La sortie de “Super What?”, première addition posthume à sa discographie, rappelle MF Doom sur nos platines. Disparu le 31 octobre 2020 à 49 ans, l’artiste au masque de métal a fait grandir le rap alternatif en lui cédant un cœur lourd et les couleurs de l’avenir.
L’histoire voulait que MF Doom revienne. C’était même, en fait, l’une des seules consolations et garanties du rôle qu’il s’était choisi ; un méchant de comic book ne disparaît jamais vraiment. Vaincu, il loupe des épisodes, saute des pages voire des numéros, mais aussi sûr qu’il ne peut triompher, il est condamné à sans cesse s’en sortir. Pour réapparaître un peu plus loin, un peu plus fort.
L’histoire voulait que MF Doom revienne. Qu’à force de se confondre avec ses avatars de métal (Doom, Viktor Vaughn) ou d’écailles (King Geedorah), Daniel Dumile eut fini par s’arracher à notre pesanteur à nous. Et le doute fut permis jusqu’au bout, quand la nouvelle de sa mort tomba avec un timing suspect, aux toutes dernières heures du 31 décembre dernier. Comme une mauvaise blague ou l’ultime bug de l’an 2020. Il était “passé de l’autre côté” deux mois plus tôt, le 31 octobre, nous apprenait sa femme Jasmine dans un court texte publié sur Instagram. “Transitioned”, disait précisément la VO ; et y avait-il meilleure formule pour laisser la porte grande ouverte ?
Si l’histoire nous intimait de croire à son retour, c’était aussi parce que personne n’avait oublié qu’en 1997, MF Doom était lui-même né d’une résurrection. Comment qualifier autrement le reboot post-traumatique d’un jeune rappeur à lunettes du nom de Daniel Dumile ? Cette mutation généralisée, de ses tissus (voix et silhouette considérablement épaissies) à sa grammaire artistique, qui serait bientôt scellée par un masque de métal (MF pour Metal Face) emprunté à Doctor Doom, génie du mal de l’univers Marvel, et dont il ne devait plus se séparer en public.
La disparition de Daniel Dumile
Sous cette nouvelle identité, MF Doom organisait la disparition de Daniel Dumile. Ou plutôt du peu qui n’avait pas été anéanti par la mort de son jeune frère Dingilizwe au printemps 1993, fauché par une voiture à 19 ans. Tous deux avaient formé en 1988 à Long Island, avec Onyx the Birthstone Kid et sous les noms de Zev Lov X et DJ Subroc, le trio hip-hop KMD qui traçait alors une route prometteuse en périphérie de la scène Native Tongues et de ses bons élèves (De La Soul, A Tribe Called Quest, Jungle Brothers). Avant le drame, donc, la rupture de contrat avec la major Elektra et la sortie annulée d’un deuxième album, Black Bastards, resté inédit jusqu’en 2000 pour cause de pochette à l’ironie mal saisie.
MF Doom était revenu de tout ça, après avoir passé, semble-t-il, quatre années dans un flou que quelques rares interviews n’éclairciraient jamais à fond. Un coup il avait été “quasi-SDF dans les rues de New York, à dormir sur les bancs”, comme il l’expliquait en 2005 au magazine britannique Wire. Un autre “occupé à mener une vie normale, à élever mon fils”, avait-il répondu plus tard au New Yorker, contredisant ses propres récits d’autodestruction.
C’était selon lui l’avantage du masque comme extension de l’artiste : canaliser l’attention sur la musique, à une époque où le rap et ses nouveaux dollars se mettaient à tout miser sur l’image et à surgonfler le décor. MF Doom allait donc garder ses metal fingers (son pseudonyme comme producteur) refermés sur la vraie vie de Dumile. Et donner le change avec sa petite fiction à modeler, éclatée entre ses différents projets.
Lego déstructuré
L’histoire voulait que MF Doom revienne, et le voilà. Pour un premier album posthume, sa deuxième collaboration avec le groupe Czarface dont la rétromania east coast et le goût du déguisement en font ses complices désignés autant que ses légataires. Super What? avait été enregistré au début du premier confinement, puis rangé pour faire plus de place aux vies de famille. Un bon disque de “fan service”, dirait-on, alors qu’il nous parvient avec un an de retard. “Fan service” parce qu’il tient un peu du circuit touristique, avec ses attractions incontournables, peu de surprises et un compteur qui n’affiche pas une demi-heure. Bon disque parce qu’avec son système de références pop, ses instrumentations aux effluves de ruelles malfamées et possiblement les tout derniers enregistrements de l’intéressé, il remplit trop bien sa mission de doudou pour qu’on veuille le lâcher.
C’est que MF Doom nous manquait avant même de partir. Après une dizaine d’années fécondes qui firent sa fortune critique – et plus spécialement le coup de fouet de 2003-2005 pour l’une des plus fortes séries d’albums de l’histoire du rap ; six au total dont au moins quatre fantastiques –, la logique de sa carrière confinait doucement à l’effacement.
Il n’avait plus été seul en poste depuis Born Like This en 2009, préférait les associations de noms et d’idées (Key to the Kuffs signé JJ Doom avec Jneiro Jarel en 2012), distribuer les feats à droite à gauche, et porter ses talents de beatmaker ailleurs (Masta Ace, Bishop Nehru). Avec des résultats toujours un peu pâles à la lumière du passé, que nous acceptions comme des hors-d’œuvre avant des sorties plus copieuses, annoncées mais toujours attendues : un projet avec Ghostface Killah sous franchise DoomStarks, et surtout la suite de ses aventures avec Madlib, à laquelle il disait apporter la touche finale dans un entretien accordé à BBC Radio 1. C’était en janvier 2013, et après huit ans de fantasmes et de promesses déçues, les discussions de fans sur Reddit continuent de se réveiller au moindre bruit.
Il faut y voir le signe d’une fascination assez unique. En partie boulonnée au masque, bien sûr (son aura l’autorisait même, parfois, à envoyer des imposteurs rapper sur scène à sa place, en playback et sous les huées). Mais que nos cœurs attachent tout entière à sa musique. À la créativité folle d’un rap qui, entre l’ésotérique et l’ultra-ludique, aurait toujours refusé de choisir son meilleur profil. Sans slalomer pour les exposer tour à tour, mais en trouvant le moyen secret de les faire apparaître l’un dans l’autre. Miracle qui fut d’abord celui de la construction de l’artiste tant il semblait improbable d’élever sur les fondations qui étaient les siennes, celles très “concrètes” de Public Enemy ou EPMD, un Lego aussi déstructuré et excentrique.
Mémoire du geste
Différent, il l’était depuis Operation: Doomsday, publié en 1999 après trois maxis. Son acte de (re)naissance, qui allait irriguer sa légende en même temps qu’un lopin lo-fi à l’usage des prochains rappeurs de canapé. Tous les mérites de la production lui revenaient. Avec cette oreille pour les samples bizarres, du thème à frissons de Scooby-Doo à la descente finale du “Glass Onion” des Beatles, ou ceux plus veloutés (jazz, soul) que prisaient aussi ses aînés du Wu-Tang Clan. Eux tapissaient leur hip-hop avec l’air fendu des films d’arts martiaux ; MF Doom ferait des séries fantastiques, des films de monstres japonais et des cartoons Marvel la matière première de ses boucles et de ses interludes loufoques. Un imaginaire qui nous souffle que Daniel Dumile habitait encore un peu sa chambre d’enfant. Que l’homme rond et dégarni qui créait en pressant les pads de son sampler MPC imitait le geste du jeune garçon qui avait tout absorbé en zappant.
Ce regard en arrière lui donnait même un temps d’avance. Aux côtés de ses Special Herbs, soit dix volumes d’instrumentaux, les empreintes sonores de son œuvre canonique guideraient le rap underground dans sa percée à venir. Par le portail SF de Take Me to Your Leader (2003), la cuisine syncopée de Mm…Food (2004) ou en fakir sur l’électro pilée de Vaudeville Villain (2003), premier disque dont il avait délégué la production avant de répéter l’opération pour deux autres de ses pièces maîtresses. The Mouse and the Mask (2005) et sa parade animée conduite par Danger Mouse. Et surtout Madvillainy (2004), pierre de Rosette où les beats girouettes de Madlib s’articulent avec son propre langage codé.
La plume de MF Doom n’a jamais été très commode avec nous. Et faute de pouvoir toujours la suivre dans sa fuite, ses raccourcis et ses sens multiples, nous admirons avant tout son prolongement physique. Ses mots ne se posent pas sur le beat. Ils roulent dessus, le dévalent sans effort. Dans ses couplets, les rimes s’entrechoquent dans leur éboulement, emportées par une voix pâteuse et grenue, noircie, assoiffée, où s’agglutinent les revers et la revanche, le deuil du frère et les réflexes comiques. C’est un flow de super-vilain qui taille la mesure en petits dés. Mais c’est aussi un filet d’émotions bien humaines, tristes et belles comme aucun autre géant du rap n’est jamais parvenu à en glisser au micro. Un vieux fond de solitude, immuable, que Daniel Dumile faisait passer en contrebande sous le manteau de ses alias. Quand il ne replongeait pas carrément dans son monde perdu sur des titres comme “Doomsday”, “?”, “Deep Fried Frenz” ou “Kon Karne”.
Dumile rapprochait volontiers sa méthode d’écriture de celle d’un comédien de stand-up, pourvu d’une seule voix pour faire parler tous ses personnages. Mais lui se coulait rarement dans la peau de ses doubles. Il les animait plutôt à la troisième personne, comme pour se tenir à distance de leurs manigances et de leur folie. Ou pour qu’il puisse, un jour, les laisser partir. Dans une interview donnée en 2009 au webzine américain HipHopDX, il confessait avoir envisagé de raccrocher le masque. Avant que sa femme ne l’en dissuade, “de peur que cela ne me tue”. Sa réponse au journaliste laissait ensuite échapper une prédiction irréversible : MF Doom survivrait à tout. Y compris, donc, à Daniel Dumile.