Déambuler de salle en salle dans les rues de Bastille, sous la pluie, ça a du bon. Surtout quand ça nous permet d’assister à la sélection de concerts toujours bien pensée de la section Avant-Garde du Pitchfork Music Festival Paris. On vous propose ce compte rendu de nos sets favoris de ce week-end bien chargé.
Water from Your Eyes, festival de dissonances
Supersonic Records, vendredi 10 novembre, 20h30
Il est bien loin le temps où le duo formé par Rachel Brown (au chant) et Nate Amos (à la guitare et au beatmaking) donnait dans une indie pop digitalisée – écoutez No Better Now et osez nous dire que ce n’est pas de de la twee pop toute choupi. Mais au regard du très bon Everyone’s Crushed sorti en mai dernier, on ne va pas faire dans la nostalgie. Déjà aperçus début juin lors d’un showcase chez nos copains de Balades Sonores, les Water from Your Eyes font leur apparition sur les coups de 20h30 sur la scène du Supersonic Records, éclairée d’un rouge uniforme qui ne variera pas pendant la quarantaine de minutes du set.
On peut dès lors séparer l’espace scénique en trois : les extrémités, «réservées» aux guitaristes : Nate Amos, au jeu proche du shredder de bac à sable (c’est un compliment) secondé par un.e ami.e de la formation qui appuie ces grattes dissonantes, saccagées et lézardées. Au centre, Rachel Brown, un spectacle en lui-même, qui se frappe la jambe avec une baguette empruntée à la batterie qui attend sagement que le prochain groupe ne vienne la fracasser, danse au ralenti dans un style très particulier, headbangue dans le vide au rythme des coupures et des tortillements de True Life, Barley ou encore Buy My Product. Noyée dans ces instrumentations noise et électro, la voix de Brown donne l’impression de passer par un micro au branchement défaillant.
On ressort en réalité de ces quarante minutes de pop déconstruite – plutôt que décousue – avec le sentiment d’avoir vu quelque chose qui pourrait être encore plus grand. The Jesus and Mary Chain version Web 3.0, la rage remplacée par une introversion devenue le moteur du duo de Brooklyn. Loin d’être la proposition artistique la plus facile à appréhender de ce festival – eux-mêmes reconnaissent faire quelque chose de relativement bizarre, tout en mettant l’amusement au centre du projet –, Water from Your Eyes a joué devant une foule compacte et enthousiaste dans ce qui était le disquaire accolé au Supersonic, récemment devenu une salle de concerts à part entière. Voilà une très bonne ouverture à la section Avant-Garde du Pitchfork Paris Music Festival. J.V.
Fat Dog, Le chaos, rien que le chaos
Supersonic Club, vendredi 10 novembre, 22h30
L’interview, réalisée quelques heures avant le début des hostilités dans les loges (exiguës et en travaux) du Supersonic, aura eu le mérite de nous avertir de ce qui nous attendait en dernière partie de soirée : le chaos, rien que le chaos. De Fat Dog, on ne connaissait, pour être honnête, pas grand-chose. La formation anglaise, aperçue par l’auteur de ces lignes le temps d’un set déjà explosif au MIDI Festival 2023, se fait en effet plutôt discrète sur les plateformes de streaming, elles qui ne contiennent que le nombre canonique de un (oui, un seul) morceau, King of the Slugs. Fat Dog, c’est le genre d’expérience qui se vit au plus fort au milieu d’une foule compacte. Déjà, premier élément what the fuck : la tête de dobermann en silicone fièrement arborée par le batteur en guise de couvre-chef – son rêve, comme avoué lors de l’entrevue, «porter un masque de chacune des races de chien existantes dans ce bas-monde». “Welcome to the kennel club !”, gueule d’ailleurs le magnétique frontman Joe Love après quelques inédits en ouverture.
De notes, il n’en faut que deux pour déchaîner un pogo emportant avec lui un bon quart de la salle. De morceaux, il n’en faut là aussi que deux pour que l’un des claviéristes rejoignent cette joyeuse mêlée. Joe Love, lui, dompte la foule comme un Border Collie gardant son troupeau de moutons, la faisant monter au plafond parfois littéralement, danser une gigue possédée, s’asseoir sur le sol le plus collant de bière qui n’ait jamais existé ou tout simplement se rentrer dedans sans même penser à faire un constat d’assurance. Pensez à une kermesse pas tout à fait clean. «Kermesse», c’est aussi comme ça que l’on désignerait cette interprétation anglaise de la turbo folk, un agglomérat complètement barré de post-punk, de rave et d’autres choses que la décence nous empêche de nommer – ce saxophone aussi génial qu’infernal en fait partie. Et encore, on passe sur cet instant occulte vers les deux-tiers du set, quand le claviériste s’est soudainement transformé en sorcier perdu en dehors de sa partie de Donjons et Dragons. On ressort de ces quarante minutes de set lessivé – mais on a hâte que ça recommence. J.V.
bar italia, les insondables
Café de la Danse, samedi 11 novembre, 20h30
On ne va pas tourner autour du pot – parmi la kyrielle de noms du Pitchfork Festival, il y en avait un qui nous faisait envie un peu plus que les autres. Et si vous avez lu notre hebdo #73, vous savez de qui on veut parler. Nous n’étions d’ailleurs pas les seuls, au regard de la foule qui s’amoncelle devant la scène du Café de la Danse et n’ayant qu’un seul nom à la bouche : bar italia. On ne va pas vous rappeler pourquoi le trio aura fait l’actualité indie rock de cette année 2023. Reste que ces quarante minutes, qu’on aurait beaucoup aimé voir s’éterniser, ont donné du grain à moudre aux amateurs de Tracey Denim et The Twits. Autant qu’à leurs plus grands détracteurs.
Côté pile : ceux qui annonçaient au Guardian il y a quelques semaines «préférer être ennuyeux que mystérieux» (l’une de leurs trop rares apparitions médiatiques) restent toujours aussi insondables. Chaque accordage se fait dans un silence empli d’un insoluble mélange de timidité et d’arrogance, et on comprend totalement que des auditeurs désireux de la plus minime des interactions artiste-public puissent rester à quai. Le trio – augmenté d’une section rythmique basse-batterie qui fait le job – a visiblement décidé de se passer de light show, jouant tout son set sous d’inamovibles spots rouge vif. Manière d’exciter l’auditoire ? Celui-ci en a un peu besoin face à cette collection de chansons jouées sans temps mort, ni blabla, ni trop de passion. Comme si le groupe avait lui-même conscience d’être un «buzz-band», étoile filante, histoire sans lendemain, lucide et faisant foin de sa vanité.
Côté face, en revanche, on a pris une jolie claque. Avec une setlist presque sans fausse note (on aurait apprécié un glory hunter, un Clark ou un F.O.B.) ouverte par Polly Armour, bar italia arrive à trouver un équilibre entre leurs deux LP de cette année 2023. S’enchaîneront worlds greatest emoter, Real house wibes (desperate house vibes), Brush w Faith, mais aussi punkt ou Nurse!, autant de morceaux déjà mémorables et interprétés par un groupe qui n’en fait jamais trop, mais jamais trop peu.
Il faut attendre la deuxième partie du concert pour saisir la précision de la section rythmique, la grâce harmonieuse/disharmonieuse des deux guitares entremêlées, les multiples points de vue que dessinent les lignes vocales, finalement, pour créer une torpeur toujours un peu menaçante, au bord de la brisure. Leur apparition (trop courte, encore une fois) aura au moins ravi le groupe de jeunes Anglaises derrière nous, improvisant un playback sur Polly Armour et Nurse!. Point négatif : outre quelques petits soucis de son lors des premières pistes, Nina Cristante sera brièvement sortie du personnage le temps de trois secondes – juste le temps de répondre “we’ll see” à quelqu’un leur gueulant de jouer Jelsy. Inacceptable. J.V. & W.P.
Deki Alem, futés et affûtés
Badaboum, Samedi 11 novembre, 21h40
Au Café de la Danse avant bar italia, on a pu entendre Loser de Beck, et pas mal de gens fredonner ce tube des nineties qui nous a semblé bien en phase avec l’ambiance (bar italia coche toutes les cases du revival) et l’époque (un brin nihiliste, non?). Quelque instants – et rues – plus loin, lorsqu’ils bondissent sur la scène du Badaboum, avec leurs faux airs de Milli Vanilli (le fake duo pop qui cartonnait à la fin des années 1980), les deux frères jumeaux suédois de Deki Alem confirment avec leur post-punk-drum’n’bass-rap très vitaminé l’appétence du public pour la musique d’il y a 25-30 ans, soit les breakbeats de Roni Size (avec un vrai batteur sur scène !), l’énergie brute de Rage Against the Machine (un peu updaté Sleaford Mods), les refrains-hymnes pop façon Spice Girls (sans déconner) mêlés de samples de guitares grungy, et donc, des réminiscences de mélodies de Beck lui-même (de Loser à Devils Haircut). Postmodernes futés et affûtés, les deux rappeurs jouent à contre-jour (dos aux stroboscopes, qui aveuglent et enivrent le public), lunettes noires sur le nez, tournoyant et haranguant le public, alternant flow agressif et mélodies régressives. Efficacité garantie, les beats kaléidoscopiques et les basses bien deep emportent peu à peu les premiers rangs dans un joyeux pogo. On sort de là hilare d’avoir ainsi partagé notre sueur, complètement déconfiné. W.P.
Lutalo, baume apaisant
Les Disquaires, samedi 11 novembre, 22h10
Pour le dernier concert de cette deuxième journée «Avant-Garde» dans le quartier Bastille, on se serre dans l’arrière-salle des Disquaires pour écouter-voir – de loin – Lutalo, élégant artiste américain du Minnesota – récemment retiré dans la campagne du Vermont –, et ses deux accompagnateurs aux visages poupons. Le trio égrène avec application des chansons folk rock mélodieuses, savamment construites, légèrement divagantes. Baume apaisant, la voix à la fois chaude et rauque du chanteur rappelle ici Nick Drake, là Ira Kaplan (Yo La Tengo), comme certaines de ses mélodies planeuses, posées sur un grill de guitare légèrement saturée. Le duo basse-batterie ressemble à un jeune couple d’Écossais twee mais soutient avec une grâce discrète les chansons du dernier EP de Lutalo, AGAIN, dont on devine l’engagement sincère – anticapitaliste, si l’on a bien suivi –, entre les conversations un peu ivres, verres qui tintent et bruits de machines à CB. Lutalo a attiré l’attention de Robin Pecknold de Fleet Foxes et d’Adrianne Lenker de Big Thief, paraît-il. Il retient la nôtre, malgré les conditions équilibristes de cette fin de soirée, par sa belle intensité, une manière singulière, presque hendrixienne parfois, de jouer de sa guitare, avec des chansons qui en rappellent plein d’autres et qui ne sont pourtant qu’à lui. W.P.
Estelle P + Blawan, transe noire et rideau
Le Trabendo, samedi 11 novembre, 00h00
Au Trabendo, à minuit, Estelle P a commencé son set à 100 à l’heure, ou plutôt 160 bpm. On met du coup un peu de temps à adhérer au mix de la DJ, productrice et fondatrice de l’association Cahiers Électroniques (qu’on retrouve notamment sur Rinse FM), qui multiplie les breaks, superpose les sonorités métalliques, quasi industrielles, sans pourtant jamais libérer la bride vers une bonne vieille drum’n’bass. Le hachoir glisse progressivement vers la techno et des beats en 4/4 presque reposants, puis vers une progressive trance mêlée de lignes acid, qui s’arrête parfois sur une brève épiphanie synthétique, ouvrant le ciel avant de refermer la porte.
On a presque trippé, et Blawan arrive sans transition – en fait un long silence de plusieurs impossibles minutes, permettant le changement de plateau. Jaime Roberts, connu pour son hit Why They Hide Their Bodies Under My Garage? et généralement présenté, depuis son installation à Berlin, comme la figure de proue du renouveau de la techno industrielle, reprend donc le flambeau – le marteau – de la DJ parisienne avec un set-up étendu de machines à produire une techno abstraite, pétrie d’effets scintillants, de superpositions parfois dissonantes, parfois claudicantes, qu’il remet soudainement en place d’un tour de potard. Parfois, il les pousse jusqu’à leurs plus extrêmes limites, sans pourtant jamais perdre le rythme, le danseur, une transe noire et abrupte. Ce traitement est fascinant et assez radical pour que mes jambes me traînent à 4h du mat’ sous la pluie jusque chez moi. Rideau, dodo. W.P.
Wilfried Paris & Jules Vandale