Comme il le confesse lui-même dans les notes, copieuses et détaillées, rédigées de sa main pour l’occasion, Matt Johnson n’est pas du genre à autocélébrer ses propres anniversaires, quand bien même s’agirait-il du trentième de Soul Mining (1983). Fidèle à sa réputation d’orgueilleuse tête de lard, un pied solidement ancré de chaque côté de la ligne jaune qui sépare l’ambition artistique et la prétention pure, l’unique membre du groupe au pseudonyme le plus balbutiant de l’histoire reste sans doute intimement persuadé qu’il ne sert à rien de jeter des regards complaisants sur le passé puisque son véritable chef-d’œuvre est pour demain. Raison de plus pour lui savoir gré de cette entorse librement consentie à sa propre règle, qui nous offre l’occasion de redécouvrir sous la forme d’un coffret commémoratif somptueusement designé l’un des premiers jalons, et l’un des plus fondamentaux sans doute, du parcours captivant de cet enfant de la balle. Ou plutôt de la salle de bal.
Né à Londres à l’orée des années 60, Johnson grandit dans une chambre située juste au-dessus du pub que possède son père, à portée d’oreilles d’un jukebox bien garni, à quelques encablures à peine des clubs dont son oncle est propriétaire, où se produisent The Kinks tout comme Muddy Waters. Immergé dès son enfance dans une bouillonnante marmite de potion magique musicale, il en ressort imprégné d’une passion durable pour l’éclectisme et se lance à cœur perdu dans une carrière encore hypothétique de compositeur et d’interprète alors qu’il atteint à peine sa majorité. Trop tard pour participer de manière active à la prétendue révolution punk, la phase créative est déjà retombée et les outrances semblent désormais se réduire à une série de codes vestimentaires et musicaux sclérosés. En revanche, Johnson fait partie de ceux qui s’interrogent activement sur les prolongements esthétiques possibles du mouvement et s’efforcent d’inventer des formes radicalement modernes et neuves sans se contenter de la table rase de 1977.
Adoubé par ses maîtres post-punk de Wire, qui produisent son premier EP Controversial Subject en 1980, et couvé par le manager de Soft Cell, Stevo Pearce, qui l’intègre à l’écurie de son label Some Bizzare Records, Matt Johnson signe finalement chez 4AD un premier album sous son propre nom, Burning Blue Soul (1981), sur lequel on identifie déjà ses penchants contradictoires pour la pop la plus accessible et les dissonances expérimentales. Il entame dès l’année suivante l’enregistrement vite interrompu d’un second LP qui demeure inédit à ce jour, The Pornography Of Despair. Si Soul Mining apparaît donc bien techniquement comme le premier album de The The, il ne s’agit pas tout à fait de l’œuvre d’un débutant.
Cela explique sans doute que ces sept titres enregistrés à New York à l’automne 1982 sous la houlette de Paul Hardiman – également producteur de Rattlesnakes (1984) de Lloyd Cole And The Commotions – se caractérisent par un troublant mélange de maturité et de naïveté sincère. L’impressionnante maîtrise des textures et des climats musicaux tout comme la diversité instrumentale contrastent ainsi avec certains commentaires critiques sur l’esprit du temps qui semblent parfois directement extraits du journal intime d’un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, et qui se révèlent paradoxalement plus datés que la production elle-même. À tous les songwriters en herbe, on ne saurait trop déconseiller de s’inspirer de l’improbable refrain de The Sinking Feeling – “I’m just a symptom of the moral decay/That’s gnawing at the heart of the country” – sous peine de poursuites pour crime de lèse-poésie. À l’exception de ces détails de forme lyrique, l’ensemble conserve une grande homogénéité. Matt Johnson y trouve un équilibre entre les deux facettes en clair-obscur de ses disques futurs. D’un côté, un rock sombre, parfois même effrayant, qui s’accorde fort bien avec la noirceur apocalyptique et presque nihiliste de nombreux textes. Le morceau éponyme préfigure ainsi, près de dix ans avant Songs Of Faith And Devotion (1993), l’alliance entre le dépouillement du blues et l’hyper-modernité glaciale des sonorités synthétiques dont Depeche Mode explorera largement le filon.
De l’autre, des tubes d’une évidence lumineuse. À ce titre, ce n’est pas le moindre mérite de cette réédition que de juxtaposer, à côté de l’original, les versions longues d’Uncertain Smile et This Is The Day, ces deux pop songs monumentales qui prouvent une fois encore que, au-delà de sa réputation sans doute partiellement justifiée de prêcheur politique à l’ego surdimensionné, Matt Johnson demeure avant tout l’un des auteurs et mélodistes les plus brillants de sa génération. Il est ici épaulé par plusieurs fortes personnalités musicales : Zeke Manyika, le batteur zimbabwéen d’Orange Juice dont la performance percussive et les psalmodies tribales propulsent Giant vers les sommets d’une transe à la démesure de son titre ; mais aussi Jools Holland, ex-claviériste de Squeeze et futur animateur de show télévisé, qui virevolte sur les touches en fusion de son piano à la fin d’Uncertain Smile. Toujours aussi pertinente alors qu’elle s’orne tout juste de ses trente bougies, cette première œuvre majeure de The The impressionne encore par son souffle audacieux et sa modernité jamais démentie.