Disparu de la circulation discographique dans les méandres électroniques de l’an 2000, Ben Watt s’était depuis consacré à sa carrière de DJ et de producteur occasionnel, laissant Tracey Thorn revenir seule sur le devant de la scène, comme pour mieux entretenir la fibre nostalgique des amateurs de leur duo d’antan Everything But The Girl. Des amateurs désormais comblés par la sortie d’Hendra, premier disque entièrement composé et chanté par Ben Watt depuis… North Marine Drive en 1983 ! Recentrés sur une écriture pop et folk aux contours très purs et classiques, ces dix titres enregistrés avec l’appui bienvenu de Bernard Butler impressionnent par leur sérénité majestueuse. Tout autant que leur auteur, lucide et débonnaire, lorsqu’il évoque sans faux-semblants ses espoirs et ses doutes au moment de prolonger une œuvre déjà considérable. [Interview Matthieu Grunfeld].
Comment en es-tu venu à prendre la décision de publier ce second album solo plus de trente ans après l’inaugural North Marine Drive (1983) ?
J’y songeais depuis un certain temps, sans doute plusieurs années, mais les choses se sont accélérées début 2013 en réaction à un contexte personnel difficile. J’étais en train de terminer d’écrire mon second livre, Romany And Tom: A Memoir (2014), qui me tenait énormément à cœur car il est consacré à la biographie de mes parents. C’était en septembre ou octobre 2012. Et au moment même où je me confrontais à ces souvenirs, ma demi-sœur Jenny est morte de façon inattendue, ce qui évidemment a constitué un immense choc pour tout son entourage, comme tu peux l’imaginer. J’ai donc commencé à composer pour me distraire un peu de cette phase de deuil très douloureuse. Je sentais aussi que j’avais pas mal de choses à exprimer et que je ne pouvais plus attendre davantage. En janvier 2013, je suis donc descendu dans mon home-studio et j’ai commencé à jouer de la guitare pour la première fois depuis très longtemps. Au début, je n’ai pas aimé du tout ce qui en sortait : mes premiers brouillons résonnaient d’une manière beaucoup trop familière et ressemblaient à toutes ces chansons que j’avais déjà jouées pendant des années. Pour changer radicalement d’univers, j’ai essayé de réaccorder ma guitare d’une manière différente, que je n’avais jamais expérimentée auparavant. Et tout à coup, c’est comme si de nouvelles portes s’ouvraient devant moi, comme si je découvrais une autre technologie. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que je pouvais avancer sans me répéter. En quelques jours, j’ai accordé toutes mes guitares de différentes manières et j’ai composé l’ensemble de l’album assez rapidement, avant que le printemps se termine.
À quel moment Bernard Butler est-il intervenu dans ce processus d’écriture ?
Assez tôt, en réalité. Très vite, j’ai réalisé que la tonalité générale de ces nouvelles compositions était plutôt folk, délicate, constituée de petites touches musicales impressionnistes. Et ce n’est pas tout à fait ce dont j’avais envie. Je souhaitais obtenir un son plus percutant, plus agressif. C’est pour cela que j’ai pris très vite contact avec Bernard afin qu’il fasse entendre une autre voix basée sur la distorsion et des sonorités plus bluesy pour saper le côté trop confortable, presque ronronnant de mes travaux acoustiques. Dès que nous avons commencé à jouer ensemble, la complémentarité entre nos deux styles s’est révélée évidente, puissante.
Vous connaissiez-vous avant d’entamer cette collaboration ?
Pas de manière intime. J’ai toujours été un grand fan des deux premiers albums de Suede (ndlr. Suede en 1993, Dog Man Star en 1994) et du jeu de guitare de Bernard Butler, mais nous ne nous étions jamais croisés à cette époque. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois dans une soirée en 2011. Nous avons commencé à discuter et nous nous sommes rendus compte que, aussi curieux que cela puisse paraître, nous étions tous les deux parvenus à des étapes identiques de nos vies : j’avais consacré les dix dernières années à m’occuper de mon label Buzzin’ Fly, de ma carrière de DJ et des musiques électroniques en général. De son côté, Bernard avait passé beaucoup de temps en studio à travailler comme producteur pour Duffy ou à coécrire des chansons avec d’autres songwriters. Et nous avions tous les deux envie de nous remettre à jouer simplement de la guitare. Nous avions emprunté des trajectoires différentes mais nous nous sommes soudainement retrouvés exactement au même point. Je lui ai donc dit simplement : “Écoute, je veux que tu sois le guitariste solo sur mon album et que tu joues ce que tu souhaites.” Je crois que l’idée l’a séduit et qu’il a apprécié cette liberté tout autant que moi. J’avais l’impression d’entendre Mick Ronson sur les premiers LP de David Bowie ou Denny Laine sur ceux de Wings.
Hendra est presque totalement dépourvu de sonorités électroniques, ce qui peut paraître surprenant au vu de ton récent passé musical.
C’est vrai, mais j’ai tout de suite su que je devais me recentrer sur la structure classique de ces titres et que des arrangements électroniques ne leur conviendraient pas. Il fallait que les guitares occupent une place centrale, j’en étais convaincu.
Pour t’aider à la production, tu as également fait appel à Ewan Pearson, qui a déjà travaillé sur les albums solo de Tracey Thorn et qui vient plutôt de l’univers de l’electro.
J’ai été un peu impliqué dans l’enregistrement des deux derniers LP de Tracey, notamment sur quelques morceaux de Tinsel And Lights (2012). J’ai donc déjà vu comment Ewan travaille en studio et c’est un choix qui s’est imposé aussi comme une évidence. Je connais Ewan depuis très longtemps et je sais que c’est avant tout quelqu’un qui possède une oreille extraordinaire. Il est capable de se montrer attentif et sensible au moindre détail lorsqu’il écoute un morceau. De surcroît, c’est un producteur extrêmement compétent et je voulais obtenir un son ample, multidimensionnel et presque cinématographique. Quand on parle d’electro, on pense immédiatement aux rythmiques massives ou à la house, mais c’est une vision extrêmement stéréotypée. L’intérêt pour moi, c’était justement de trouver la personne capable d’utiliser les ressources de l’electro de manière subtile, comme Brian Eno a pu le faire parfois dans le passé. Je n’y serais pas arrivé sans aide. Cela ne s’entend pas toujours nettement mais il y a donc aussi pas mal de petites touches électroniques qui ont été introduites par Ewan et qui demeurent en arrière-plan, contribuant de façon ineffable à donner du relief aux titres. Ce sont aussi ces effets sonores que l’on n’entend pas toujours qui donnent du caractère à l’ensemble, qui créent une certaine ambiance.
Avec Ewan Pearson, vous possédez également un autre point commun puisque vous êtes tous les deux issus de familles de musiciens. Est-ce aussi ce qui explique votre proximité ?
Oui, en partie. Surtout, même si nous ne sommes pas de la même génération, nous avons tous les deux grandi dans des familles où les limites et les frontières entre les genres n’avaient pas d’importance. Ewan est extrêmement ouvert, et sur ce point, nous nous ressemblons beaucoup. Il possède cette double culture du folk – transmise par ses parents et notamment son père qui était musicien – et de la techno. Il apprécie à la fois la puissance émotionnelle de la guitare acoustique et celle d’une boîte à rythmes. Il comprend donc parfaitement ma position, à cheval entre les deux domaines. Chez mes parents, on écoutait également tous les styles : du jazz, du folk, de la pop, des musiques traditionnelles. C’est sans doute ce qui m’a donné le goût de l’éclectisme. J’ai expérimenté énormément de styles différents avec Tracey au sein d’Everything But The Girl, avant même de découvrir la house au début des années 90. J’ai toujours conçu la musique comme un moyen de communiquer avec les autres, quel que soit le style, quel que soit le lieu, que ce soit en jouant d’un instrument ou en mixant dans un club.
Hendra est publié sur une nouvelle structure que tu as créée spécifiquement pour l’occasion, Unmade Road. Pourquoi ne pas avoir utilisé ton propre label, Buzzin’ Fly ?
Je ne voulais surtout pas endosser à la fois le rôle d’artiste et l’ensemble des fonctions couramment dévolues à une maison de disques. C’est trop prenant et trop compliqué. Il faut préparer des concerts, assurer la promotion et, dans la même journée, négocier un contrat de distribution avec le Japon. Cela ne me paraissait pas gérable. J’ai donc décidé de procéder différemment et de créer ce label exclusivement consacré à mes propres œuvres pour lequel j’ai ensuite contacté mes partenaires habituels afin de convenir d’un accord qui me permettrait de me décharger de certaines des responsabilités que je pouvais exercer plus facilement quand il s’agissait de publier les efforts d’autres artistes.
Certains nouveaux morceaux, notamment Hendra et The Gun, décrivent la situation de personnages particuliers tout en abordant de manière peu détournée des enjeux sociaux ou politiques, comme le contrôle des armes par exemple. Est-ce une manière de prolonger ton engagement politique des années 80, lorsqu’Everything But The Girl soutenait le Parti travailliste et donnait des concerts à Moscou ?
Le contexte est différent et rend toute comparaison difficile. S’il y a un point commun, il réside certainement dans la manière dont je peux essayer d’aborder, aujourd’hui comme hier, ces sujets que tu qualifies de politiques. Selon moi, il est toujours préférable d’évoquer ces thèmes en décrivant le plus précisément possible des situations individuelles, surtout dans une chanson, parce que c’est toujours au travers d’une expérience personnelle que la politique parvient à toucher les gens. C’est toujours comme cela que nous avons procédé, Tracey et moi, depuis Love Not Money (1985) : nous avons toujours cherché à décrire la façon dont le contexte politique affectait concrètement la vie de certains personnages. The Gun provient effectivement du même moule et aborde la question de l’usage des armes à feu en pointant la manière dont la mort peut surgir de façon inattendue et brutale dans l’environnement hyper protégé d’un quartier résidentiel. Je trouve cela plus percutant que des slogans. Je me suis toujours méfié des chansons dont le message est trop général ou trop abstrait.
SYNDROME LADY DI
Nathaniel semble également décrire une situation assez dramatique et liée à la mort. De quoi s’agit-il précisément ?
Pendant l’enregistrement, je suis parti quelques jours en vacances aux États-Unis pour décompresser. Avec un ami, nous avons décidé de faire une excursion en voiture le long de la côte Ouest, depuis Seattle jusqu’à Los Angeles. Dans l’Oregon, nous avons traversé une petite ville à l’entrée de laquelle il y avait un écriteau sibyllin sur lequel étaient simplement inscrits ces mots : “Nathaniel, nous t’aimerons toujours.” En fait, il s’agissait d’un adolescent qui avait été tué dans un accident de la route cinq ans avant, mais les habitants n’avaient jamais retiré la pancarte depuis, en hommage à ce jeune homme qu’ils connaissaient pour la plupart. Ce geste m’a beaucoup touché et donné envie d’écrire – en négatif – sur la manière dont les médias contemporains entretiennent une forme bizarre de compassion par procuration, ce déferlement de peine ostentatoire à l’annonce du décès d’une célébrité. Le syndrome Lady Di, en quelque sorte. Il me paraissait intéressant de rapprocher ces deux situations pour en faire surgir le contraste, la différence entre la pudeur et la souffrance authentiques de ces habitants et la version plus spectaculaire du deuil.
Sur le plan formel, cette chanson est également l’une des plus ouvertement rock de tout ton répertoire. À ses débuts, Everything But The Girl revendiquait ouvertement ses positions anti-rock. Sur ce point, es-tu devenu plus conciliant avec l’âge ?
Sans doute, mais la contradiction que tu relèves n’est pas complètement fondée à mon avis. C’est vrai que Tracey et moi assumions avec une certaine provocation l’influence de genres qui n’étaient pas considérés comme pertinents à l’époque, comme la bossa ou le jazz léger. Mais si nous nous opposions effectivement au rock, c’était sur le fond davantage que sur la forme. Nos prises de position n’étaient pas critiques à l’égard du rock en tant que musique mais en tant qu’attitude. Les postures ridicules du rock, le sexisme du rock, les stéréotypes liés au rock : c’est tout cela qu’il s’agissait de dénoncer au début des années 80. Maintenant, si tu écoutes mon disque et notamment Nathaniel, ce n’est pas tout à fait Scorpions. (Rires.) C’est vrai qu’il y a des soli de guitare assez classiques mais il y a aussi une rythmique régulière d’inspiration krautrock et d’autres éléments qui diversifient l’inspiration.
Tu chantes seul presque tous les titres et il y a très peu d’harmonies vocales. Cela a-t-il été difficile de t’exposer ainsi pour la première fois depuis si longtemps ?
Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? (Rires.) Au départ, je ne suis pas particulièrement complexé, mais au fil des ans, je suis devenu de plus en plus préoccupé par ma voix, au point que c’en était presque devenu une phobie. En tant que chanteur, ce n’est pas forcément évident de faire partie pendant vingt ans du même groupe que Tracey Thorn ! Nous n’avons jamais eu besoin d’en discuter : compte tenu de son talent d’interprète, il était évident dès que nous avons formé Everything But The Girl que, sur le plan vocal, j’avais le second rôle. Je chantais deux ou trois morceaux sur chaque album et c’est tout. Je n’ai donc jamais vraiment eu l’opportunité de progresser énormément de ce côté. Et je savais que, pour que Hendra soit réussi, il fallait que je chante bien. La première chose que j’ai faite quand j’ai terminé d’écrire chaque chanson, c’est donc de m’entraîner à répéter encore et encore jusqu’à ce que je parvienne à m’impressionner moi-même. J’ai dû faire beaucoup d’efforts pour arriver à apprécier de nouveau ma propre voix. Et même à ce stade, je n’étais pas très sûr de la manière dont j’allais procéder au moment de mixer la version finale. C’est Ewan qui m’a redonné confiance, il m’a énormément encouragé à la placer très en avant par rapport aux pistes instrumentales. Avec le recul, je pense qu’il avait raison et que c’est ce qui donne davantage de poids et de résonance aux paroles.
Tu as également rédigé deux livres personnels et plus explicitement autobiographiques que la plupart de les morceaux. De ton point de vue, quelles sont les principales différences entre les deux formes d’écriture ?
Quand tu écris un livre, tu as davantage de place et de mots pour t’exprimer que lorsque tu es limité à trois ou quatre couplets et un refrain, c’est une évidence. (Sourire.) Je pense surtout que la géographie et les lieux constituent un élément important pour ce qui concerne les chansons. C’est même sans doute ce qu’il y a de plus décisif. Je crois que mes meilleures compositions ont toutes en commun d’évoquer précisément des images et des sensations qui s’incarnent dans des références à un endroit particulier. Comme si le décor devenait un personnage à part entière. C’est moins le cas dans un récit en prose où les états d’âme des personnages peuvent être décrits plus longuement et plus précisément.
Le catalogue d’Everything But The Girl a été réédité au cours des trois dernières années. Quelle a été votre implication dans ce projet ?
Très forte. Lorsque nous avons été contactés, j’ai dit à Tracey : “Soit nous surveillons tout cela de très près et nous ferons du bon travail, soit nous les laissons faire et nous finirons par être mécontents.” Nous avons donc supervisé personnellement tout le travail de remasterisation ainsi que le choix des morceaux d’archives et des inédits qui constituent le second volume de chaque sortie. Nous avons aussi fourni pas mal de photos. Cela a représenté une somme de travail considérable mais, au-delà du résultat, cela m’a aussi permis de redécouvrir certains titres que j’avais un peu oubliés et de réévaluer certains albums. Je trouve par exemple que le quatrième LP, Baby, The Stars Shine Bright (1986), est un bien meilleur disque que ce dont je me souvenais. Il est cohérent et bien réalisé alors qu’il s’était fait largement descendre par la critique à l’époque. Évidemment, aucun album n’est parfait et j’y trouve à chaque fois des erreurs. En même temps, c’est ce qui nous permet encore d’avancer : on enregistre toujours le disque suivant pour tenter de corriger définitivement les imperfections du précédent. Peut-être que j’y parviendrai finalement un jour.