Rings Around The World. Mieux qu’un slogan célébrant les vertus universelles et bafouées de l’olympisme, ce titre est porteur de l’une des meilleures nouvelles de la rentrée. Les Super Furry Animals ont finalement réussi à réaliser le chef-d’œuvre psyché pop dont on les savait capables depuis leurs débuts. Plus surprenant encore, ils sont parvenus à convaincre les foules du bien-fondé d’une démarche longtemps confinée aux murs trop étroits de la chapelle indie pop galloise. D’où l’urgence d’un questionnement estivale sur les circonstances de cet improbable succès.
ARTICLE Matthieu Grunfeld
PARUTION magic n°54Repérer les Super Furry Animals dans le hall d’un palace du sud-est londonien n’a rien d’une tâche insurmontable. Avec leur dégaine de “cartoons” approximatifs, leurs tronches à jouer les seconds rôles chez Mocky et leurs prénoms monosyllabiques qui se prononcent comme ils s’éternuent, Gruff Rhys, Huw Bunford, Cian Ciaran et Daf Leuan – manque à l’appel Guto Pryce – ont l’air aussi à leur aise au milieu du marbre et des dorures qu’un chanteur d’Oasis au guichet de la Bibliothèque Nationale de France. Pour qui a suivi d’un peu près leurs huit années de carrière, il y a pourtant comme un arrière-goût mêlé de surprise et de revanche à retrouver les Gallois farfelus dans ce cadre qui dénote un vedettariat fraîchement conquis. Il faudra désormais s’y faire. En ce mois d’août 2001, les SFA sont devenus un groupe à succès. De notre côté de l’Eurostar, les charts ressemblent plus que jamais à un bal des ringards où les rescapés de la télé poubelle ont entamé un pas de deux avec les inévitables jeunes premiers bien peignés du r’n’b trop chargé en glucose. Au même moment, nos bêtes à poils préférées ont lancé leur OPA estivale sur le hit parade britannique. Rings Around The World numéro un au Top album dès sa sortie, ça a quand même une toute autre allure.
Énerver
Ce mini-triomphe ne semble pas perturber outre mesure les principaux bénéficiaires. À les entendre exprimer leur satisfaction, ce succès plutôt tardif n’est certainement pas une fin en soi. Pas même une vraie surprise. On a visiblement affaire à des animaux à sang froid, sûrs de leur fait et fiers de leur cohésion. Gruff Rhys, chanteur et principal pourvoyeur de chansons, s’exprime généralement au nom du groupe. Mais les autres suivent de près ses propos, proférés au rythme de croisière de la tortue asthmatique, attentifs à tout dérapage qui ne ferait pas l’objet d’une approbation collective. Un leader sous surveillance, donc. “Bien sûr, on est toujours content quand un de nos disques trouve son public. Mais on avait été plus étonné du succès du précédent, Mnwg. Là, c’était vraiment inattendu”. Double album enregistré entièrement en gallois sur la microstructure Ankst, pour un budget d’à peine 2 000 £, le précédent Lp des SFA avait déjà frôlé le Top 10. De quoi susciter la sympathie, l’intérêt, voire la convoitise des plus grandes maisons de disques. La survie après le naufrage de Creation, le passage chez une major, les budgets de studios en hausse exponentielle et la fin du temps du bricolage : autant d’étapes souvent délicates à négocier mais qui n’ont pas affecté un seul instant la sérénité du groupe.
“Il y a toujours des types qui trouvent quelque chose à nous reprocher. On nous a critiqués pour chanter en anglais, puis en gallois. On aime bien énerver les gens. On avait déjà commencé à travailler sur Rings… avant même la sortie de Mnwg. Le deal avec Epic a rendu les choses beaucoup plus faciles et confortables, mais il n’y a pas eu de changement décisif. L’album aurait été abordé de la même façon. On savait qu’on voulait passer du temps en studio de toute façon. Simplement, si on avait dû le faire avec notre argent, on aurait dû attendre beaucoup plus longtemps avant de pouvoir le réaliser”. Derrière l’étiquette de “bringuezingues super envapés” qui leur colle aux poils depuis quelques années, les SFA dissimulent donc une vraie maturité que le succès ne saurait entamer. “On traîne cette réputation de fous furieux depuis le début, mais c’est très exagéré. Ça tourne toujours autour des mêmes anecdotes sur les drogues ou sur le fait qu’on s’en va des plateaux télés en plein milieu du play-back. On est parti au milieu d’un show télé que trois ou quatre fois en tout. Ça n’est pas énorme, si ? (Rires.)”.
Témoignage d’une force d’esprit bien ancrée, le souci de préserver les liens avec leur propre label, Placid Casual, sorte de soupape de sécurité indispensable à leur survie dans l’univers pas encore familier du show-biz londonien. “On a fait très attention à ne pas brûler les ponts derrière nous en signant le nouveau contrat. On est donc toujours libre de sortir ce qu’on veut sur notre propre label. Il n’y a rien de concret pour le moment, mais on ne voulait pas se retrouver dans une situation où l’on aurait un super album qui ne pourrait pas sortir à cause du veto d’une major. C’est déjà suffisamment difficile de prendre des décisions à peu près démocratiques à cinq, alors, si en plus il faut tenir compte des avis extérieurs, on ne s’en sortira plus”.
Crudités
À l’écoute de Rings…, on pardonne alors facilement aux SFA ce qui a valu à tant d’autres groupes de se trouver sacrifiés sur l’autel de la crédibilité indie pop. Il faudrait en effet une sacrée dose de mauvaise foi pour crier à la trahison devant un résultat d’une telle qualité. Certes, la comparaison entre celui-là et ses prédécesseurs révèle une mutation que Gruff et ses camarades ne cherchent pas un instant à dissimuler. Ce nouvel album est sans doute ce que les SFA peuvent produire de plus conforme au goût pop dominant. Un son plus léché, des mélodies qui pourraient presque passer inaperçues chez Robbie Williams et que leurs auteurs ne massacrent plus en les passant à la moulinette bruitiste ou technoïde. C’est un disque plus directement séduisant sur lequel les SFA ont renoncé à se dissimuler derrière les déguisements envahissants qui constituaient autrefois leur marque de fabrique : chars de parades, ballons gonflables de vingt mètres de haut en formes d’animaux improbables. Mais du commercial de cette nature, on rêverait d’en voir se bousculer tous les jours en tête de gondole dans les grandes surfaces de la petite culture.
Car c’est est avant tout un album brillant, intelligent, qui évite tous les pièges d’un genre pourtant redoutable : le concept-album. Comme le Surf’s Up des Beach Boys ou le Green de REM, le dernier opus des SFA peut être entendu à la fois comme une machine à singles et comme une suite cohérente de mini-réflexions sur l’état du monde, l’écologie, la violence et la paix dans la monde. Ainsi formulé, il y a de quoi rebuter les oreilles les plus bienveillantes et nourrir les craintes de voir nos Gallois déraper méchamment du côté de chez Sting. Et pourtant, tout s’enchaîne à merveille. Il faut dire que les SFA disposent d’une arme redoutable qui les distingue de la plupart des artistes pontifiants et bien-pensants qui confondent habituellement le studio d’enregistrement et le café du commerce : l’humour. Prenez It’s Not The End Of The World. À la première écoute, une simple ballade romantique. Le thème est convenu et archi-rebattu : l’amour et la nature triompheront de la folie des hommes qui sont bien vilains, allez donc. À la deuxième, on n’est plus très sûr de ne pas s’être fait mener en bateau. À la troisième, la chanson finit par apparaître pour ce qu’elle est : une terrifiante complainte interprétée sur un chant de ruines.
Le message est sans objet et le titre ironique et dérisoire : l’apocalypse nucléaire a déjà eu lieu, nous sommes tous morts. Rings… regorge de ces chansons à entrées multiples, où le plaisir immédiat de la mélodie se trouve complété par la jouissance du décryptage de textes à double ou triple sens. “Il faut respecter un équilibre délicat dans une chanson entre l’humour et le fait de parler de certains enjeux. Je déteste les prêcheurs, et je ne me vois pas du tout dans la posture de Bono, en train de donner des leçons aux gens. Pour nous, la solution a toujours été d’aborder les enjeux globaux par le local ou par des situations particulières. C’est pour ça que je ne vois pas de contradiction entre cet album et Mnwg. Les problèmes du Pays De Galles sont ceux du monde. Simplement, c’est plus authentique et original de partir de ce qu’on connaît un peu, plutôt que d’écrire sur le Tibet ou l’Amazonie où je n’ai jamais mis les pieds”.
Carotte
Les SFA sont donc parvenus à conserver un sens certain et salutaire du détachement, une capacité assez admirable à subvertir les règles les mieux établies de l’industrie musicale. Un autre exemple ? Depuis quelques années déjà, on sait que tout “gros” disque qui se respecte doit voir figurer à son générique une brochette d’invités prestigieux venus pousser la chansonnette de façon, bien sûr, totalement spontanée chez leurs amis de la grande famille de la musique. Là encore, les SFA ont fait très fort. “On trouvait ça plutôt amusant d’avoir un ex-Beatles et un ex-Velvet sur l’album. Soit les deux meilleurs groupes de tous les temps. Mais leurs contributions sont restées très périphériques. (Rires.) Pour John Cale, c’était vaguement sérieux dans la mesure où, quand on a grandi au Pays De Galles dans les 60’s, on avait le choix entre deux héros : John Cale et Tom Jones. Nous, on a choisi le premier plutôt que l’autre vieux réac ridicule. On était donc assez fier qu’il joue du piano sur Presidential Suite. Pour McCartney, c’est différent. Il nous devait une revanche parce qu’il a utilisé un mix qu’on avait fait pour une exposition sur les Beatles, Liverpool Sound Collage, sans vraiment nous demander notre autorisation. Alors, pour le punir, on l’a obligé à manger du céleri et une carotte sur l’album. On l’a samplé quand il mâchait. On a réhabilité l’usage de la carotte comme instrument rythmique grâce à lui (Rires.)”. On ne sait pas trop si Sir Paul partage l’hilarité de ses bourreaux d’un jour, mais l’anecdote confirme bien que les SFA sont l’un des rares groupes de leur génération à réussir l’alliance délicate du succès commercial et de l’esprit d’indépendance. Au poil !