Parle Grand Canard
Mocke
Objet Disque
en partenariat avec Objet Disque

Mocke, divin palmipède

Dominique Dépret alias Mocke publie son troisième album. Avec "Parle Grand Canard", le guitariste d'Arlt propose son œuvre la plus ambitieuse, faite d'épopées orchestrales aussi galvanisantes que cinégéniques.

Un « disque beau comme le jour, le jour qui recommence, qui continue et qui s’en fout » : c’est ainsi que Sing Sing, du groupe Arlt, évoque sur un réseau social le troisième album de son compagnon de disques et de scène, Mocke. On ne saurait mieux dire, tant ce Parle Grand Canard nouveau illumine de liberté salvatrice nos temps obscurs et contraints, insufflant joie, espoir et envie d’y retourner, à la vie, à l’écoute, à la création, à l’écriture (ainsi pour votre journaliste, très remotivé à prendre la plume ici). Poétique et politique (rien que pour ses titres L’assiette sociale et Quel est ton parcours ?, certains soufflés par des enfants, croit-on savoir) ce divin palmipède (on peut aussi entendre ce titre comme l’injonction moqueuse à continuer de parler, « cause toujours », quand d’autres, ici, agissent) est l’œuvre la plus ambitieuse et aboutie de son auteur.

On connaissait Mocke guitariste liant chez Arlt, Chevalrex ou Mohamed Lamouri, auteur-compositeur pour Holden (de la grande époque Lithium) ou Midget ! (avec Claire Vailler – Ferme tes jolis cieux, Objet Disque, 2018), et on aimait la liberté érudite, rieuse et foisonnante, mais toujours assez modeste, de ses deux premiers solos. On le savait grand improvisateur, curieux d’inframince oriental, d’impressionnisme flottant et d’abstractions joueuses, on le découvre ici compositeur d’amples épopées orchestrales en cinémascope, technicolor et diverses autres techniques d’impressions sonores encore inconnues hier.

Conviant un octuor (vents, cordes et bois) dirigé par Nicolas Worms pour transfigurer ses nouvelles pièces instrumentales, Mocke confirme ici son goût pour les musiques classiques et contemporaines les plus singulières (Janáček, Chostakovitch, Britten), qu’il s’approprie par flashs oniriques, explosions d’harmonies, de couleurs et de textures dans un morceau introductif de 16 minutes, Quel est ton parcours ?, en flamboyant manifeste. À l’horrible question néolibérale, il répond par une dérive psycho-acoustico-géographique de toute beauté et poésie, sa guitare sinuant dans les méandres des souvenirs et des rêves d’un esprit bouillonnant, tout autant que dans la matière concrète, élémentaire, des cordes, vents et bois d’une dense forêt orchestrale, profonde et changeante, de sous-bois en jungles ou clairières.

Le « parcours » n’est bien sûr jamais rectiligne, et le temps évidemment tout relatif dans ce virevoltant film mental, entouré par un thème de guitare tournoyant, évoquant un François de Roubaix qui renchérirait une intrigue chabrolienne, striant parfois le ciel de cris d’archets hitchcockiens (hermanniens), vaporisant ici du Ravel, là des violons romantiques, en spirales, déclinaisons, inclinaisons, côtes et pentes, pentecôtes, une réverbération soudaine ou une guitare inversée nous ouvrant le chemin des rêves, de brefs pizzicati offrant des gouffres de vertiges. Cette pièce montée, jamais indigeste, toujours légère et inventive, ne cesse de nous surprendre par ses chemins perpendiculaires vers l’imaginaire, abordés comme par une envie soudaine de s’échapper.

C’est avec la même nonchalance que L’assiette sociale réunit une sorte de fanfare klezmer au chœur de tous les damnés de la Terre glorieusement réunis ou que La part du chien s’obstine à maintenir sa folle cadence claudicante de picking orientaux timbrés, soutenus de cordes comme venues d’Egypte en 1950. L’incursion trouée de Mr Buffala est un idiome dans un giallo italien ou un thriller exotica psychédélique de Jess Franco, ou la vrombissante guitare touareg d’Autrui réclame un concept, comme capturée vive sur une grande scène de festival, l’espace saturé s’ouvrant sur une partie de bongos soudainement nimbée d’une nappe boréale sortie d’on ne sait quel instrument, sont autant de fascinants voyages vers l’ailleurs, et l’intérieur de l’esprit de leur auteur. Avec humour et légèreté, celui-ci s’impose ici comme l’un de nos plus avant-gardistes créateurs, de cette avant-garde même qui nous permet d’envisager (même masqués) l’avenir, d’accueillir encore avec joie et foi le jour prochain.

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