Le Lieu Unique à Nantes va accueillir dans le cadre de son festival Assis ! Debout ! Couché ! les 21, 22 et 23 mars prochains quelques-uns de nos héros (Mark Kozelek, Mendelson, Panda Bear et Sonic Boom entre autres ). Mais certains mythes ont déjà terrassé la tour LU ces derniers temps. Le souvenir d’un concert m’est par exemple revenu en regardant le beau noir et blanc d’une photo de Matthieu Chauveau. Cette photo, c’est celle d’Ira Kaplan, visage contracté, sourcils soucieux. Le concert de Yo La Tengo au Lieu Unique en novembre dernier fut épique et émouvant, dernière soirée du festival Soy où les fantômes de Lou Reed et de Jean Eustache ont survolé une ville de Nantes qui se dressait fièrement face à la tempête, comme une Venise de l’Ouest. [Texte Lyonel Sasso – Photographies Matthieu Chauveau].
Il faut toujours prendre le temps d’écouter le souvenir d’une musique. La fin de l’année 2013 a été dissonante, perturbante et vénéneuse. On a dû se forcer à accepter l’inconcevable : les chansons de Lou Reed appartiennent définitivement au souvenir. Nietzsche disait que sans la musique, la vie serait une erreur, et l’on pourrait ajouter ceci aujourd’hui : la musique devient une erreur sans Lou Reed. Une sentence forcément excessive, provoquée par le dépit liée à la disparition, à la fuite brutale et précise d’une partie de notre rapport intime à la musique. Ces derniers temps, on commence à avoir la vague impression qu’une certaine innocence ne se représentera plus. On s’accommode du chagrin grâce à la confortable répétition des journées – tout se dissipe finalement.
J’ai mis un temps fou à écrire à propos de cette dernière soirée du festival Soy. Incapable de la moindre ligne. Incapable de décrire précisément ou d’avoir envie de raconter le concert de Yo La Tengo. Une belle distance s’imposait. On ne rend justice des événements qu’avec la sensation du temps éprouvé. C’était donc ce soir de tempête où le belvédère de la tour Lu vibrait sous les rafales. Le dôme fenêtré de six ouvertures voyant le ciel ployer avec rudesse ressemblait à un phare. Fièvre, brume, humidité et vent, la Venise de l’Ouest s’apprêtait à recevoir un groupe tumultueux. En y repensant, la fébrilité du ciel servit de parfait décorum. Passant rapidement la porte coulissante du Lu, je retrouve alors Lisa, une amie qui camoufle ses beaux cheveux bruns sous un long bonnet vert olive. Tous les visages croisés sont marqués de pluie et d’excitation. Savonnés par un enchaînement de mauvais blancs et la torture de nos conversations post-Lou Reed, nous sommes prêts, Lisa et moi. Accoudé au zinc, un sosie de Jean Eustache, le visage rayé de dents grises, demande à mon accompagnatrice de lui accorder une valse. Ce revenant évité, nous nous glissons dans l’immense salle noire. Comme dans une salle de cinéma, l’angoisse monte avant que la lumière de la scène ne se fasse plus imposante et nous permette de découvrir ce trio bizarrement foutu et harmonieux à la fois. Yo La Tengo.
Américain jusqu’au bout des ongles – cette façon désarmante de se vêtir –, Ira Kaplan est un bavard doté d’une tendre ironie. À voir de près, les membres de Yo La Tengo sont génialement ordinaires. Aucune allusion à Lou Reed n’est faite… mais son fantôme est bien présent. Kaplan le sachant trop, il proposa un set filmé à la Howard Hawks. Donc un concert rendu comme un divertissement, avec des pulsions érotiques, un rythme haletant marqué par d’émouvants ralentissements. Mais au-delà de tout cela, le concert de Yo La Tengo a surtout revisité tout un moment de la culture musicale américaine. Voyage intime où Hank Williams, Daniel Johnston, Woody Guthrie et Thurston Moore sont conviés. À cet instant où l’un des piliers de ce patrimoine s’en va, cette prestation de passeur prend tout son sens. Pour autant, le concert ne s’est jamais contenté de reproduire une musique, une culture. Les chansons de Yo La Tengo ont une existence unique qui les rend intemporelles. Avec le souvenir, Ohm ou Pass The Hatchet, I Think I’m Goodkind ont été de remarquables oraisons funèbres, des conversations émouvantes avec l’esprit de Lou. Un bruit blanc, une nuit noire, une tempête. Le festival Soy a eu une intuition troublante en programmant le groupe d’Hoboken en clôture. Il n’y a pas de hasard.
On sort du Lieu Unique sous les grandes rafales. Des morceaux de branches, des enjoliveurs et des éclats de verre jonchent le sol. Puis le vent s’est tu. Nous marchons dans les rues vides et silencieuses de la ville, nos oreilles encore traversées par les orages électriques d’Ira, par les visions de Lou Reed et par le souvenir d’une musique.