Terry Hall - "Home" artwork
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Nicolas Sauvage : «  Terry Hall est l’un des oubliés de la grande histoire de la pop britannique »

Terry Hall est l’un des oubliés de la grande histoire de la pop britannique Le chanteur des Specials, disparu en 2022, était aussi un remarquable compositeur et parolier. Nicolas Sauvage, déjà auteur de plusieurs livres sur des musiciens britanniques, vient le rappeler dans Terry Hall, "Something Special", plongée dans une carrière musicale qui vaut le détour.

Vous connaissez forcément Terry Hall, le chanteur des Specials, emporté il y a trois ans par un cancer fulgurant à l’âge de 63 ans. Mais connaissez-vous Terry Hall, le leader de Fun Boy Three et The Colourfield ? Et Terry Hall le compositeur de merveilles de pop british, notamment sur deux albums solos ? Et Terry Hall l’explorateur musical ? Toutes ces facettes, Nicolas Sauvage les explore dans son livre Terry Hall, Something Special. Ancien disquaire, désormais conférencier, spécialisé dans l’histoire des musiques actuelles, il a déjà signé plusieurs ouvrages autour de grands noms du rock britannique, de Morrissey à Paul Weller en passant par Damon Albarn.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre sur Terry Hall ?

C’est mon sixième livre et le point commun entre tout ce que j’ai écrit jusqu’ici, c’est que je m’arrête sur des musiciens qui ont un parcours aux multiples ramifications : Paul Weller, Damon Albarn, Morrissey… Terry Hall s’inscrivait là-dedans. Et puis il n’y avait aucun livre en France sur ce qui est pour moi un des personnages fondamentaux de la pop britannique. J’ai voulu pallier ce manque. C’est un musicien que je suis depuis 35 ans, ça relève de l’intime. J’ai recoupé pas mal de sources pour être le plus rigoureux possible et j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec quelques personnages clefs : Horace Panter, le bassiste des Specials, qui signe la préface du livre, Lynval Golding, le guitariste des Specials, Rhoda Dakar de The Bodysnatchers qui a écrit des notes de pochette pour un disque solo de Terry Hall…

Et Jerry Dammers ?

Non, j’en parle assez longuement dans le livre. Sa position par rapport aux Specials est devenue un peu ambigüe au fil du temps puisqu’il a la sensation, à tort ou à raison, d’avoir été évincé de son propre groupe. Il est largement question de lui dans le livre mais je n’ai pas essayé de l’avoir directement.

Il n’y a pas de livre en France parce que Terry Hall reste un artiste surtout connu en Angleterre…

Oui et non. Son groupe, The Specials, est quand même connu mais le reste de son parcours moins à part par une petite légion de fans fidèles. Le but de ce livre est aussi d’ailleurs de rendre compte de l’ensemble de son parcours. Terry Hall est l’un des oubliés de la grande histoire de la pop britannique. Enfin, oublié peut-être pas mais il mériterait davantage d’exposition. Toute personne qui s’intéresse à la pop anglaise doit passer à un moment ou à un autre par la case Terry Hall.

Quel a été votre premier contact avec sa musique ?

Gamin, j’ai vécu cet énorme engouement pour Madness, The Specials, The Selecter, The Beat. Et puis ensuite, je me suis intéressé à toute la culture mod qui se passionnait pour les sixties, la musique nord-américaine et jamaïcaine. Et Terry Hall fait partie des personnages essentiels dans ce vaste univers. Je l’ai découvert avec le premier album des Specials mais je me suis rendu compte, en écrivant ce livre, qu’il y avait une véritable logique dans son parcours et le fait qu’il devienne assez rapidement un auteur majeur et un interprète assez extraordinaire. C’est ce qui fait qu’il m’intéresse sur toute la longueur de sa carrière artistique.

Il a peu écrit pour les Specials…

Deux titres, Man at C&A et Friday Night, Sunday Morning. Il devient vraiment parolier à partir de Fun Boy Three. C’est aussi un formidable mélodiste même si c’est un non-instrumentiste revendiqué. Mais au sein des Specials, son interprétation a donné corps aux morceaux du groupe. Un interprète, en matière de musique pop, c’est ce qui fait toute la différence.

Mais ce qu’il a incarné au sein des Specials a vampirisé tout le reste de sa carrière…
C’est un peu la croix que porte pas mal de gens qui ont fait partie d’un groupe légendaire et qui ont poursuivi après. Il est identifié comme le seul chanteur des Specials. Je voulais que mon livre remette en perspective la richesse de son parcours. Parce que, que ce soit avec Fun Boy Three, Colourfield ou en solo, il y a des pièces essentielles à redécouvrir.

Quels sont ses sommets justement ?

Le deuxième album des Fun Boy Three, Waiting, est un disque passionnant, mais je trouve aussi qu’en solo, sur Home (1994) et Laugh (1997), il a des chansons qui sont vraiment à redécouvrir. Et j’aime aussi beaucoup le dernier album des Specials, Protest Songs, qui montre toute sa qualité d’interprète. Il n’y a que des reprises sur ce disque, mais on a l’impression qu’il chante ses propres mots. Pendant les années britpop, il avait toutes les cartes en main, mais ce n’est pas vers lui que les regards se sont tournés. Après, il n’a jamais cherché le succès à tout prix. Il a toujours mené sa barque selon ses propres règles du jeu. La célébrité, la reconnaissance, il n’en avait un peu rien à faire.

Si vous ne deviez retenir qu’une poignée de chansons de lui, lesquelles choisiriez-vous ?

Pour les Specials, Friday Night, Saturday Morning forcément. Je le trouve aussi très bon sur Stereotype, un autre morceau des Specials. Du côté de Fun Boy Three, The Lunatics est un titre fondateur, et Tunnel of Love sur le deuxième album. De Colourfield, tout le premier album est passionnant, mais s’il fallait en ressortir des chansons, ce serait Castle in the Air et Thinking of You. En solo, je pense à la géniale Ballad of A Landlord, le morceau que Pulp a oublié d’écrire, Forever J et What’s Wrong With Me.

Quelle est sa place aujourd’hui dans l’histoire de la pop ?

Je pense que sa place va se dessiner avec plus de clarté au fil du temps. Sa disparition a permis de remettre les projecteurs sur un certain nombre de choses qui étaient plus obscures, je pense à Fun Boy Three et Colourfield. Mais sa place semble assez naturelle quand on prend la peine de visiter sa discographie, parce qu’il y a un à-propos assez stupéfiant dans son parcours. Si l’on prend The Colourfield, c’est pour moi le chaînon manquant entre Pacific Street des Pale Fountains et Eden d’Everything but the Girl, voire le Style Council. Je ne dirais pas qu’il fait partie des grands oubliés de l’histoire, parce qu’avec The Specials il a quand même une certaine notoriété, mais le reste de sa discographie vaut la peine d’y revenir.

Chez qui entend-on aujourd’hui l’héritage de Terry Hall ?

On l’entend chez Damon Albarn, cela relève de l’évidence. Par ricochet, on l’entend chez tous les musiciens qui continuent de pratiquer cette espèce de British Ska, des groupes français comme The Mercurials qui sortent un album ces jours-ci. Et puis on l’entend plus largement dans un certain esprit d’une pop traditionnelle britannique qu’il a creusé avec ses disques solo.

Est-ce que, comme Paul Weller, il n’est pas trop anglocentré pour que quelqu’un d’extérieur à cette culture pop britannique s’y attache vraiment ?

Au contraire, je trouve qu’il y a chez Terry Hall, comme chez Paul Weller et Damon Albarn, une curiosité qui fait que tous sont allés à un moment dans des directions différentes de la pop anglaise. Oui, tous les trois sont foncièrement des Anglais, mais des Anglais pré-Brexit loin de tout traditionalisme ennuyeux.

Terry Hall est mort à 63 ans d’un cancer fulgurant. Est-ce qu’il avait encore des projets musicaux ?

Le dernier album des Specials est sorti deux ans avant sa mort. Le groupe ambitionnait de faire un nouveau disque, mais tout a été suspendu à cause du Covid. À la même époque, Terry Hall avait commencé à travailler avec Don Letts sur des choses qui n’ont pas été publiées pour des questions de droits. Il n’avait pas tout dit, loin de là. La seule interrogation est de savoir s’il serait resté au sein des Specials ad vitam ou est-ce qu’il aurait retenté des choses derrière ? En tout cas, il a été actif jusqu’à la fin de sa vie. Il n’était pas du tout prêt à la retraite.

Est-ce qu’il reste des chansons de lui que l’on ne connaît pas encore ?

C’est possible, mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’inédits qui traînent. Il reste un live récent des Specials enregistré à la cathédrale de Coventry, quelque chose d’assez magique selon tous les témoignages, qui devrait paraître dans quelques temps.

Vous évoquez beaucoup l’œuvre de Terry Hall, ses chansons, mais moins sa personnalité. Il y aurait pourtant beaucoup à dire…

Il a eu une trajectoire heurtée à titre personnel, c’était un homme à fleur de peau avec une dignité constante et surtout un sens de l’humour assez ravageur, très anglais. Mais mon livre est avant tout une monographie. Je ne m’intéresse aux aspects biographiques que s’ils ont un impact direct sur l’œuvre. Ce qui m’intéresse, c’est avant tout son parcours artistique, son univers global. Il n’y a pas spécialement de détails sur sa vie privée, hormis quand il l’évoque dans ses chansons. Par exemple, le morceau Well Fancy That raconte l’agression sexuelle dont il a été victime de la part d’un de ses enseignants lors d’un voyage scolaire en France. Les textes de Terry Hall parlent d’eux-mêmes, comme les choix qu’il a faits tout au long de sa carrière. C’est d’ailleurs ce que m’a confié Horace Panter : pour saisir la personnalité de Terry Hall, il suffit d’écouter ses chansons. Je n’avais pas envie de tomber dans la psychologie de comptoir en essayant de décortiquer sa personnalité.

Terry Hall, Something Special, de Nicolas Sauvage. Le Boulon. 26 €, 320 pages.