Vous connaissez les chroniques de disques, mais connaissez-vous les chroniques de playlists ? Le futur nous conduira probablement à nous habituer au genre. Sophian Fannen est le premier à se jeter à l’eau pour Magic.
La playlist de Black Mirror par Charlie Brooker
La série britannique Black Mirror décrit un monde préoccupant en faisant le petit pas qui sépare le nôtre aujourd’hui, hyperconnecté et numérisé, d’une société où tout le monde s’observe, se filme, se note, cherche la célébrité par tous les moyens. Dans cette brume noire, un seul épisode brille d’une lumière fébrile bien qu’artificielle: San Junipero, ou la rencontre, dans une Californie des années 1980 fantasmée, de deux jeunes femmes qui finissent par s’aimer pour toujours.
Cet épisode baigne dans une bande-son très travaillée (et remarquée) qui se partage entre des compositions de Clint Mansell, chargées de marquer un futurisme synthétique, et une sélection de chansons des années 1980 qui donnent envie de fuir en décapotable avec l’autoradio à fond.
C’est cette sélection que l’auteur de la série, Charlie Brooker, a publié sur son compte Spotify. Une sorte de Boulevard des hits maison, avec du gros qui tâche – le Relax de Frankie Goes to Hollywood, Walk this Way de Run DMC et Aerosmith… – mais aussi un tube qui n’a que peu atteint ce côté-ci de l’Atlantique, Heaven is a Place on Earth de Belinda Carlisle, qui scande tout l’épisode. C’est une ballade rock FM indolore avec la voix qui tremble, et un choix parfait pour personnifier le monde virtuel, toujours souriant et doucereux, où se déroule l’histoire.
Tout cela construit une vision idéalisée des années 1980, celle des souvenirs des héroïnes et non une réalité sonore puisque la sélection s’étale sur plus de dix ans. Mais dans leur nouveau présent idéalisé, tout est disponible au même moment, à la demande façon streaming. Cette belle anachronie injecte aussi une ambiance bizarre et irréelle dans cet épisode, qui vaut largement un bon film de cinéma.
San Junipero – Black Mirror – Expanded Playlist
La playlist yacht rock du label Numero Group
Ne partez pas en courant, on va parler yacht rock. Tout est dans le mot: yacht comme une musique de mâle buriné par trop d’heures passées à se bronzer la nouille sur le pont d’un navire acheté comme un marqueur de réussite pécuniaire. Une musique de cadres sup en goguette, dégoulinante et artificielle comme un gâteau de mariage qui n’est pas vraiment fait pour être mangé.
N’écoutant que son courage plutôt que le clapotis de l’eau sur la plage de Kokomo, le toujours excellent label américain Numero Group s’est plongé dans ce sous-genre honni et donc négligé des années 1970. Car comme dans toutes les musiques, le yacht rock a ses beautés et ses curiosités. À commencer par le somptueux You’ve Got a Woman du duo Lion, peut-être plus soul que yacht, placé en tête de cette playlist sur laquelle il faut revenir pour la percer. Car les titres rassemblés ici, pour la plupart compilés dans le coffret du même nom, n’ont rien de très motivants au premier abord. Ils sont frontaux, patauds, taillés pour les radios Adult Rock qui peuplent la bande FM américaine. Puis une chanson comme Don’t Be so Nice, de Chuck Senrick, avec sa boite à rythme fébrile et son vibraphone, se dévoile comme une version underground et dépouillée de Van Morrison. On s’arrêtera aussi sur la guitare Pacifique de Paul Skyland ou le funk de casino de Steps. Autant de noms inconnus exhumés par Numero Group, qui gagnent là une petite place dans l’histoire de la musique populaire, un cocktail sans alcool à la main.
Seafaring Strangers: The Numero Guide to Yacht Rock
La Playlist inspirante de Mount Kimbie
Tout au long de la fabrication du récent et très bon troisième album des Anglais de Mount Kimbie (voir Magic n°206), il était très intéressant de suivre l’évolution de leur Studio playlist, où sont empilés des morceaux qu’ils disent avoir écoutés comme inspiration ou moments de respiration pendant l’enregistrement. Tout d’abord, c’est le genre de playlist qui annule la question éculée des influences: il y a là énormément de choses disparates qui ne se retrouvent pas de façon visible dans la musique de Mount Kimbie, qui ne nourrissent par la bande leur état d’esprit et donc leur musique. Il y a tout de même des pistes évidentes, déjà dans leur album précédent, telle la techno brumeuse et bitumineuse d’Actress, ou l’ambient mélodique de Biosphere (Black Mesa) et Tim Hecker (Stab Variation).
Mais le plus intéressant, ce sont les pistes très extérieures. La soul langoureuse de Eunice Collins, de Sharon Jones ou de l’obscurissime Harlem Meat Company, un Jacques Brel (Amsterdam, soit toute la grandiloquence que fuit précisément la musique de Mount Kimbie), les clap-clap du Group Ekanzam, qui ouvrait une belle compilation de musique rurale malienne sortie en 2016, la sanza triste de Francis Bebey ou la dance music minimaliste de Tirzah. C’est passionnant de plonger ainsi dans le quotidien sonore d’un groupe, et encore plus d’en ressortir avec de nouveaux bons disques à écouter.
Mount Kimbie – Studio playlist
Sophian Fannen