Le documentaire de Philipp Jedicke, Shut Up and Play the Piano, programmé vendredi au Festival Piano is not Dead au Havre, expose avec brio les tourments intérieurs d’un artiste partagé entre deux facettes de sa personnalité : le showman Gonzales et le modeste pianiste Jason Beck. Passionnant et universel.
Voici une preuve que tous les portraits documentaires n’ont pas à montrer leurs sujets en train de cuisiner ou de dîner en famille. À cause – ou grâce ? – à (d’) une contrainte imposée par Gonzales lui-même, le réalisateur allemand Philipp Jedicke a dû ruser et bien lui en a pris. «Comme sa seule condition était de ne pas filmer sa vie privée, j’ai eu l’idée de prendre ses paroles comme point de départ», explique le documentariste. Dans Shut Up And Play The Piano la chanson sortie en 2011 sur The Unspeakable Chilly Gonzales, l’artiste joue sur la distance qui sépare ses deux personnalités : le showman invétéré et le pianiste classique. «One of these days, I will shut up and play the piano [“Un de ces jours, je vais me taire et jouer du piano”]», chante celui qui est devenu célèbre grâce à son Piano Solo, sorti en 2004.
Même point de départ pour Shut up and play the piano, le film paru le 3 octobre et diffusé vendredi soir au Havre dans le cadre du Festival Piano is not Dead : le Gonzo roublard et bavard se dévoile d’abord. Philipp Jedicke a déterré des images de ses premières performances, de plus en plus délirantes, avec l’artiste Peaches. Avec cette amie canadienne qui suit son exil à Berlin au début des années 2000, il tente tout : du rock débridé au rap, tous les styles y passent pourvu qu’ils fassent suer ses interprètes. Sur ces images, le musicien s’efface derrière le performer, avant une séquence-clé du documentaire : une vraie fausse conférence de presse dans la capitale allemande, où Gonzales, venu se déclarer «Président de l’underground», explose derrière son pupitre à la première interrogation d’un journaliste.
Il s’emporte, harangue la foule en hurlant contre les questions «convenues», menace de donner une «vraie performance». Puis il s’installe à son piano et se met à jouer furieusement à grand coups d’éclats de rires forcés. «Pour moi, cette séquence symbolisait un climax. Il était devenu un “performance artist” presque sans rapport avec la musique», analyse Philipp Jedicke. «C’était idéal pour montrer qu’il s’était surmené, qu’il était arrivé au bout de son concept.»
Après ce chaos visuel et sonore monté en épingle, le documentaire prend une autre dimension en retrouvant le Gonzales de Solo Piano, en 2004. Le musicien s’est exilé à Paris et y a trouvé la quiétude nécessaire à sa réinvention, aidé du producteur Renaud Letang. Après avoir vu Gonzales, le performer, à la recherche du frisson de la scène, voici Jason Beck, l’enfant canadien réapprenant le piano note par note – une fascinante séquence le montre d’ailleurs déchiffrant une partition de solfège, presque comme un débutant. «Dans cette séquence, le personnage de Gonzo s’est effacé, décrypte Philipp Jedicke. C’est vraiment lui».
«Beaucoup de musiciens sont ainsi, radicaux avant de se calmer»
Le documentaire, jusqu’ici en empathie totale avec l’artiste jusqu’au boutiste, va pointer ses failles avec malice : ce chef d’orchestre qui, après avoir conduit son ensemble pour Gonzales, annonce sourire au lèvres que le pianiste est «presque un amateur» dans sa pratique. Feist, dont le premier album The Reminder a été produit par son ami canadien, affirme avoir inclus dans le disque 1, 2, 3, 4 l’un de ses plus grand succès, contre son avis. Ces moments rendent humain cet artiste singulier, qui, après avoir construit son «image de marque», s’attache à la déconstruire et à aller là où on ne l’attend pas. «Beaucoup de musiciens sont ainsi, radicaux avant de se calmer, résume Philipp Jedicke. Mais chez lui, tous les curseurs sont poussés à l’extrême». Gonzales, sujet de film idéal pour un portrait à la fois attachant et universel.
Nicholas Angle
• Shut up and Play the Piano
Philipp Jedicke – 82 minutes
(En salle depuis le 3 octobre)
• Le 23 novembre au cinéma Le Sirius (Le Havre),
dans le cadre du festival Piano is not Dead, 18h30
Cette chronique est parue pour la première fois en septembre 2018 dans le numéro 211 de Magic. Elle a été rééditée dans le cadre d’un partenariat avec le festival Piano is not Dead.