Débarqués n’importe comment, tels deux olibrius qui n’avaient cure du lendemain, Andrew VanWyngarden et Ben Goldwasser ont mis tout le monde à l’amende en transformant leur burn out né du succès en épopée poétique et lysergique. Ils reviennent aujourd’hui, seuls two, avec un troisième album pas psyché des vers, blindé de synthés et de modulations, largement tortueux, tantôt erratique, tantôt transcendant. Une œuvre qui pourrait bien ne contenter personne. Pas le disque-de-la-maturité, plutôt celui d’une intranquillité assumée et d’une émancipation rampante. On résume en douze pages de papier hallu. [Articles et interviews Jean-François Le Puil – Photographies Richard Dumas].
À quoi bon triper sous acides quand la dimension prophétique que revêtait cette expérience dans les années 60 s’est envolée ? Du psychédélisme comme arme de libération massive des consciences ne reste-t-il plus qu’une inoffensive boîte à outils artistique prête à l’emploi ? Le théoricien du LSD et futurologue Timothy Leary aurait-il poussé son goût précoce pour la cyberculture jusqu’à s’inscrire sur Facebook ? À toutes ces questions aux incidences aussi fractales et colorées que la pochette de The Parable Of Arable Land (1967) de The Red Krayola, on ne répondra pas (sauf à la dernière, stay tuned), mais on se les pose quand même au sortir de nos discussions avec Andrew VanWyngarden et Ben Goldwasser. Andrew le mystique, beatnik 2.0 à la gueule d’ange, surfeur bohème qui s’épanouit dans la péninsule hipster de Rockaway à Long Island (New York) et écrit des textes qui évitent remarquablement le sentimentalisme ou le nombrilisme usuels pour préférer un joli surréalisme référencé ; Ben le rationnel, geek à grosses binocles, programmateur informatique autodidacte qui trafique des synthés vintage dans sa piaule de Boerum Hill à Brooklyn (New York). Réunis sous le vrai-faux acronyme de MGMT, les deux bonshommes ont commencé par incarner un nouvel archétype qui buzze, les hits exubérants Kids et Time To Pretend et la pochette post-apocalyptico-fendarde de leur premier album Oracular Spectacular (2007) forgeant le cliché. Animal Collective symbolisa un temps le néo-hippie gentiment space, proche de la nature et rechignant à sortir de l’enfance ; Bon Iver figura le stéréotype du folkeux authentique, le poil hirsute, en proie à l’introspection dans sa cabane perdue au milieu des bosquets ; MGMT fut ce groupe de jeunes branleurs inconséquents qui braillent des tubes hédonistes quand des éclairs de génie traversent comme dans une hallucination hébétée leurs cervelles défoncées. Mais patatras.
L’écoute hors tubes d’Oracular Spectacular, le single tourneboulant Metanoia (2008) – avec sa pochette caricaturant le psychiatre suisse Carl Jung –, le deuxième album Congratulations (2010) et la compilation presque parfaite LateNightTales (2011) – où sont inclus des titres de Television Personalities, Disco Inferno, The Durutti Column, Felt, Julian Cope, The Wake, The Chills, ainsi qu’une reprise de Bauhaus – mettent à mal les jugements définitifs. En sus, la trajectoire du groupe est balisée (tant bien que mal) par les business plans d’une major, Columbia, ce qui ajoute une variable aux analyses de tous bords. Pignoufs de passage ou maîtres arty ? Simples faiseurs aux oreilles affûtées ou brillants musiciens postmodernes ? Les chapelles sont sens dessus dessous. L’interview de Ben Goldwasser menée par le précieux site aux goûts sûrs The Quietus à la sortie de Congratulations est révélatrice du dilemme, où le musicien essaie laborieusement de justifier ses visées artistiques et leurs incidences face à un journaliste transformé pour l’occasion en vain tombeur de masques, obligé d’user d’une légère condescendance pour donner de la vigueur à sa démarche. L’heure du troisième LP arrivée, ces considérations périphériques devraient avoir vécu. Et même si l’intérêt médiatique ne se démentira pas au démarrage, à l’aune de cet album éponyme qui est un sacré chantier, MGMT pourrait finir par rentrer dans le rang. De cet étonnant cursus à rebrousse-poil se dégagent trois constantes : une légèreté revendiquée dans le geste, une naïveté touchante dans l’approche, et une intense impression de fuite en avant dans le résultat. Cette dernière ayant peut-être à voir avec les questionnements du début.
Il y a trois ans, Andrew m’avait confié son désir de composer le prochain album de MGMT en amont de l’enregistrement puis d’investir un studio rutilant, accompagné seulement d’un ingénieur du son, à l’instar de ce qu’il avait pu apprécier dans le documentaire One + One (1968) de Jean-Luc Godard avec les Rolling Stones en vedettes. Qu’en a-t-il été ?
Ben Goldwasser : Nous avons fait exactement l’inverse ! Quand nous en avions discuté à l’époque, et lorsque nous nous sommes mis à bosser sur ce qui allait devenir MGMT, nous zonions dans notre studio à Brooklyn. Quelques idées ont germé là-bas, notamment celles qui ont abouti au titre Alien Days, mais nous avons rapidement décidé de rejoindre Dave Fridmann dans son antre, Tarbox Road Studios, afin de voir comment la mayonnaise pouvait prendre. Et nous avons pris tellement de plaisir à Tarbox, en improvisant pendant des heures et des heures, que nous avons continué de la sorte et fini par y composer la majorité de ce que l’on entend sur le disque. Comparativement à nos premières expériences en studio, Andrew et moi sommes plus à l’aise avec l’idée de laisser faire les événements, de ne rien brusquer et de ne pas être trop analytiques. Nous nous laissons plus facilement guider par nos idées naissantes, et par la chance aussi. Nous avons appris à nous laisser gagner par la liberté.
Andrew VanWyngarden : Au tout départ, nous avons essayé d’écrire nos nouvelles chansons de manière traditionnelle, avec des couplets structurés, le refrain qui va bien, etc. Mais nous avons vite réalisé que ce qui nous excitait le plus, et ce qui se révélait le plus constructif, était de se fier à l’improvisation par le biais de l’électronique et des synthés. Cette façon de faire nous ramenait à la période où nous composions à l’université, sans pression extérieure ni obligation, sans objectif précis si ce n’est celui de s’épanouir, que le résultat soit bon ou mauvais, exploitable ou non.
Vous décrivez un état d’esprit qui vous ramenait au sentiment d’insouciance qui accompagne les débuts. Aviez-vous perdu quelque chose en route après vos succès initiaux ?
AVW : À certains égards, notre relation était devenue comme… contrainte. Tout ce qui se passait autour de nous exerçait une pression sur ce qui fait notre force et nous unit. En tant que groupe, initialement, nous n’avons par exemple jamais eu comme ambition de signer sur un gros label. Tous ces événements ont constitué d’heureuses surprises, mais nous n’étions pas prêts à traiter avec les à-côtés et les jugements négatifs qui vont avec. Nous sommes des gars plutôt sensibles, tu sais… Nous avions du mal à saisir pourquoi nous devions sans cesse nous défendre en tant qu’artistes et justifier nos moindres faits et gestes. Nous n’avions jamais réfléchi à notre statut de musicien et d’artiste auparavant, parce que jusque-là, nous n’avions encore jamais été poussés dans nos retranchements comme nous l’avons été alors.
BG : Nous étions devenus préoccupés par trop de pensées parasites qui n’avaient rien à voir avec notre musique, mais avec le business, l’image, etc. Nous avons été dépassés par l’attention qui nous a été portée. Nous resterons toujours reconnaissants et conscients de la chance que nous avons, mais il a fallu apprendre à faire face et à ignorer l’opinion des autres afin de créer pour nous-mêmes. Nous ne voulions plus nous sentir épiés en permanence par des censeurs invisibles. Et c’est vrai qu’au fur et à mesure de notre travail sur MGMT, nous avons eu l’impression d’un retour aux sources, d’approcher la musique et la composition comme nous avions l’habitude de le faire à l’origine.
Cette attention du public et des médias a dû vous paraître d’autant plus incongrue que beaucoup d’artistes que vous respectez ne l’ont jamais connue. Quand on prend le tracklisting de votre compilation LateNightTales, on y trouve essentiellement des héros underground.
BG : Le plus cocasse étant qu’en discutant avec quelques-uns de ces artistes que nous tenons en haute estime, ils révèlent sans faux-semblants qu’ils auraient aimé rencontrer le succès. Les fans basent parfois leur admiration et donnent du crédit à des musiciens en prenant comme postulat que rester underground est la preuve d’un grand courage artistique et d’un refus de se fourvoyer. Or, la plupart de ces mêmes musiciens auraient en réalité adoré être célèbres et n’ont jamais œuvré intentionnellement dans le but de rester dans l’obscurité.
AVW : Nous avons pu ressentir un complexe face à cela, mais au final, chaque artiste a sa propre trajectoire. Nous n’avons pas emprunté le même chemin que ces formations que nous admirons et nous n’y pouvons rien. À moins de passer pour des buses, nous ne pouvons pas nous comporter comme si nous étions un groupe issu du milieu underground, même si une partie de la musique avec laquelle nous nous sentons en harmonie vient de là.
BEN : « NOUS VIVONS UNE ÉPOQUE QUI A DE QUOI FAIRE FLIPPER. LES ÉTATS-UNIS ONT TENDANCE À SE LAISSER GAGNER PAR DES INFLUENCES PROCHES DU FASCISME, CE QUI, PERSONNELLEMENT, ME FOUT LES CHOCOTTES. »
CONSPIRATIONNISME
Vous évoquez les improvisations et la liberté qui ont permis d’aboutir à MGMT. Pour autant, il s’agit de votre LP le plus cohérent. Quel a été le fil conducteur de vos expérimentations ?
BG : Cette liberté nous a justement permis de faire ressortir le plus naturellement du monde ce qu’il y avait en nous. MGMT est le reflet fidèle de ce que nous ressentions au moment où nous jouions et composions, et c’est cette humeur transposée en musique qui donne sa cohérence au disque.
Comment la définirais-tu ?
BG : C’est un mariage de plusieurs sentiments… D’un côté, nous nous sentions en confiance, nous étions heureux dans nos vies personnelles et tout se passait bien. D’un autre côté, une bonne partie de notre musique envisage le monde actuel comme un endroit devenu effrayant. Je ne dis pas cela de manière folklorique ou dans un accès de paranoïa débile, hein, je suis réellement persuadé que nous vivons une époque qui a de quoi faire flipper. Les États-Unis ont tendance à se laisser gagner par des influences proches du fascisme, ce qui, personnellement, me fout les chocottes. Nous ne sommes pas un groupe politique, ce n’est pas notre domaine, mais beaucoup d’Américains ne se préoccupent pas de ce qui se passe autour d’eux, ignorant le fait que nous sommes en train de perdre certains de nos droits les plus élémentaires. Ils s’en contentent tant que leurs trois cents chaînes de télé continuent d’émettre à longueur de journée.
Concernant la société de contrôle, le programme de surveillance PRISM a récemment fait grand bruit.
BG : (Sourire.) Oui… Pour autant, je ne veux pas verser dans le conspirationnisme. Mais je suis persuadé qu’il y a du vrai dans ces théories. Pour en revenir à notre musique, je trouve que Congratulations est bien plus sombre que le nouvel album, eu égard à notre état d’esprit au moment où nous avons conçu ce deuxième effort et aux thèmes que l’on y aborde. Ce disque a eu valeur de thérapie. Le sentiment de paranoïa y est plus prégnant à mes yeux. Alors que sur MGMT, même si le sujet de beaucoup de morceaux reste dark, dans notre for intérieur, nous nous sentons beaucoup plus optimistes. Nous voulons croire que notre musique peut donner de la force à ceux qui l’écoutent et pourquoi pas permettre à certains de se réveiller et de se rendre compte de ce qui se trame autour d’eux. Your Life Is A Lie exprime bien cette idée.
AVW : Le titre de ce morceau est à envisager dans un sens positif. Ce n’est pas du tout un jugement ou une attaque péremptoire. Il exprime plutôt un sentiment qui doit parler à beaucoup d’humains à travers le monde : sentir qu’une partie de sa vie est déterminée ou manipulée par des personnes invisibles ou des entités intouchables avec lesquelles on n’est pas forcément en accord. Alors, pourquoi pas, quelqu’un pourrait écouter Your Life Is A Lie et se servir de cette chanson comme d’une arme légère pour s’émanciper. Musicalement, c’est sûrement la composition la plus réminiscente du passé, du genre “hippie agressif”, à la manière du poète Ed Sanders, le leader de The Fugs (ndlr. groupe psychédélique et satirique qui rayonna dans les années 60).
Parlant de poète, des livres ou des films vous ont-ils particulièrement marqué pendant la réalisation de MGMT ?
BG : J’ai été passionné par Angle D’Équilibre (1971) de Wallace Stegner et Les Anneaux De Saturne (1995) de W. G. Sebald. Ces deux livres partagent un goût de la narration lente et des détails, avec des descriptions très précises, que j’ai appris à apprécier avec le temps. Ils installent le lecteur dans un monde où rien d’extrêmement choquant ne se passe, mais qui finit par révéler ses secrets et envoûter. Spécialement Angle D’Équilibre, qui raconte l’histoire d’une famille à travers les âges. Auparavant, lorsque je lisais, je voulais de l’action, je détestais quand il ne se passait rien. J’ai aussi été à fond dans le film Conversation Secrète (1974) de Francis Ford Coppola. Je l’ai vu comme un long-métrage sur le son, où tout se joue en arrière-plan, les bruits de fond contribuant à dresser le décor du film. Ces procédés sonores m’ont interpellé. C’est aussi un film sur la surveillance, qui est un sujet d’actualité.
AVW : De mon côté, ce sont des livres dont je ne pensais pas qu’ils pourraient me toucher à ce point. Des passages très précis m’ont marqué. Il y a Le Fil Du Rasoir (1944) de William Somerset Maugham, avec ce personnage américain qui souhaite aller à l’encontre des conventions mais ne sait pas comment s’y prendre. Il se met à étudier la philosophie orientale et le mysticisme. J’ai lu cet ouvrage au tout début de l’enregistrement. Un autre livre qui aborde – dans une certaine mesure – la même idée, c’est Après Toi Le Déluge (1952) de Paul Bowles. Je me suis intéressé à Paul Bowles parce qu’il était considéré comme un héros par William S. Burroughs et d’autres pontes de la Beat Generation. Paul Bowles s’était installé très tôt au Maroc, il fumait du hash là-bas, et racontait (notamment) cela dans ses écrits. Dans Après Toi Le Déluge, les descriptions des expériences que vit le personnage avec les drogues sont extrêmement précises. Rien ne sonne faux, c’est du vécu, du viscéral.
Tu cites la Beat Generation, Paul Bowles, Ed Sanders… Sur le nouvel effort, il y a d’autres références à cette ère libertaire : la reprise d’une chanson psychédélique de Faine Jade qui date de 1968 et un poème de l’écrivain Philip Lamantia qui donne son titre au morceau Astro-Mancy.
AVW : C’est contradictoire car, musicalement, MGMT est notre disque le moins passéiste à ce jour. On a essayé d’y intégrer des sons nouveaux et modernes. Mais d’un autre côté, c’est vrai que beaucoup des thèmes de l’album sont le résultat de mon intérêt pour les années 60, le mouvement beat et les modes de pensées radicaux qui avaient cours à ce moment-là. En ce qui concerne les textes, notre premier LP avait sans doute plutôt à voir avec une certaine exubérance glam des années 70, le deuxième avec le côté cramé et anglais des années 80, et celui-ci avec les années 60.
L’imagerie hippie a très tôt fait partie de votre univers, au point de nourrir la caricature. Pourquoi ce troisième album serait-il plus ancré que les autres dans cette époque ?
AVW : Je ne sais pas, ça s’est fait naturellement… Par exemple, Paul Bowles et Philip Lamantia m’ont été recommandés par des amis. Et comme je te l’expliquais, ce sont des passages très précis qui m’ont renversé. Pour ce qui est de Lamantia, je me suis retrouvé dans ce qu’il a écrit à la fin des années 50 et au début des années 60 – des visions apocalyptiques imaginaires, des trucs surréalistes. Je trouvais ça cool que, cinquante ans plus tôt, quelqu’un ait pu éprouver les mêmes émotions que moi. Ressentir des connivences avec d’autres univers n’arrivent pas si souvent, alors quand c’est le cas, quand je m’identifie vraiment, je me fie à ces déclics et j’essaie de les explorer à fond. C’est pareil lorsque j’écoute de la musique.
Ton père, Bruce VanWyngarden, qui est journaliste à Memphis, a cosigné un livre sur les auteurs de la Beat Generation, Aquarius Revisited: Seven Who Created The Sixties Counterculture That Changed America, paru en 1987. As-tu beaucoup discuté avec lui de la façon dont il a vécu cette période ?
AVW : Oui, ce livre évoque les œuvres de Timothy Leary, William S. Burroughs, Hunter S. Thompson, Allen Ginsberg, etc. J’en ai parlé un peu avec lui, mais il était encore assez jeune à l’époque. Il a dû déménager à San Francisco vers 1970 ou 1971, c’était déjà l’après-Altamont, l’après-Woodstock, et les jeunes commençaient à perdre leurs illusions. Mon père a effectivement épousé un style de vie bohème, mais il n’était pas présent au tout début, quand le mouvement était en plein essor.
Quels parallèles fais-tu entre sa génération et la tienne ?
AVW : Je crois que nous restons avant tout des êtres humains, avec les mêmes préoccupations et les mêmes questionnements. Mais dans les années 60, le pouvoir de la communauté était plus prégnant, les gens se rassemblaient physiquement et s’organisaient entre eux pour changer les choses, ou au moins tenter de le faire. Aujourd’hui, la notion de communauté relève plutôt de l’illusion. Sur des réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram, une grande quantité d’individus sont connectés, mais dans la réalité, au quotidien, ces activités ont au contraire tendance à nous confiner dans un certain isolement. Il y a évidemment des côtés positifs à ces évolutions, mais, par exemple, je ne pense pas que Timothy Leary se serait inscrit sur Facebook… Scruter sa timeline ne permet pas exactement de se détacher et de se connecter à d’autres niveaux de conscience (ndlr. Andrew utilise alors dans sa langue maternelle la phrase programmatique de Timothy Leary, “Turn on, tune in, drop out”, que MGMT a déjà fait varier dans les paroles de la chanson Flash Delirium : “So turn it on/Tune it in/And stay inert”). Une chanson comme Good Sadness aborde en partie la question des nouvelles technologies. Le texte fait référence à des expériences que nous avons vécues ces dernières années, et à la manière dont ces expériences, à force de voyager tout le temps notamment, sont filtrées par les nouvelles technologies et réduites à l’état d’agrégat d’emails et de données digitales. La technologie peut confiner les êtres, restreindre leur rayonnement. C’est sans doute aussi l’une des raisons pour lesquelles j’aime autant me référer aux années 60 : une grande partie de la fantaisie que j’associe à cette époque est liée à l’idée d’une existence prétechnologique.
La drogue fait-elle aussi partie de cette fantaisie ?
AVW : D’un point de vue personnel, les expériences que j’ai vécues sous l’emprise de la drogue influencent les perspectives que j’essaie de tracer dans mes textes. Ce n’est pas quelque chose dont j’abuse dans le but d’écrire ou de faire de la musique – ce n’est pas du tout mon approche –, mais ce que j’en ai appris a largement façonné ma vision des choses de la vie. Au fond, je crois que ces aventures avec les drogues traduisent avant tout un fort désir de se libérer, le dilemme étant qu’on ne se sent jamais vraiment totalement libéré. Il y a un sentiment d’insatisfaction qui naît du fait de ne pas pouvoir aller aussi loin qu’on le voudrait…
ANDREW : « CES AVENTURES AVEC LES DROGUES TRADUISENT UN DÉSIR DE SE LIBÉRER, LE DILEMME ÉTANT QU’ON NE SE SENT JAMAIS VRAIMENT TOTALEMENT LIBÉRER. UN SENTIMENT D’INSATISFACTION NAÎT DU FAIT DE NE PAS POUVOIR ALLER AUSSI LOIN QU’ON LE VOUDRAIT. »
GOURBI
Plus que sur vos précédentes œuvres, MGMT dégage justement une sensation de transe.
AVW : Oui, c’est comme si nous avions tenté d’en appeler à une alchimie. Quand nous improvisions, parfois pendant près de trois heures sans discontinuer, les affaires sérieuses commençaient quand nous parvenions à entrer dans un état d’esprit différent, comme si on se retrouvait sur une autre planète. On oubliait même comment fonctionnait le gourbi électronique que nous utilisions et d’où sortaient les sons que nous produisions. Le défi était ensuite d’intégrer le résultat de ces expérimentations dans un schéma de chanson plus traditionnel – nous n’avions jamais procédé ainsi auparavant. Mystery Disease, Cool Song #2 et évidemment I Love You Too, Death sont de bons exemples, avec une construction à la fois stagnante et progressive.
Ce côté incantatoire se ressent aussi dans les paroles, avec des tournures assez ésotériques – la mort, l’astromancie, des maux inconnus…
AVW : Pour moi, la première partie de MGMT est bien plus sinistre que la seconde. La deuxième partie aborde le thème de la mort, mais plutôt dans l’idée de l’accepter et de la célébrer. D’autres cultures que la nôtre sont fondées sur un voisinage positif avec la mort.
Te rappelles-tu d’expériences particulières qui t’ont marqué dans le domaine du mysticisme ?
AVW : Le titre I Love You Too, Death tourne en partie autour de cela. Je ne suis pas anthropologue pour un sou, mais c’est quelque chose que je ressens à travers mes lectures – un apprentissage à ma petite échelle… Par exemple, il y a ce livre de William S. Burroughs, Lettres Du Yage (1963), où il raconte son périple de plusieurs mois à travers l’Amérique du Sud, à la recherche de l’ayahuasca (ndlr. breuvage curatif et hallucinogène utilisé par les tribus indiennes d’Amazonie et “popularisé” en France par le réalisateur Jan Kounen en 2004 via son film rocambolesque Blueberry, L’Expérience Secrète). Je m’y suis d’abord identifié car j’ai participé à l’une de ces cérémonies où des chamans et des guérisseurs initient le patient à l’ayahuasca. Pendant cette expérience se dégage une sensation funeste très particulière qui, à mes yeux, ne peut pas être encaissée véritablement par un Occidental. C’est une perception intrinsèquement trop effrayante et déprimante. On peut en tirer des bénéfices, mais cela prouve aussi qu’essayer de s’immerger ainsi dans une culture qui n’est pas la nôtre peut générer de la frustration. L’ayahuasca t’organise un tête-à-tête avec la mort, qu’il convient d’accueillir – c’est sans doute lié à la DMT, une autre substance qui entre dans la composition du breuvage. Cela revient à faire un pas dans une autre dimension, et je crois que la plupart de ceux qui ont un jour expérimenté ce genre de trips ne peuvent plus envisager la réalité de tous les jours de la même manière par la suite. Le cerveau est marqué irrémédiablement. Le fossé qui peut alors exister entre la connaissance de cet autre monde et le quotidien terre-à-terre provoque parfois des frictions très étranges… Certains bouquins de Timothy Leary abordent ces sensations-là, mais plutôt en rapport avec le LSD. Et dans Lettres Du Yage, Burroughs se sent comme un alien dans ces contrées exotiques. Il donne l’impression de ne souhaiter qu’une chose : se tirer de là. Ce sentiment d’évoluer comme un extraterrestre en terres inconnues et cette idée d’étrangeté au quotidien traversent pas mal le nouvel album.
MGMT traduit-il aussi une nouvelle manière d’explorer le psychédélisme en musique, comme vous essayez de le faire en images, sur scène, avec votre ami vidéaste Alejandro Crawford ?
AVW : Oui, peut-être que nous essayons de creuser et d’étendre doucement ce que peut être le psychédélisme en musique, les différentes façons de produire des effets psychédéliques sur l’auditeur sans forcément utiliser des drones ou un solo qui fuse de l’oreille gauche à l’oreille droite. Nous avons pris beaucoup de décisions lors des phases de production et de mixage qui sont destinées à ceux qui écoutent la musique en tentant d’y trouver les éclairs sonores qui ne surviennent qu’une fois, comme autant de mini-régalades psychédéliques.
Ben, le côté mystique de MGMT semble assigné à Andrew…
BG : Oui, je ne suis pas trop là-dedans. Considère-moi plutôt comme le scientifique de la bande. (Sourire.) J’essaie d’apprendre au quotidien sur la science de l’acoustique, les langages de programmation, les logiciels sonores, etc. En fait, c’est ce que je préfère faire pendant mon temps libre. J’ai commencé à m’y mettre en tournée. C’était d’abord un loisir, puis c’est devenu une obsession. Je me suis mis à dévorer les manuels techniques sur le sujet – l’électronique, les mathématiques, etc.
Cette formation sur le tas a-t-elle eu une influence sur le son de MGMT ?
BG : Je ne sais pas… Des connaissances en termes de programmation peuvent aider à résoudre facilement des problèmes très précis, comme les manipulations sur les voix par exemple. Elles m’aident aussi à perfectionner mes propres effets. J’ai fini par beaucoup utiliser des outils comme MAX/MSP, SuperCollider, et d’autres langages de programmation. À vrai dire, cette passion pour le son et la production a surtout une grande influence sur ma santé mentale. C’est synonyme de distraction pour moi quand je dois bosser sur de la musique. Mon esprit s’en trouve aéré. J’ai récemment produit Kuroma, le groupe de notre ami Hank Sullivant, qui fut notre guitariste live. Ça devrait sortir début 2014 (ndlr. le premier single, 20+Centuries, a été dévoilé avant l’été 2013, et l’album à venir s’intitule Kuromaroma). Produire d’autres artistes est quelque chose que je souhaite faire de plus en plus. L’idée fait naturellement son bonhomme de chemin parce que j’aime être en studio, c’est mon élément, bien plus que le live. Quand je suis en studio, j’apprécie la sensation de savoir ce que je fais, de maîtriser. Et puis, je suis un sédentaire, je n’aime pas m’éloigner de chez moi. À l’avenir, je pense que partir en tournée ne correspondra plus à mes attentes. J’aurais envie de m’installer, avoir des enfants, fonder une famille…
Votre coproducteur Dave Fridmann a connu ce parcours en arrêtant de tourner avec Mercury Rev pour se consacrer à l’enregistrement.
BG : Oui, après avoir tout essayé, il a réalisé que le mieux pour lui était de se fixer à long terme en studio. Quand on travaille ensemble, j’essaie de pénétrer son cerveau pour qu’il me révèle ses secrets. (Sourire.) Si, par bonheur, je suis assez bon dans ce domaine, me tourner vers la production sera donc une excellente alternative pour moi aussi.
Dans un futur proche ?
BG : Non, non, pas de sitôt… Je suis persuadé que MGMT va tourner pendant encore un bon bout de temps.
Parles-tu de production avec l’ami et spécialiste du genre Jorge Elbrecht, le leader de Violens ?
BG : Bien sûr. À chaque fois qu’on se retrouve, on finit par ne parler que de ça. On confronte nos idées. Lui a une approche totalement différente de la mienne. Il est très méticuleux et tente d’optimiser sans cesse ses méthodes alors que j’ai tendance à préférer emprunter sciemment la mauvaise direction et faire en sorte que ça sonne bien malgré tout.
Enfin, quid de l’humour ? Est-il toujours important dans votre façon de voir la musique ?
AVW : Au tout départ, nous adorions être sarcastiques. C’était presque vital pour nous, surtout quand nous tournions vers 2008. Cela nous permettait d’illuminer un peu notre quotidien chaotique. C’était aussi une façon de montrer que nous ne nous prenions pas au sérieux. Mais au moment du deuxième album, cette dérision s’est retournée contre nous, assez durement. Nous avons beaucoup appris de cela. Nous ne sommes pas des je-m’en-foutistes. Nous avons toujours su que nous voulions construire une vraie carrière, durer, expérimenter, prendre des risques.
BG : Nous avons appris que l’ironie n’était pas forcément reçue comme elle devait l’être. (Sourire.) Nous faisons plus attention à ce que nous racontons aujourd’hui, même si c’est indispensable de conserver une part d’humour et de rester irrévérencieux. Quand on commence à envisager le rock’n’roll comme un totem immaculé, une affaire très sérieuse, avec son lot d’analyses et de sur-analyses, on tombe dans la stupidité pour moi. On en arrive au même stade que le jazz, qui a commencé comme une activité underground et révolutionnaire, et que l’on ne considère quasiment plus aujourd’hui que comme un sujet d’étude dans les universités. Cette institutionnalisation est tellement éloignée des racines de la musique. Ça me flingue vraiment quand j’en vois certains qui prennent la pop tellement au sérieux. Notre musique à nous reste carénée par l’humour. Quand nous composons, ce qui nous plaît est aussi souvent ce qui nous fait rire un minimum.
AVW : Une chanson qui s’appelle Plenty Of Girls In The Sea est quand même difficile à prendre au sérieux… Nous l’avons justement écrite parce que le titre était vraiment trop stupide et rigolo pour faire l’impasse. (Sourire.) Même un morceau comme Your Life Is A Lie : le texte est tellement extravagant et répétitif que ça en devient ridicule, absurde – personne n’irait balancer des trucs pareils à quelqu’un. Notre humour est peut-être moins débile aujourd’hui, plus noir. Ça me rappelle d’ailleurs pourquoi The Fugs a été une grosse influence. Ils ont fait des trucs bien chiants, mais un titre comme Morning, Morning, c’est très simple, très beau, presque méditatif, alors que les paroles sont dépressives au possible. Sans avoir l’air d’y toucher, ils instillent de l’agressivité, quelque chose de sinistre aussi. J’apprécie ce contraste. Ce psychédélisme vicié, c’est ce vers quoi nous tendons aujourd’hui.
[Pages suivantes : Interview de Faine Jade + Congratulations vu par Olivier Lamm + Récit Dave Fridmann].
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Sur son nouvel album, MGMT reprend Introspection, un titre du musicien Faine Jade, extrait de son seul et génial album solo paru en 1968 (Introspection: A Faine Jade Recital). En résulte une bombe psyché qui ouvre une faille spatio-temporelle… d’où l’on a réussi à extirper le principal intéressé ! Ravi que MGMT ait su “capturer le feeling” de sa chanson, le vétéran sexagénaire Faine Jade farfouille pour nous dans sa mémoire.
Malgré les rééditions, on trouve peu d’infos vous concernant. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à sortir ce disque solo dans les années 60 ?
Faine Jade : Depuis tout petit, quand je grandissais à New York, j’avais la musique dans le sang. Et les années 60 furent la fenêtre de tir idéale. J’étais au bon endroit, au bon moment, au bon âge. J’avais quatorze ans quand j’ai fait partie de mon premier groupe, The Cavaliers, en 1961, avec mon ami Nick Manzi (qui forma plus tard Bohemian Vendetta). Puis il y a eu The Renditions, The Downbeats, et The Rustics, qui restera mon groupe, où l’on retrouve mon frère, Jeff Jade. Quand je me suis lancé, la perception de la musique était en train de changer. Il y avait de plus en plus de formations qui passaient à la radio et à la télévision, et une nouvelle musique très différente de ce qui se faisait dans les années 50 émergeait. On passait du trois temps sur la mesure à quatre temps. Je sentais que j’étais fait pour cela et j’ai voulu réaliser mon propre disque.
Avez-vous toujours vécu à New York ?
Oui. J’ai d’abord habité dans le quartier de Brooklyn, puis à douze ans, j’ai déménagé à Long Island. Mine de rien, Long Island était un centre névralgique de la musique dans les années 60, et c’est toujours le cas aujourd’hui, avec un paquet de salles, des clubs, des studios, etc. Je vous le dis comme je le pense, c’est aussi là-bas que le garage rock est né, même si on n’appelait pas encore ça du garage rock. C’était un son plutôt qu’un style, nourri des influences de la période que nous étions en train de vivre.
Votre univers était garage et psychédélique. Encore aujourd’hui, ce mouvement reste influent et ne cesse d’être mis en avant. Comprenez-vous ce retour en grâce permanent ?
Si tu remontes aux années 50, il y avait le rock’n’roll. Trois temps sur la mesure avec des gars comme Buddy Holly, Jerry Lee Lewis, Ritchie Valens, The Big Bopper ; toute cette musique dont le message était avant tout rythmique, une ligne à la fois. Il n’y avait rien de progressif dans tout cela. Et tout a changé dans les années 60. Le monde entier a changé. Il y avait la guerre, les assassinats, les manifestations. Tellement de choses se passaient. Les jeunes ont pris la parole, ils étaient soudain en mesure de se faire entendre. Ils pouvaient écrire des textes et chanter ce qu’ils ressentaient. L’ère psychédélique cristallise tout ce qui se passait alors, cette liberté nouvelle que nous étions en train d’expérimenter.
FAINE JADE : « J’AVAIS DES AMIS QUI PARTAIENT À LA GUERRE SANS QUE JE SACHE SI JE LES REVERRAIS UN JOUR. LES MŒURS CHANGEAIENT TELLEMENT VITE QUE NOTRE GÉNÉRATION NE TROUVAIT PAS SA PLACE DANS LA SOCIÉTÉ. CE DÉCALAGE ÉTAIT L’ESSENCE DE NOTRE MUSIQUE. »
VIETNAM
Des musiciens sixties ont été redécouverts, d’autres oubliés. Quels étaient ceux qui comptaient pour vous à l’époque ?
Il y avait les classiques, The Beatles, Procol Harum, The Byrds, Bob Dylan, The Beau Brummels, The Rolling Stones, etc. Je me tenais au courant des nouveaux artistes qui émergeaient aux États-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne. On avait une super station de radio locale, WNEW-FM, qui diffusait ce qui se faisait de neuf. J’écoutais pas mal de trucs, mais attention, ce n’était pas des influences. C’était plutôt une éducation. Nous nous tenions au courant des artistes qui, de New York à la Californie jusqu’à Londres, pratiquaient la même musique que nous. D’ailleurs, avant que les Beatles ne se mettent à virer de bord, nous étions bien plus psychédéliques qu’eux au moment où ils faisaient leurs premiers trucs. Syd Barrett ? On nous a comparés par la suite, et je comprends l’analogie, c’est très flatteur, mais je n’étais pas au courant de ces premiers trucs au moment où ils sont sortis.
Quelle est l’histoire de l’album Introspection: A Faine Jade Recital ?
Le disque a été enregistré à Ultra Sonic Studios, à Hempstead (New York), où Vanilla Fudge, Cactus et Billy Joel sont passés. J’y évoque mes réflexions sur l’époque, mes expériences personnelles, celles de mes potes… J’avais des amis qui partaient à la guerre sans que je sache si je les reverrais un jour. Les mœurs changeaient tellement vite que notre génération ne trouvait pas sa place dans la société. Ce décalage était l’essence de nos textes et de notre musique. Je crois que c’est aussi pour cela que cette musique fait encore sens aujourd’hui. Parce que, finalement, à chaque nouvelle génération, c’est la même histoire. Une chanson comme Don’t Hassle Me est toujours d’actualité. Elle parle de l’ancienne génération, des mecs en costards, du business qui fait son entrée dans l’industrie de la musique… Après ce disque, j’ai enregistré la chanson USA Now, en 1969, qui évoque la turbulente année que l’on venait de vivre – les émeutes, le Vietnam… Mon pote musicien Bruce Bradt venait de revenir de la guerre sain et sauf. J’ai ensuite déménagé en Floride pour travailler avec The Second Coming, qui deviendra plus tard The Allman Brothers. J’ai aussi produit un LP du chanteur John Paul. Puis je suis retourné à New York pour assister au festival de Woodstock et j’y suis resté. Par la suite, j’ai fait un autre disque, dans une veine plus country rock, avec un groupe appelé Dust Bowl Clementine, dans lequel je retrouvais mes amis Bruce et Nick. J’ai ouvert un studio (Independent Production), travaillé pour Buddah Records… À la fin des années 70, je me suis marié avec Sandi. J’ai eu un fils et une fille. On s’est installés pas loin de Bethel Farm, là où le festival de Woodstock a eu lieu. J’habite toujours là aujourd’hui.
[Pages suivantes : Congratulations vu par Olivier Lamm + Récit Dave Fridmann].
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CONGRATULATIONS VU PAR OLIVIER LAMM
Le journaliste (The Drone, Chronic’Art) et musicien (Egyptology) nous donne sa vision éclairée du deuxième album de MGMT.
“Congratulations fut plus qu’une bonne surprise pour moi. Pour le premier album, je m’étais arrêté aux dix premières secondes de Time To Pretend parce que ce qui suivait le copier-coller d’Aphex Twin dans l’intro ne me plaisait pas. Congratulations m’est arrivé de deux façons : il faisait ricaner les fans de rock kitsunéen, et des amis mélomanes m’ont conseillé d’y jeter une oreille bienveillante. La première fois que j’ai entendu Siberian Breaks, j’en croyais à peine mes oreilles. Et je n’attends que ça, ne pas en croire mes oreilles. Au-delà du tissu de références chics, j’ai été soufflé par l’ambition plastique et onirique qui s’y déploie. Les groupes indie des années 2000 ont dû beaucoup gesticuler avec les doigts et les formes pour tenter de faire évoluer la chanson rock, allant voir du côté du flou ou de la boue d’un côté, du collage hyperactif de l’autre. Je pense à The Fiery Furnaces, que j’adore et qui ont fait des choses immenses avec le labyrinthe. Mais là, ce n’est clairement plus le sujet. Les chansons de Congratulations n’ont rien à voir ni avec de la boue, ni avec des sessions protools ou du prog japonais. Ni avec des labyrinthes d’ailleurs. On serait plutôt dans un grand jeu de poupées russes où les lois de la physique fonctionnent différemment. Tout s’emboîte parfaitement, mais dans tous les sens… Les comparaisons sont difficiles à faire, il y a eu beaucoup de grandes œuvres dérivatives dans le passé – je pense à celles tombées du psychédélisme anglais, comme Ogdens’ Nut Gone Flake des Small Faces (1968) ou S.F. Sorrow (1968) des Pretty Things. Si Congratulations nous était arrivé des années 60, il serait considéré comme un chef-d’œuvre. Je ne crois pas à la notion de progrès, surtout en art ; mais si une dialectique est à l’œuvre dans l’histoire de la pop, ce disque en est la preuve incontestable. Pour ce qui est des références à la Beat Generation que tu évoques, c’est une question que je n’ai pas du tout approfondie : les raisons oniriques derrière les merveilles sonores. Mais sans creuser très loin, on sent le bordel qui sourd. MGMT est une formation postmoderne à l’ancienne, et puisqu’on associe désormais le postmodernisme critique en art à un faisceau de clichés datés, j’imagine qu’on peut facilement les confondre avec des hippies prétentieux qui sortent d’école d’art. Personnellement, je trouve cela très touchant. Timothy Leary, Thomas Pynchon, William S. Burroughs ou Robert Anton Wilson ont écrit tellement de choses ultimement éclairantes sur ce qui nous arrive en 2013…” Propos recueillis par JFLP
[Page suivante : Récit Dave Fridmann].
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Deserter’s Songs (1998) de Mercury Rev, The Soft Bulletin (1999) de The Flaming Lips, Rock Action (2001) de Mogwai, It’s A Wonderful Life (2001) de Sparklehorse, Hate (2002) de The Delgados, Romantica (2002) de Luna, The Woods (2005) de Sleater-Kinney, Era Extraña (2011) de Neon Indian… Faut-il encore présenter le producteur Dave Fridmann ?
Oh que oui, il faut le portraiturer, car celui que l’on a qualifié de Phil Spector de sa génération reste assez discret. Tout juste documente-t-il de manière lapidaire ses sessions sur le site ouaibe archaïque de son fameux outil de travail situé à Cassadaga (New York), Tarbox Road Studios. “Je me rappelle, vers 1998, lorsque son nom a commencé à circuler, on le présentait comme le cinquième membre de The Flaming Lips, le type qui avait lâché les tournées de Mercury Rev pour se terrer en studio, dans les bois. Tout était réuni pour en faire un sorcier glamour, un génie rocambolesque à la Brian Wilson… Son univers est certes décalé : il s’intéresse à l’astronomie, aux programmes de détection d’intelligence extraterrestre, avoue son goût pour le prog rock, et raconte que son expérience acoustique préférée est d’écouter les sons sous l’eau… Mais Dave Fridmann est surtout quelqu’un d’extrêmement humble – ce qui n’empêche pas une grande détermination –, très bosseur, qui minimise son influence en studio pour mettre en avant l’artiste en tant que seul créateur. En dehors, il se consacre à 100% à sa famille et donne des cours à l’Université. Cette personnalité singulière explique pourquoi il arrive à développer des longues et fructueuses relations avec les artistes.” Le portrait est dressé par Hervé Bouley, spécialiste des questions de réalisation artistique à la discothèque de Radio France et collaborateur de l’émission Label Pop sur France Musique, mordu du monde des studios qu’il analyse sous toutes les coutures. À l’autre bout du fil, on ne l’arrête plus.
“Le producteur – ou réalisateur artistique plutôt – peut être un architecte (Rick Rubin), un paysagiste (Brian Eno), un sculpteur (Martin Hannett), un peintre (John Congleton), un photographe (Steve Albini)… Selon moi, Dave Fridmann est un chimiste du son (Albini pourrait être considéré comme son antithèse d’ailleurs). Plutôt que psyché, je qualifierais sa patte d’onirique. Le psychédélisme, c’est un son électrocuté, garage agressif ou délirant vers le prog. Le son Fridmann est beaucoup moins frimeur, les modifications sont plus profondes ; c’est un son qui est brûlé de l’intérieur, irradié, atomique plutôt que psychédélique. Il investit une esthétique du détournement permanent et n’est prisonnier d’aucune technologie – il a un matos analogique colossal mais fixe le son en numérique, c’est un gars très réaliste. Évidemment, la saturation est l’une de ses signatures, sur la rythmique notamment. Mais c’est une saturation inventive, qui rend les sons méconnaissables, et qu’il peut faire évoluer d’un disque à l’autre. Une batterie (au début de The Soft Bulletin des Flaming Lips, par exemple) ou une basse (tout au long de Yoshimi Battles The Pink Robots des Flaming Lips) détournés par ses soins donnent presque l’impression d’être des instruments de synthèse sonore, parce que l’effet est intelligemment conçu et durable. Il applique ce genre de traitements à l’ensemble des instruments et voix qu’il agence. Mais le tout reste cohérent, grâce notamment à une spatialisation remarquable. Le son est sale, riche, perturbé, mais il respire toujours. C’est l’inverse d’un son compressé comme celui… d’Oasis dans les années 90 par exemple. Fridmann fait aussi partie de ceux qui ont réussi à réinjecter des sonorités orchestrales dans un univers rock. Pour moi, un disque comme Embryonic (2009) des Flaming Lips fait montre de toute sa palette et de son art du détournement. Et la chanson Lincoln’s Eyes de Mercury Rev reste l’un des sommets de sa production.”
DAVE FRIDMANN : « OUI, JE VOIS UNE CONNEXION DIRECTE ENTRE THE FLAMING LIPS, TAME IMPALA ET MGMT. CE SONT À LA FOIS DES MAÎTRES SONIQUES ET DES EXPLORATEURS MUSICAUX. »
SOUNDWRITERS
Coproducteur de leur premier album, mixeur du deuxième et coproducteur du troisième, Dave Fridmann connaît une relation privilégiée avec les deux zozos de MGMT, qui sont d’ailleurs loin d’être des manches dans le domaine technique (parlez-leur de types de réverb’, ils sont intarissables). Prenons maintenant congé de l’ami Hervé pour inviter à la fête… Dave Fridmann ! En personne. Eh oui, ce dernier a accepté de répondre (par mail) à quelques-unes de nos questions sur la réalisation de MGMT. Voilà ce qu’il nous en dit : “Tout a été inhabituel dans la réalisation de ce disque, de l’écriture à l’enregistrement. Particulièrement l’écriture. Ils étaient là, à jouer encore et encore, créant tous ces sons tarés et ces beats. Je devais faire attention aux moments où ils se mettaient à rire, car c’était toujours le meilleur indicateur pour savoir que nous étions sur la bonne voie ou qu’un moment spécial venait d’arriver et devait être développé. La chanson Your Life Is A Lie est un bon exemple, à la fois tellement dure à concevoir et tellement drôle aussi. Le postulat de continuer à travailler jusqu’à obtenir ce que l’on voulait sans avoir de deadline fut inestimable. En parallèle de notre activité en studio, qui se faisait au rythme d’une session de travail de quelques jours suivie d’une pause, Ben et Andrew pouvaient continuer à donner des concerts, vivre leur vie, et avoir des retours sur ce qu’ils faisaient. Le processus d’enregistrement a donc fait partie de leur quotidien plus qu’il ne le fait habituellement. Mon rôle a été comme d’habitude de distinguer le bon grain de l’ivraie, et de les aider à se concentrer sur une chanson pour la faire entrer dans la délicate phase de sa finalisation plutôt que de continuer à expérimenter sans cesse. En fait, c’est leur capacité à croire que cette musique pouvait exister qui a dicté ses atours soniques. MGMT est de loin leur disque le plus dense. À tout moment, une chanson peut se révéler polytonale et/ou polyrythmique. Les structures d’accords traditionnelles sont défenestrées et la tonique n’est plus un problème. Les mélodies et les paroles sont les guides.”
On propose alors à Dave Fridmann d’officialiser la filiation entre ses compagnons de toujours The Flaming Lips, ses nouveaux meilleurs copains MGMT, et Tame Impala, Australiens über psychés pour lesquels il joue le rôle de mixeur. “Oui, je vois une connexion directe entre ces trois groupes. Ce sont à la fois des maîtres soniques et des explorateurs musicaux. Beaucoup d’artistes sont de très bons « soundwriters », et beaucoup d’autres sont de très bons « songwriters », mais très peu parviennent à être les deux à la fois. Ces trois formations y arrivent. J’apprends toujours des musiciens avec lesquels je travaille, et si j’ai appris une chose grâce à MGMT, c’est que les différentes manières de créer une chanson sont infinies.”