chansons, elle les chante comme on se remémore, comme on rêve. Et c’est ainsi que nous les écoutons et qu’elles filent – comme un souvenir, comme un songe.
Pierre Lemarchand ••••• •
SORTIE DOUBLE CD, DOUBLE VINYLE ET NUMÉRIQUE
BEIRUT
Hadsel
(POMPEII RECORDS) – 10/11/2023
Début 2022, à l’occasion de la sortie d’Artifacts, une compilation documentant la formation de Beirut, nous avions rencontré Zach Condon et longuement débattu des moments les plus marquants de sa vie, mais aussi des plus douloureux : épuisement professionnel, santé mentale en berne, au sommet du burn-out… et tandis qu’il sortait peu à peu la tête de l’eau, la menace de perdre définitivement sa voix est venue le frapper. C’est dans ce contexte particulièrement difficile qu’il a terminé Hadsel. Deux projets qui n’auraient jamais existé l’un sans l’autre. C’eut été fort regrettable tant Artifacts et Hadsel concentrent tout le sel des larmes tendres de Beirut. Ce sont deux projets éminemment solitaires, où Zach est seul aux commandes. Le minimalisme de la pochette dit d’ailleurs beaucoup de la conception de ce disque. Zach Condon a planté le décor dans l’église de la pochette. Là, lui a été donnée l’occasion de capturer l’âme d’un ancien orgue à pompe et la primitivité du son qui s’en échappait. Un son qu’il chérit depuis ses débuts et qui n’était jusque-là que fabriqué sur son vieil orgue Farfisa, opérant sur les albums Gulag Orkestar (2005), The Flying Club Cup (2007) et plus récemment Gallipoli (2019). À cela s’ajoutent des percussions analogiques qui surgissent comme des réminiscences de l’enfance. Zach Condon s’est mis en quête de tout ce qui pourrait ressembler à des instruments de musique pour gamins comme ce vibraslap qui apparaît comme un gimmick entêtant de bout en bout de l’album. Le master in chief de Beirut a également capturé ses propres bruits blancs dans une nature sauvage balayée par les vents et fait tomber la pluie sur Süddeutsches Ton-Bild-Studio. À cette économie de moyens évidente (seul aux manettes avec le minimum d’instruments) s’ajoute une économie de mots. L’écriture est très serrée. Zach Condon a laissé parler son inconscient et accueilli avec une sérénité nouvelle tout ce qui pouvait émaner de lui, dans un processus qui relève presque de l’écriture automatique. Et pour la première fois, il y a même pris du plaisir ! Beaucoup de chansons sont des premiers jets, dont Arctic Forest, le récit «incohérent» d’une rencontre, celle de ses parents, et ses paroles absentes du booklet. Il paraît néanmoins certain que les textes sont traversés par une solitude insondable qui forme le cœur inquiet de son nouvel album. Pourtant, il suffirait de presque rien pour que son auteur vienne à bout de cette crise de sens qui l’habite depuis le premier jour. Il a certes perdu beaucoup de gens en chemin, des amis et des bras aimants… à cause d’une carrière musicale précoce pour laquelle il a tout sacrifié. Mais il a encore de l’espoir, et s’y accroche à demi-mot en anglais dans le texte de The Tern : “No. It’s not too late to find where you are. Oh, you’re not too late to find who you are”. L’homme derrière l’artiste aurait-il (enfin) droit à sa fin heureuse ?
Alexandra Dumont •••••°
SORTIE CD, VINYLE, CASSETTE ET NUMÉRIQUE
VARIOUS ARTISTS
The Songs of Room on Fire: A Tribute to The Strokes
(GM RECORDS) – 10/11/2023
(Re)mise en contexte pour ceux qui l’ignoraient (moi le premier !) : voilà vingt ans que Room on Fire, deuxième album des New-Yorkais des Strokes, est paru. À l’époque, le disque s’était classé numéro 2 en Grande-Bretagne et vendu (presque) comme des petits pains à près de 600 000 exemplaires aux USA. Avant, le quintette avait embauché puis viré Nigel Godrich, producteur historique de Radiohead, pour réembaucher Gordon Raphael, aux commandes de Is This It, leur premier album. Résultat : trois singles (12:51, Reptilia et The End Has No End), un accueil critique dithyrambique, une puissante expansion de leur fanbase, et un album établissant les standards d’un certain rock à la fois fanfaron et bien cisaillant, modelant le son des années 2000 et influençant bon nombre des petits camarades des Strokes (Arctic Monkeys, Wet Leg, IDLES, Paramore, etc.). Depuis, Room on Fire a dépassé le million d’exemplaires vendus aux USA. Il n’en fallait pas moins (ni plus) pour donner l’idée au label GM Records de rendre hommage à ce disque en proposant à six artistes (cinq Français et une Allemande) de revisiter six titres tirés du répertoire des Strokes. Autant, en réécoutant les onze originaux, on est saisi par leur côté ultratendu, autant ces six «revisitations» paraissent cool, détendues. Cela commence par la languide relecture électro-pop de What Ever Happened? par le groupe Camp Claude lorgnant sur la côte Ouest de l’Amérique et les Chromatics de Portland plutôt que la côte Est et le gang de Julian Casablancas. Dans un registre similaire, Catharina Schorling alias CATT s’empare d’Automatic Stop et en donne une version beaucoup plus dépouillée, apaisée, lumineuse, nappée d’un zeste d’électronique. Exit les gimmicks de guitares post-punk à la Gang of Four et place à un piano aux notes suspendues. Adé (ex-Thérapie Taxi) reste dans une humeur proche, un peu mélancolique, avec You Talk Way Too Much retravaillé version pop/électro nonchalante. Le titre qui se détache haut la main de ce tribute, c’est Meet Me in the Bathroom où l’ovni Thomas Guerlet se balade, dandy abîmé, sa voix sur le point de dérailler créant une émotion particulière ponctuée d’un doup-doup-doup hypnotique. Sans démériter, les deux reprises suivantes, Under Control par Oracle Sisters, et The End Has No End par Alexia Gredy, semblent en comparaison un peu fades. Mais merci à ce club des six pour avoir emprunté ces chemins de traverse qui donnent envie de reprendre encore une fois l’autoroute avec les Strokes, compteur bloqué à 130 km/h.
Frédérick Rapilly ••••°°
SORTIE CD ET NUMÉRIQUE
PAPER TAPES
Child
(GÉOGRAPHIE) – 10/11/2023
S’il existe bien une galaxie dont on ne parle que trop peu dans l’écosystème pop underground français, c’est bien celle formée autour de Good Morning TV et Brace ! Brace !, désormais complétée par Picot et Paper Tapes. Parlons donc de ce dernier. Mais avant de rentrer dans la chronique, évacuons une évidence. Oui, il est logique que le projet emmené par Cyril Angleys, chanteur et guitariste rythmique de Brace ! Brace !, partage avec sa formation «principale» de nombreuses caractéristiques sonores. Mais ce Child nouveau-né est – encore plus – flottant. On flotte dans une bulle au-dessus des nuages ou au fond de l’Océan, entouré de milliers d’autres bulles qui chatouillent autant l’oreille que ces guitares aux textures liquides mais loin d’être transparentes, de ces synthétiseurs légèrement étouffés ou de cette voix qui vient nous cajoler. On nage dans des morceaux aux allures de mer d’huile (Plastics, Locked Crush, Off the Map) ou de douce brise (No Answer, Cut the Cord, Low), sans voir le temps passer. Stereolab d’appartement du XVIIIe, Paper Tapes dévoile un premier album pour se languir des jours d’été. Ou, comme débute son communiqué de presse, servir de «BO parfaite pour les voyages en TGV».
Jules Vandale ••••°°
SORTIE VINYLE ET NUMÉRIQUE
FELDUP
Stared at from a Distance
(TALITRES) – 10/11/2023
Il devrait être interdit aux youtubeurs de s’approcher à moins de cent mètres d’un studio de musique – la simple existence du Notre meilleur album de McFly et Carlito devrait vous en convaincre. Seules deux exceptions à cette règle : Ponce, et son label Floral Records, dont on vous parlait dans notre trimestriel numéro 227, et Feldup – contraction de Félix Dupuis, 1,3 million d’abonnés sur la plateforme. Feldup a deux (du moins, à notre connaissance) passions dans la vie. Trouver des informations dérangeantes sur tout ce qui concerne Internet, et faire de l’indie rock d’une façon suffisamment appliquée pour attirer l’oreille de Talitres, qui sort ce Stared at from a Distance. Félix a approximativement le même âge que Julian Casablancas quand les Strokes sortaient Is this it en 2001 et partage avec le New-Yorkais un timbre de voix traînant et gracieux, en version encore plus anxieuse et touchante. Touchante, voire tout simplement triste à en pleurer des heures durant. Feldup ne s’en cache pas, ce Stared at from a Distance, sous ses atours qui transpirent l’influence du revival rock 2000s, retrace son difficile parcours de reconstruction suite à l’agression sexuelle qu’a subie le jeune Français en 2020. Avec ses morceaux dépassant les dix minutes, on peut y voir un pendant français au Twin Fantasy (2018) de Car Seat Headrest. L’exutoire le plus essentiel de l’année.
Jules Vandale ••••°°
SORTIE CD, DOUBLE VINYLE ET NUMÉRIQUE
CLAIRE DAYS
À l’ombre EP
(AUTOPROD) – 10/11/2023
Claire days ne sait pas mentir. Elle est complètement perméable à ses émotions et celles-ci traversent toutes ses chansons. De son premier album en anglais, le bien nommé Emotional Territory (2022), jusqu’à cet EP en français, qui semble né dans les larmes de l’anxiété ou de la dépression. À l’ombre s’ouvre sur une chanson-baume adressée à ses amis qui doutent et se referme sur une tentative poignante de tisser une intimité avec la mort dans un songe au suicide qui ne s’en cache pas. «Tu penses à la mort / À trop dire son nom, moi, j’ai peur qu’elle vienne», chante-t-elle d’une voix légèrement autotunée – une des seules altérations numériques, qui n’entame en rien le minimalisme folk envoûtant de sa guitare nylon – sur une instru faussement douce proche de la saturation. La mort est citée exactement trente-six fois (c’est un exercice de style !) sans compter ses échos infinis. Ailleurs, des bruits étranges qui popent et une faute d’accord laissée là rendent l’enregistrement vivant. Et puis, il y a la surprise Par-dessus bord, où elle cherche à capturer l’intangibilité des liens fraternels dans un cri guttural aussi terrifiant que celui d’une Adrianne Lenker sur Contact, le titre qui ouvrait en 2019 l’album U.F.O.F., le troisième du groupe Big Thief. «La bascule du corps», frappante, n’ignore rien de la fragilité de la vie.
Alexandra Dumont ••••°°
SORTIE NUMÉRIQUE
BRUCE BRUBAKER
Eno Piano
(INFINÉ) – 10/11/2023
La musique ambient est «discrète et intéressante», songeait Brian Eno, pionnier du genre. On peut ainsi l’écouter de deux manières différentes : en la laissant planer, atmosphérique, comme une ambiance, mais aussi en s’y attardant, pour en saisir les moindres nuances, se laisser happer par ses détails. Elle est une mer, monochrome étale ou paysage infiniment mouvant selon le regard qu’on y pose. Eno Piano s’attache au versant ambient d’Eno. D’une musique créée en studio – et Eno avait l’habitude de dire qu’il l’utilisait comme un instrument de musique –, Bruce Brubaker propose une transposition au piano solo. Mais un piano dont il décuple les possibles, notamment en disposant dans son cadre un EBow, appareil électromagnétique utilisé sur les guitares pour faire vibrer leurs notes. Le résultat est fascinant, d’une beauté à la fois désertique et liquide – des mirages de notes, un souvenir de musique. Music for Airports (œuvre fondatrice, en 1978, du courant ambient) occupe la majeure partie de cette méditation sonore. D’autres œuvres d’Eno la complètent, notamment By This River, impériale, privée de la voix blanche de son créateur mais nimbée des brumes nouvelles que dégagent ses rives. De son magnifique Glass Piano (2015), Bruce Brubaker offre une suite à la hauteur. Vertigineuse.
Pierre Lemarchand •••••°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE