Encore un titre capillotracté ? Pas vraiment. Non seulement car Alexi Erenkov préfère travailler seul et coupé du monde, mais aussi parce que son premier album Songs of The Saxophones requiert de larguer les amarres et de plonger dans cette bulle de dream pop accueillante.
Alexi, la tête délicatement posée contre celle d’Alison Alderdice, leurs regards sont tendres. Voilà la couverture du premier album de The Saxophones. Certains y verront une déclinaison mielleuse et instagramable de The Kooples. Pourtant, ce grand timide de 33 ans, qui avoue que cette interview n’est que la deuxième de sa carrière, est tout ce qu’il y a de plus sincère : l’amour qu’il porte à sa compagne est essentiel pour sa musique.
The Saxophones, c’est quoi ? Un projet solo, un duo formé avec ta compagne, Alison, ou un groupe ?
Même si Alison est très présente dans ce projet, je dirais que c’est un projet solo, simplement parce que je compose presque tout. Avant cela, je n’ai eu que très peu de collaborations… J’ai toujours apprécié faire de la musique vraiment tout seul, c’est comme ça que je travaille bien. Mon rythme créatif est très lent et je ne suis pas vraiment spontané en présence d’autres personnes. J’ai déjà sorti quelques trucs, c’était plus DIY. Mais je suis bien content que ça n’ait pas trouvé son audience : ça n’a pas grand-chose à voir avec ce que je fais aujourd’hui, même si c’était déjà sous ce nom.
Pour quelqu’un de curieux, le titre, Songs of The Saxophones, laisse un peu dans le vague. Que voulais-tu accomplir avec cet album ?
Je fais de la musique comme d’autres tiennent un journal. Je voulais, très modestement, créer un document sur ce qui compte dans ma vie et sur mes expériences. Je suis dans une démarche un peu égoïste. Je retranscris les différents sentiments que je ressens et si ça peut apporter un petit bonus, du plaisir, aux gens qui l’écoutent et qu’ils en aient leur propre interprétation, c’est tant mieux.
Presque tout dans ton univers se réfère à l’amour que tu portes à Alison. Pourquoi ?
C’est simplement parce que c’est quelque chose que j’ai beaucoup en tête, qu’elle occupe mes pensées. Depuis cinq ans, nous nous sommes vraiment rapprochés. C’est une psychologue et elle a une influence vraiment positive sur moi. Encore une fois, ma musique reflète ce que je vis ! Donc peut-être que le prochain album ne sera pas autant centré sur ce thème… Quand je chante “tu” dans mes textes, notamment sur Aloha, c’est souvent pour Alison, mais ça n’est pas toujours le cas ! Pour le précédent EP, On the Water, les paroles évoquaient plutôt les dynamiques familiales et mes parents. D’une manière abstraite, donc les gens ne l’ont peut-être pas forcément perçu (rires).
L’espace entre les instruments, la solitude de la voix, la lenteur du chant… Tout ça crée une sorte d’enfermement positif, comme si on se trouvait dans un cocon. Un peu comme dans une relation amoureuse…
J’aime beaucoup cette idée et c’est quelque chose que je m’efforce de faire. J’essaie d’envelopper l’auditeur dans un monde complet, tout en étant dans une démarche minimaliste. Ce que j’apprécie dans Songs of the Saxophones, c’est la manière de capturer et de résumer un concept ineffable ou une humeur, quelque chose de dur à transmettre, pour l’enfermer dans un cocon, oui.
Ta musique est aussi un cocon, dans le sens où elle n’est pas ouvertement influencée par d’autres types de musique ou artistes actuels.
J’avoue que depuis 2 ou 3 ans, j’écoute très peu ce qui se fait. Ce n’est pas vraiment un choix, mais c’est surtout parce qu’avec Alison, on a beaucoup bougé… Et je déteste écouter de la musique dans des écouteurs. Je préfère de bonnes enceintes stéréo (sourire). À vrai dire, j’écoute ce que j’ai toujours écouté : de l’exotica, Roy Orbison, du jazz… Je reviens toujours à mes vieux amours. Même si j’adore Mac DeMarco ou Beach House, je trouve que c’est fatigant de suivre constamment ce qui se passe… (Rires) J’imagine que c’est ce que vous faites chez Magic (rires).
Comment as-tu composé l’album ? J’ai cru comprendre qu’il y avait aussi une forme d’isolement.
En effet, j’ai écrit les guitares et une bonne partie des textes de l’album sur un bateau dans la baie de San Francisco. Le reste a été composé dans une cabine… Là, j’ai commencé par écrire les textes, dans un processus d’écriture libre et sans thématique précise… Ensuite je me suis lancé, seul, dans une période d’expérimentation : à jouer avec les mots, les accords et la mélodie. Après avoir enregistré les parties de flûtes et de saxophones, j’ai envoyé les maquettes à mon ami Richard Laws, qui vit en Oregon. Lui a ensuite fait les basses, tout seul aussi.
Donc à part Alison, qui chante et joue des percussions, votre producteur Cameron Spies (membre du groupe Radiation City, fondé avec sa compagne Lizzy Ellison, et producteur de Blackwater Holylight) et Richard Laws, personne d’autre n’a son entrée dans le cocon.
(Rires) C’est vrai. Richard Laws est mon meilleur ami ; on joue ensemble depuis que j’ai 19 ans, 18 ans peut-être. J’ai une confiance totale dans sa sensibilité musicale : il m’a introduit à beaucoup de groupes et de styles de musique différents. Je pense que si j’expose trop mon travail, ou juste moi-même, je pourrais être influencé par leur réaction. Donc quand je me protège dans mon cocon. Et même Richard n’a accès aux compositions que quand elles sont presque achevées… J’aime faire ma propre musique, je préfère limiter au maximum les gens qui l’approchent (sourires).
Malgré cela, tu as pensé l’album en relation à l’époque, que tu qualifies d’ ”incertaine”… À quoi fais-tu référence ?
L’album a été composé juste après les élections présidentielle de 2016. La victoire de Trump a vraiment altéré l’ambiance dans le pays, d’une manière dramatique pour certaines personnes. Surtout dans le coin de la baie entre San Francisco et Oakland, qui est une bulle libérale… Ce qui se passe dans le pays me préoccupe sincèrement. J’ai le sentiment que le monde est au bord d’un précipice et qu’on s’apprête à revenir loin en arrière, à un âge médiéval. Avec ma musique, j’espère incarner quelque chose d’autre. La chanson Just give up a été composée au lendemain de l’élection… C’est ma protest song apathique.
Serais-tu, au fond de toi, l’anti-Donald Trump ? Il ment sur des faits qu’il dit objectifs, il est vulgaire, excité, laid et parle fort. À écouter ta musique et à discuter avec toi, tu sembles être son exact contraire.
J’aime bien cette idée, merci (rires). Avant j’étais très différent : j’étais quelqu’un qui parlait fort… On m’entendait plus (rires). Au lycée, j’étais un républicain abominable, un conservateur très sûr de moi et convaincu de détenir la vérité. Aujourd’hui que je suis plus vieux, je fais attention à ne pas asséner de vérités toutes faites. Au fond, je ne suis sûr de rien… Et je rends hommage à ça dans ma musique. Cet album est aussi un document sur l’homme que je suis devenu, et les changements qui ont opéré en moi. Je pense aux questionnements sur la virilité ou les normes de genres. Alison m’a beaucoup aidé dans tout ça. Avant de la rencontrer, le changement avait commencé, mais je n’étais pas encore maître de mon identité libérale.
Benjamin Pietrapiana
Photo : Julia Borel