Malgré une certaine disponibilité en interview, Jeff Tweedy reste de nature timide et réservée. Mais posez-lui une question sur son fils Spencer et voici un autre homme, louant les talents d’un jeune musicien exceptionnel. Bien sûr, le père est fier de son garçon de dix-huit ans, mais il est d’autant plus comblé qu’ils ont enregistré ensemble une collection de vingt chansons admirables. Et pour impliquer le reste de la famille, ils l’ont intitulée d’après le surnom de madame Tweedy : Sukierae. [Article Sylvain Collin].

Dans Playlist (2004), un savoureux livre écrit et dessiné par Charles Berberian, celui-ci nous confie son obsession pour les albums enregistrés par un seul et même musicien. Ces disques artisanaux, parfois bricolés et souvent audacieux, ont une saveur particulière à ses oreilles. Le dessinateur y vante ainsi les talents de Prince, Stevie Wonder, Steve Winwood, Jorma Kaukonen et bien sûr Paul McCartney dont l’éponyme premier LP sorti en 1970 est sans doute le plus fameux modèle du genre. Certes, Sukierae n’a pas été intégralement interprété par Jeff Tweedy. S’il y joue toutes les guitares, de la basse, du piano, du sitar électrique et du mellotron, il a néanmoins confié les parties de batterie à son fils, mais aussi les chœurs aux deux chanteuses de Lucius, Jess Wolfe et Holly Laessig, ainsi que quelques claviers à Scott McCaughey de Minus 5. Cependant, ces vingt titres possèdent bien ce côté artisanal et précieux qui devrait beaucoup plaire à Berberian.

Quant au leader de Wilco, il n’était pas loin de la vérité quand il pensait que s’il devait enregistrer sous son patronyme, cela devrait être à la McCartney, seul dans son coin. Encore fallait-il qu’il s’en sente apte et qu’il trouve le temps nécessaire. “Avec Wilco, entre l’enregistrement de Sky Blue Sky (2007) et la tournée de The Whole Love (2011), nous avons alterné la route et le studio sans pratiquement aucun temps mort”, nous précise-t-il. “Puis chacun est retourné à ses projets personnels. Pour moi, ce fut une nouvelle collaboration avec Mavis Staples, One True Vine (2013). C’est elle qui m’a convaincu d’y inviter mon fils Spencer. Je crois qu’elle aimait bien l’idée d’en faire un disque de famille, elle qui a collaboré toute sa vie avec son père et ses sœurs. Là, j’ai découvert que j’étais capable d’assembler une chanson entièrement par moi-même et de jouer tous les instruments en dehors de la batterie. J’ai pris tellement de plaisir sur cet album qu’après l’avoir fini, j’ai voulu poursuivre le processus et enchaîner avec Sukierae.” Ces derniers mois, les Tweedy ont dû faire face à plusieurs drames familiaux : la disparition du frère de Jeff en 2013 ainsi que l’hospitalisation de sa femme, Sue Miller Tweedy, pour un cancer.

Tout comme on a parfois porté un regard biaisé sur Wilco (The Album) (2009), paru un mois après le décès de Jay Bennett (ex-membre du groupe), on ne peut s’empêcher de considérer les paroles de Sukierae à la lueur sombre de ces difficultés personnelles, en particulier sur l’extrait Nobody Dies Anymore. Jeff tranche aussitôt : “Non, ça n’a pas de rapport ; je n’aime pas commenter mes textes, mais celui-ci m’a été inspiré par la violence dans les rues de Chicago et son taux élevé de mortalité. Ceci dit, il y a effectivement certaines stances qui, extraites de leur contexte, pourraient avoir un sens différent aujourd’hui, c’en est parfois déroutant mais c’est une coïncidence. Spencer et moi avions déjà commencé à travailler sur ces compositions avant le début des problèmes.”

DÉCONTRACTION
Aîné de la famille Tweedy, Spencer est un enfant de la balle. Sa première batterie lui a été offerte par son père pour son deuxième anniversaire. À l’époque, Sue tenait encore un club à Chicago, le Lounge Ax, où il était difficile pour les artistes qui s’y produisaient de ne pas avoir ce batteur minuscule dans les pattes durant leurs balances. À huit ans, il monte The Blisters, un quatuor toujours en activité qui a sorti l’an passé un premier effort plutôt convaincant (Finally Bored, 2013). Il faut les voir sur les photos, ces quatre musiciens précoces – l’air mutin de Pavement avec le regard affligé de… Wilco. Forcément. Si Sukierae est son projet le plus abouti, ce n’est pas le premier qu’il entreprend avec son paternel. Avec Sam, le petit frère, ils jouaient tous les trois dans The Racoonists, une formation qui squattait surtout la chambre de Spencer mais qui a tout de même sorti un single partagé avec Deerhoof en 2011. Que ce soit avec The Blisters, The Racoonists ou seul via ses quelques chansons sous son nom (dont Rushmore, entendue sur sa page Soundcloud), chaque sortie du fils provoque les commentaires dithyrambiques du paternel. “Il joue avec beaucoup de naturel, de décontraction et de calme. Il est particulièrement doué pour capter les émotions et les transmettre avec son instrument. Ce qui est déjà rare chez un adulte. C’est vraiment un bon batteur”, étaie le fier papa avant d’ajouter, comme s’il percevait nos réserves : “Mavis l’a décelé aussi. J’ai plutôt tendance à lui faire confiance puisqu’elle ne le voit pas à travers mes yeux de père. Le batteur de The Muscle Shoals Rhythm Section, avec qui The Staple Singers a enregistré, avait à peu près cet âge lorsqu’il a travaillé avec Aretha Franklin.

Avouons-le, il y a des adoubements moins glorieux que celui-ci. En revanche, lorsqu’il s’agit de ses propres compétences, Tweedy senior est bien moins généreux. D’un revers de la main, il balaie vingt-cinq ans de carrière avec Uncle Tupelo et Wilco, ses deux groupes successifs, deux piliers incontournables de la scène rock américaine. Il avoue ainsi sans fausse modestie être “songwriter et musicien par nécessité”. Un laborieux qui a néanmoins proposé pas moins d’une soixantaine de chansons pour la mise en forme de The Whole Love, le dernier Wilco en date. Pour Sukierae, le chanteur a apporté une bonne quarantaine de titres et en a retenu au final la moitié. “Jamais je n’aurai assez de temps de studio pour enregistrer tous mes morceaux, mais ce n’est pas le but. J’écris tout le temps. Je ne compose pas uniquement pour publier des disques mais parce que c’est ce que j’aime faire par-dessus tout. Bien entendu, lorsqu’une composition prend forme en studio, j’en tire une certaine satisfaction, mais ce n’est au final qu’un lot de consolation ; ce qui me plaît le plus, c’est de me perdre dans les méandres de mon imagination.”

ADN
C’est dans son propre studio de Chicago, The Loft, que Jeff donne naissance à chacune de ces petites merveilles pop. Dans cette cave confortable, entre un grand divan, deux bibliothèques qui débordent de livres et de disques, trône une splendide collection d’instruments : des orgues, des amplis à lampes, des basses ainsi que des dizaines de guitares vintage. C’est le repaire de Wilco, mais il accueille aussi, et de plus en plus souvent, des amis qui viennent recourir aux services de Tweedy pour eux-mêmes. Entre ces murs ont été enregistrées les sessions de Mermaid Avenue (1998) pour Billy Bragg. Plus récemment, Mavis Staples, Low ou White Denim y ont aussi stationné. Cette expérience de producteur rejaillit immanquablement sur ces nouvelles chansons. Ainsi, Sukierae se montre élégant et délicat mais avec aussi beaucoup de caractère. C’est surtout un album de guitares. Le gémissement de ces vieilles six-cordes électriques embrase les murmures graciles de Flowering. Plus loin, New Moon évoque alors une autre lune, celle de la moisson chantée par le Loner. “J’ai tellement écouté Neil Young que je pense que son songwriting est maintenant inscrit dans mon ADN… C’est l’un de mes héros. Je n’essaie pas de reproduire sa musique, mais elle fait assurément partie de mon vocabulaire. Il m’a appris à être direct et honnête. Et d’une certaine manière, je crois que ma passion pour les guitares anciennes, pour leurs sonorités authentiques, provient aussi de lui.” Voilà qui coupe court à une éventuelle comparaison avec Trans (1982), l’album de rock électronique que le Canadien enregistra avec pour son fils.

Celui des Tweedy est beaucoup plus organique. Certains moments sont très électriques, comme le groove chaloupé mâtiné de southern rock de World Away ou le très intense Please Don’t Let Me Be So Understood en ouverture. Cependant, l’atmosphère demeure plutôt sereine. La voix de Jeff paraît plus retenue qu’à l’accoutumée, presque hésitante. “Je pense que c’est la tonalité générale du disque qui donne cette impression. Avec Spencer, nous avons joué très doucement, vraiment très près l’un de l’autre ; du coup, ça affecte aussi ma manière de chanter”, détaille le producteur. Pour l’heure, il va bientôt falloir que Spencer rejoigne les bancs de l’université et quitte le doux et mélodieux cocon familial. Juste avant cela, le duo Tweedy a encore quelques devoirs de vacances à terminer : une petite tournée américaine et la bande originale d’un film à composer. Papa Jeff, quant à lui, ne semble pas vouloir s’arrêter, pas même pour souffler les vingt bougies de Wilco. Il préfère fêter cet anniversaire en travaillant. En compagnie de son second guitariste Glenn Kotche, ils ont d’ailleurs commencé à maquetter pour le prochain LP. Mais s’il y a un projet qui lui tient particulièrement à cœur, c’est une commande effectuée par Mavis Staples.

“Dans les années 90, Roebuck “Pops” Staples (ndlr. le père de Mavis) a enregistré plusieurs chansons, mais cela n’a hélas pas pu aboutir à un album. Il y a déjà eu une tentative d’arrangements posthumes, mais Mavis n’aimait pas le résultat et s’est opposée à la publication. Ce n’est que récemment qu’elle m’a confié les bandes. Je disposais des pistes originales de voix et de guitares de Pops ainsi que des chœurs effectués par ses filles. J’ai retravaillé les arrangements, joué de la basse et de la guitare. C’était très émouvant.” Jeff parle de tout cela avec une certaine langueur dans la voix. Avant de conclure : “J’aimerais vraiment que ce disque trouve son public. Cela me rendrait particulièrement fier.La famille Staples est une inépuisable source d’inspiration et pas uniquement musicale. Le dévouement de Tweedy est manifeste. Il en parle comme si, dans le fond, ses disques à lui n’étaient pas aussi importants. Comme si Wilco n’était qu’une récréation. Sukierae, en revanche, est bien un LP particulier, à la fois parenthèse solitaire et accomplissement familial. Lorsqu’on connaît les aspirations et les obsessions de son auteur, c’était quasiment une étape obligée : pour Mavis Staples, Paul McCartney ou Neil Young, les ponts entre famille et musique ne manquent pas. L’hommage de Jeff Tweedy est d’autant plus réussi que cette jolie et audacieuse série de chansons se hisse à la hauteur de ses mentors. Voilà qui devrait inspirer Charles Berberian pour un prochain livre.

PS. Le fameux disque posthume de Pops Staples, Don’t Lose This, sortira au milieu du mois de février sur le label Anti-. Le titre Somebody Was Watching en écoute ci-dessus en est extrait.

Un autre long format ?